5. Le régime économique de la manufacture

Le développement du capitalisme en Russie

Lénine

Chapitre VI : LA MANUFACTURE CAPITALISTE ET LE TRAVAIL A DOMICILE POUR LE CAPITALISTE

V. LE RÉGIME ÉCONOMIQUE DE LA MANUFACTURE

   Dans toutes les industries organisées sur le modèle de la manufacture que nous avons examinées, la grande masse des ouvriers n’est pas indépendante mais soumise au capital. Elle ne reçoit qu’un salaire et ne possède ni les matières premières ni les produits finis. En fait, les ouvriers pratiquant ces «métiers» sont dans leur immense majorité des salariés, encore que dans la manufacture, le phénomène ne parvienne jamais aux formes pures et achevées qui sont propres à la fabrique. Dans la manufacture, le capital commercial vient se combiner au capital industriel sous les formes les plus variées et la dépendance de l’ouvrier à l’égard du capitaliste prend toute une série d’aspects et de nuances divers, qui vont du travail salarié en atelier à la dépendance pour ce qui est de l’achat des matières premières et l’écoulement des produits, en passant par le travail à domicile effectué pour un patron. A côté de la masse des ouvriers dépendants, il subsiste toujours dans la manufacture un nombre plus ou moins considérable de producteurs quasi indépendants. Mais cette diversité de formes ne fait que dissimuler le caractère essentiel de la manufacture, à savoir que sous ce régime, la rupture entre les représentants du travail et ceux du capital est entièrement consommée. Dans nos principaux centres manufacturiers, cette rupture était déjà réalisée depuis plusieurs générations au moment de l’abolition du servage. Dans tous les «métiers» que nous avons examinés, on trouve d’une part la masse de la population dont le seul moyen de subsistance est son travail qui dépend de la classe possédante et, d’autre part, une petite minorité d’industriels aisés qui, sous une forme ou sous une autre, détient presque toute la production de la région. C’est ce fait fondamental qui donne à notre manufacture ce caractère capitaliste fortement accusé que l’on ne trouvait pas au stade précédent. A ce stade aussi, la dépendance à l’égard du capital et le travail salarié existaient bien, mais ils n’avaient pas encore pris une forme définitive; ils ne portaient pas sur la masse des petits industriels et de la population, ils n’entraînaient pas la rupture entre les divers groupes participant à la production. Celle-ci gardait d’ailleurs des proportions réduites; il y avait peu de différences entre les patrons et les ouvriers, on ne trouvait presque pas de gros capitalistes (alors qu’on en trouve toujours à la tête des manufactures) et il n’y avait pas d’ouvriers parcellaires liés à une seule opération et, de ce fait, liés au capital qui réunit toutes les opérations en un seul mécanisme de production.

   Voici le témoignage d’un vieil écrivain qui vient confirmer avec éloquence notre interprétation des données que nous avons citées plus haut. «A Kimry et dans d’autres bourgs de Russie réputés pour leur richesse, comme par exemple Pavlovo, la moitié de la population est composée d’indigents réduits à la mendicité. Si l’ouvrier tombe malade, et si en plus il est tout seul, il risque de se retrouver sans un morceau de pain la semaine d’après((N. Ovsiannikov, La Haute-Volga et la foire de Nijni-Novgorod. Article du Recueil de Nijni-Novgorod, t. II (N.-N., 1869). L’auteur s’appuie sur des chiffres de 1865 relatifs à Kimry. Dans son étude de la foire, il définit le régime économique et social des industries qui y sont représentées.))

   On voit que l’opposition entre la «richesse» de toute une série de «bourgs célèbres» et la prolétarisation complète de l’écrasante majorité des «koustaris», opposition qui constitue le trait essentiel du régime économique de notre manufacture, apparaissait en pleine lumière dès les années 60. A cela il faut ajouter (car les deux faits sont directement liés) que les ouvriers les plus typiques de la manufacture (c’est-à-dire ceux qui ont rompu entièrement ou presque avec la terre) sont attirés non plus vers le stade précédent mais vers le stade suivant du capitalisme et qu’ils sont plus proches des ouvriers de la grande industrie mécanique que de la paysannerie. Les données concernant le niveau de culture des «koustaris», que nous avons citées plus haut en témoignent d’ailleurs avec éloquence. Mais cela n’est pas valable pour tout le personnel ouvrier de la manufacture. Par suite du maintien d’une masse de petites entreprises et de petits patrons, du maintien des liens avec la terre et de l’extraordinaire développement du travail à domicile, pour toutes ces raisons il y a en effet un très grand nombre de «koustaris» de la manufacture qui continuent à pencher vers la paysannerie, à aspirer à se transformer en petits patrons, à être attirés non par l’avenir mais par le passé,((Exactement comme leurs idéologues, les populistes.))à se bercer de toutes sortes d’illusions sur les possibilités qu’ils ont de devenir des patrons indépendants (en intensifiant leur travail, en épargnant, en faisant preuve d’adresse)(( Pour certains héros solitaires du travail isolé (dans le genre des Doujkine des Esquisses de Pavlovo de V. Korolenko), une pareille métamorphose est encore possible en période manufacturière, mais elle ne l’est certainement pas pour la masse des ouvriers parcellaires ne possédant rien. )). L’enquête sur les «industries artisanales» de la province de Vladimir nous donne sur ces illusions petites-bourgeoises une appréciation remarquable par sa justesse.

   La victoire définitive de la grosse industrie sur la petite, qui réunira au sein d’une seule et même fabrique de soie la multitude des ouvriers disséminés dans les ateliers familiaux, n’est plus qu’une question de temps. Et plus tôt elle arrivera, mieux cela vaudra pour les tisserands.

   Ce qui caractérise l’organisation de l’industrie de la soie, à l’heure actuelle, c’est l’imprécision et l’instabilité des catégories économiques ainsi que la lutte qui oppose la grosse production à la petite et à l’agriculture. Cette lutte place les patrons et les tisserands dans une situation, très instable, sans rien leur apporter. Elle les détache de l’agriculture, les oblige à s’endetter et elle est particulièrement pénible en période de stagnation. La concentration de la production ne provoquera pas la baisse des salaires des tisserands mais il ne sera plus nécessaire de tromper les ouvriers, de les faire boire, de leur consentir des avances d’argent sans proportion avec leurs gains annuels pour les attirer. A mesure que la concurrence s’affaiblit, les fabricants ont de moins en moins intérêt à dépenser des sommes importantes pour lier les tisserands par des dettes. Avec la grosse production, d’autre part, les intérêts des fabricants et ceux des ouvriers ainsi que la richesse des uns et la misère des autres sont si évidemment opposés, que le tisserand ne pourra jamais imaginer qu’il puisse devenir fabricant. La petite production n’apporte au tisserand rien de plus que la grosse, mais comme elle est plus instable, et de ce fait le pervertit beaucoup plus. De fausses perspectives s’ouvrent à lui, il attend le moment où il pourra avoir une installation lui appartenant en propre. Pour réaliser cet idéal, il ne recule devant aucun effort, il s’endette, il vole, il ment, il considère ses camarades non plus comme des compagnons d’infortune mais comme des ennemis, des concurrents pour la conquête de cette misérable installation qu’il a l’espoir d’obtenir dans un avenir lointain. Le petit patron ne se rend pas compte de son insignifiance économique; il cherche à se faire bien voir des revendeurs et des fabricants, il refuse de dire à ses camarades à quel endroit et à quelles conditions il achète ses matières premières et écoule ses produits. Tout en imaginant être un patron indépendant, il devient de son plein gré un misérable instrument, un véritable jouet entre les mains des gros marchands. A peine a-t-il réussi à sortir de sa crasse et à acquérir 3 ou 4 métiers qu’il commence à parler de la dure condition des patrons, de la paresse et de l’ivrognerie des tisserands, de la nécessité d’assurer les fabricants contre le non-remboursement des dettes. De même qu’au bon vieux temps le majordome et l’homme de charge étaient l’incarnation vivante de la servilité féodale, de nos jours, le petit patron est l’incarnation vivante de la servilité industrielle. Tant que les moyens de production ne sont pas entièrement détachés des producteurs et que ces derniers gardent l’espoir de devenir des patrons indépendants, tant que les fabricants, les petits patrons et les koulaks qui dirigent et exploitent les catégories économiques inférieures et qui sont exploitées par les catégories supérieures continuent à masquer l’abîme économique qui sépare les tisserands des revendeurs, la conscience sociale des travailleurs est mystifiée et leur imagination est le jouet des fictions. Là où il devrait y avoir la solidarité, on voit apparaître la concurrence, alors que des groupes économiques qui, en réalité, sont opposés les uns aux autres, unissent leurs intérêts. Actuellement, l’organisation de l’industrie de la soie ne se contente pas de la seule exploitation économique. Elle recrute ses agents parmi les exploités eux-mêmes, qui sont chargés par elle de mystifier la conscience et de corrompre le cœur des travailleurs… ( Les petites industries de la province de Vladimir, fasc., III, pp. 124-125).

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