Le développement de l’industrie métallurgique et minière

Le développement du capitalisme en Russie

Lénine

Chapitre VII : LE DÉVELOPPEMENT DE LA GRANDE INDUSTRIE MÉCANIQUE

IV. LE DÉVELOPPEMENT DE L’INDUSTRIE MÉTALLURGIQUE ET MINIÈRE((Sources: Sémionov, Etudes des renseignements historiques sur le commerce et l’industrie russe, t. III, St-Pb., 1859, pp. 323-339. Recueil de la statistique militaire, section de l’industrie minière. Annuaire du Ministère des Fin., fasc. I, St-Pb., 1869. Recueil de rens. statistiques sur les mines pour 1864-1867, St-Pb., 1864-1867 (édition du Comité scient. du corps des ing. des mines). – I. Bogolioubski, Essai de stat. des mines de l’Empire russe, St-Pb., 1878. – Revue historico-statistique de l’industrie russe. St-Pétersbourg, 1883, t. I (article de Keppen). Recueil de renseignements statis. sur l’industrie métallurgique et minière de la Russie en 1890, St-Pb., 1892. Ibid., pour 1901 (St-Pb., 1904.) et pour 1902 (St-Pb., 1905). – K. Skalkovski, La productivité de l’industrie métallurgique et minière russe en 1877, St-Pb., 1879. L’ind. métall. et minière russe, éd. du Dépt. des min. pour l’exposition de Chicago. St-Pb., 1893 (par Keppen). Rec. de rens. sur la Russie pour 1890. Ed. du Com. central de la stat. St-Pb., 1890. – Ibid, pour 1896. St-Pb., 1897, – Les forces productives de la Russie, St-Pb., 1896, sect. VI – Messager des Finances pour 1896 – 97. – Recueil de rens. stat. des zemstvos pour les distr. d’Ekatérinbourg et de Krasnooufimsk de la province de Perm, etc.))

   Au début de la période qui a suivi l’abolition du servage, le principal centre de développement de la grande métallurgie a été l’Oural. Cette région qui, jusqu’à ces derniers temps, était nettement séparée du centre de la Russie, possède une structure industrielle à part. Elle avait depuis longtemps une «organisation du travail» qui reposait sur le servage, et maintenant encore, à la fin du XIXe siècle, cette organisation continue à exercer son influence sur des domaines extrêmement importants de la vie des ouvriers. Dans le passé, le servage a permis à l’Oural de connaître une très grande prospérité et d’occuper une position dominante non seulement en Russie, mais jusqu’à un certain point en Europe. C’est ainsi qu’au XVIIIe siècle, le fer constituait un des principaux articles d’exportation de la Russie: on en exportait environ 3800000 pouds en 1782, de 1500000 à 2000000 de pouds en 1800-1815 et environ 1300000 pouds en 1815-1838. «Dans les années 20 du XIXe siècle, la Russie produisait une fois et demie plus de fonte que la France, quatre fois et demie plus que la Prusse et trois fois plus que la Belgique.» Mais ce même servage qui avait permis à l’Oural d’occuper une position si élevée pendant la période initiale du développement du capitalisme européen fut la cause de la décadence qu’il connut à l’époque de l’épanouissement du capitalisme. L’industrie du fer progressait dans l’Oural très lentement. La production de fonte qui était d’environ 6500000 pouds en 1718, d’environ 9500000 pouds en 1767 et de 12 millions de pouds en 1806, n’était que de 9 à 11 million de pouds dans les années 30 du XIXe siècle, que de 11 à 13 millions dans les années 40, de 12 à 16 millions dans les années 50, de 13 à 18 millions dans les années 60 et ne dépassait pas 17500000 pouds en 1867. En un siècle la production n’avait donc même pas doublé de volume, et la Russie restait loin derrière les autres pays d’Europe où la grande industrie mécanique avait provoqué un développement gigantesque de la métallurgie.

   La principale cause de la stagnation de l’Oural était le servage. En même temps que des patrons d’usine, les maîtres de forges étaient de gros propriétaires fonciers dont la domination était fondée non pas sur le capital et la concurrence mais sur le monopole qu’ils détenaient((Lors de l’émancipation des paysans, les maîtres de forges de l’Oural réclamèrent et obtinrent le maintien de la loi interdisant l’ouverture dans le rayon des usines, d’établissements travaillant au feu. Voir quelques détails dans les Etudes, pp. 193-194.  )) et sur leurs droits seigneuriaux. Aujourd’hui encore les maîtres de forges de l’Oural sont de gros propriétaires terriens. En 1890, les 262 fonderies de l’Empire possédaient 11400000 déciatines de terre (dont 8700000 de forêts) et sur ce chiffre 10200000 (dont 7700000 de forêts) étaient détenues par 111 usines de l’Oural. On voit donc que chaque usine de l’Oural possède une immense latifundia d’une centaine de milliers de déciatines en moyenne. A l’heure actuelle, d’ailleurs, on n’a pas encore fini de découper de ces domaines les lots de terre destinés aux paysans. Pour obtenir de la main-d’œuvre, les patrons ont recours non seulement à la libre embauche mais aux redevances en travail. C’est ainsi, par exemple, que la statistique des zemstvos recense dans le district de Krasnooufimsk, province de Perm, des milliers d’exploitations paysannes auxquelles les usines fournissent de la terre, des pâturages, des bois, etc., soit gratuitement, soit à prix réduit. Il va sans dire que cette jouissance gratuite coûte en réalité fort cher, car elle permet de diminuer fortement les salaires; les patrons ont ainsi «leurs propres ouvriers», à bon marché et attachés à l’usine((L’ouvrier de l’Oural «est… à moitié cultivateur, de sorte que le travail du fer lui est d’un bon secours dans son ménage, bien qu’il soit moins rétribué que dans les autres régions métallurgiques et minières» (Messager des Finances, n° 8, 1897). On sait que les conditions de l’affranchissement des paysans de l’Oural ont été adaptées à leur situation à l’usine; la population minière comprenait des ouvriers qui, dépourvus de terre, devaient travailler toute l’année à l’usine, et des travailleurs ruraux qui, pourvus d’un lot, devaient exécuter des tâches auxiliaires. Il existe un terme bien caractéristique, qui s’est conservé jusqu’à ce jour: on dit des ouvriers de l’Oural qu’ils «s’endettent au travail». Quand on lit, par exemple, dans la statistique des zemstvos des «renseignements sur une équipe d’ouvriers travaillant par endettement, dans les ateliers de l’usine d’Artinsk» on regarde involontairement la date sur la couverture: est-ce bien de l’année 94 qu’il s’agit, n’est-ce pas plutôt de l’année 44 ? (voir note suivante).))(( Il s’agit des Matériaux pour la statistique du district de Krasnooufimsk, province de Perm, fascicule V, 1re partie (Région des usines). Kazan, 1894. Voir à la page 65 de ce livre un tableau intitulé «Renseignements sur une équipe d’ouvriers ayant contracté des dettes dans les ateliers de l’usine d’Artinsk, en 1892».)). Voici d’ailleurs comment M. Bélov caractérise ces rapports:

   «La force de l’Oural, écrit-il, réside dans ses ouvriers qui ont été formés par l’histoire «particulière» de la région. A l’étranger ou même dans les usines et fabriques de Saint-Pétersbourg, les ouvriers ne se sentent pas concernés par les intérêts de l’usine. Un jour, ils sont ici, demain ils seront ailleurs. La fabrique fonctionne, eux ils travaillent. Quand le profit fait place au déficit, ils font leurs bagages et s’en vont d’un cœur aussi léger qu’ils étaient venus. Les ouvriers et les patrons sont des ennemis de toujours… Dans les usines de l’Oural, la situation de l’ouvrier est toute différente. Il est du pays, tout près de l’usine se trouvent sa terre, son exploitation, sa famille. Sa propre prospérité est indissolublement liée à celle de l’usine. Si l’usine marche bien, il s’en trouve bien aussi. Si elle marche mal, il s’en ressent, mais il ne peut pas s’en aller (sic), il ne s’agit pas de mettre sac au dos (sic). Partir pour lui équivaudrait à détruire tout son monde, à abandonner sa terre, son exploitation, sa famille. Il est donc prêt à patienter pendant des années, à travailler pour un salaire réduit de moitié ou, ce qui revient au même, à rester la moitié du temps sans travail pour permettre à un autre ouvrier de la localité, semblable à lui de gagner un morceau de pain. En un mot, il est prêt à tous les compromis avec le patron pourvu qu’il ait la possibilité de rester près de l’usine… Comme on le voit, il existe un lien indissoluble entre les ouvriers et les usines de l’Oural et les rapports sont restés tels qu’ils étaient avant l’abolition de la dépendance servile. Seule leur forme a changé; rien de plus. L’ancien principe du servage a fait place au grand principe de l’avantage mutuel.((Travaux de la Commission d’étude des industries artisanales, Fasc. XVI, St-Pétersbourg, 1887, pp. 8-9 et suivantes. Le même auteur parle plus loin de la «saine industrie populaire»! ))»

   Ce grand principe de l’avantage mutuel se manifeste avant tout par un abaissement particulier des salaires. «Dans le sud … un ouvrier coûte deux et même trois fois plus cher que dans l’Oural.» D’après des données portant sur plusieurs milliers d’ouvriers, 450 roubles (par an et par ouvrier) contre 177 roubles dans l’Oural. Dans le sud, «les ouvriers abandonnent l’usine ou la mine dès qu’ils entrevoient une possibilité d’obtenir un salaire décent aux travaux des champs, dans leur pays ou ailleurs» (Messager des Finances, 1897, n° 17, page 265). Dans l’Oural, ils ne peuvent même pas rêver à un salaire décent.

   Le retard technique de l’Oural est la conséquence naturelle de ces bas salaires et de cet asservissement des ouvriers. Dans l’Oural, pour la fabrication de la fonte, le bois reste le combustible le plus employé; les hauts fourneaux sont vétustes, ils n’ont que des souffleries à air froid ou tiède. En 1893, sur les 110 hauts fourneaux de l’Oural, 37 n’avaient que des souffleries à froid, et dans le sud seulement 3 sur 18. Or, quand un haut fourneau fonctionne au charbon, il fournit en moyenne 1400000 pouds de fonte par an. Quand il fonctionne au bois, il n’en donne que 217000 pouds. En 1890, M. Keppen écrivait: «Alors que dans les autres régions de Russie, le puddlage((La citation est tirée du livre L’industrie minière et métallurgique de Russie. Editions du Département des Mines. Exposition universelle Christophe Colomb à Chicago, en 1893. Saint-Pétersbourg, 1893, p. 52.)) a complètement éliminé l’affinage du fer, ce procédé reste très employé dans les usines de l’Oural.» Dans l’Oural, d’autre part, l’emploi des machines à vapeur est beaucoup moins répandu que dans le sud. Enfin, on ne peut pas ne pas parler de l’isolement de l’Oural, du fait qu’il est séparé du centre de la Russie par d’énormes distances et par l’absence de chemins de fer. Jusqu’à ces derniers temps, le principal moyen utilisé pour livrer les produits de l’Oural à Moscou était le «flottage» primitif qui avait lieu une fois par an((Cf. la description du flottage dans le récit de M. Mamine-Sibiriak. Les Combattants. L’écrivain décrit avec beaucoup de talent la vie particulière de l’Oural, qui se rapproche beaucoup de celle qui existait avant l’abolition du servage: on y retrouve la même servitude, la même ignorance, la même humilité de la population attachée aux usines, la même «débauche consciencieuse et puérile» des «maîtres», et cette même absence de couche moyenne (roturiers, intellectuels) qui est si caractéristique du développement capitaliste de tous les pays, la Russie y comprise. )).

   On voit par conséquent que l’Oural présente un tableau d’ensemble qui se caractérise par des vestiges directs du régime antérieur à l’abolition du servage, par un développement considérable du système des prestations, par la fixation des ouvriers à leur lieu de travail, une productivité peu élevée, une technique retardataire, de bas salaires, la prédominance du travail à la main. une exploitation primitive et forcenée des richesses naturelles, par l’existence d’un monopole qui réduit la concurrence et un repliement sur soi-même, qui isole le pays du mouvement commercial et industriel général.

   La région minière du Sud((La statistique des mines entend par «Russie du Sud et du Sud-Ouest les provinces de Volhynie, du Don, d’Ekatérinoslav, de Kiev, d’Astrakhan, de Bessarabie, de Podolie, de Tauride, de Kharkov, de Kherson et de Tchernigov. C’est à ces provinces que se rapportent les chiffres cités. Tout ce qui sera dit ici à propos du Sud pourrait s’appliquer (à quelques changements près) à la Pologne, qui forme une autre région minière très importante depuis l’abolition du servage. )) se présente à bien des égards comme l’antithèse de l’Oural. Tandis que l’Oural est vieux et son régime est «sanctifié par les siècles», le Sud est jeune et il est en période de formation. L’industrie qui s’y est développée au cours de la dernière décennie est purement capitaliste et ne connaît ni traditions, ni esprit de caste, ni nationalité, ni population isolée du reste du monde. Le Sud de la Russie a été et reste encore une région où les capitaux, les ingénieurs et les ouvriers étrangers immigrent en masse, et à l’époque de fièvre que nous traversons actuellement (1898), on y importe des usines entières d’Amérique((Messager des Finances, 1897, n° 16: la société de Nikopol-Marioupol a commandé en Amérique et transporté en Russie une fabrique de tuyau. )). Qu’il faille passer de l’autre côté d’une barrière douanière et s’installer en terre «étrangère» n’a nullement gêné le capital international: ubi bene, ibi patria((Où l’on est bien, là est la patrie)). Voici des données statistiques qui montrent comment le Sud a supplanté l’Oural((

La première édition du Développement du capitalisme en Russie contient des données pour les années 1890 et 1896, qui ont été omises dans la seconde édition. En outre, les renseignements de la première édition pour 1897 se distinguent quelque peu de la seconde édition. La partie correspondante du tableau dans la première édition se présente ainsi:

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   Ces chiffres montrent clairement l’ampleur de la révolution technique que connaît la Russie à l’heure actuelle et l’immense capacité de développement des forces productives que possède la grande industrie mécanique capitaliste. La domination de l’Oural équivalait à la domination du travail servile, au retard et à la stagnation économique((Il est certain que les maîtres de forges de l’Oural présentent les choses un peu autrement. Voyez avec quelle éloquence ils se lamentaient dans les congrès de l’an dernier: «Les services historiques rendus par l’Oural sont universellement connus. Pendant deux cents ans toute la Russie a labouré, moissonné, forgé, bêché et haché avec les outils de ses usines. Elle a porté sur sa poitrine des croix en cuivre de l’Oural, voyagé sur des essieux de l’Oural, tiré avec des fusils en acier de l’Oural, préparé des crêpes sur des poêles à frire de l’Oural, fait sonner dans sa poche les gros sous de l’Oural. L’Oural a pourvu aux besoins de tout le peuple russe…» (qui n’employait presque pas de fer. En 1851, la consommation de la fonte en Russie étais estimée à 14 livres environ par habitant: en 1895, à 1,13 poud et en 1897, à 1,33 poud) «…en fabriquant les produits conformément à ses besoins et à son goût. Il a prodigué largement (?) ses richesses naturelles, sans courir après la mode, sans se passionner pour la fabrication des rails, des grilles de cheminée et des monuments. Et c’est pour ces services séculaires qu’il fut un beau jour abandonné et oubliée (Messager des Finances, 1897, n° 32: «Les congrès des maîtres de forges de l’Oural»). En effet, quel mépris pour les fondements «sanctionnés par des siècles» ! Et la faute en est toujours à ce malencontreux capitalisme qui a fait régner une pareille «instabilité» dans notre économie nationale. Ce serait bien autre chose si l’on pouvait vivre comme au bon vieux temps, «sans se passionner pour la fabrication des rails» et faire des crêpes sur des poêles à frire de l’Oural! )). A l’heure actuelle, au contraire, nous pouvons voir que la sidérurgie se développe à un rythme plus rapide en Russie qu’en Europe occidentale et même, dans une certaine mesure, qu’en Amérique du Nord. Alors qu’en 1870, la Russie ne fournissait que 2,9% de la production mondiale de la fonte (22 millions de pouds sur 745), elle en fournissait 5,1% en 1894 (81300000 pouds sur 1584200000) (Messager des Finances 1897, n° 22). En Russie, la production de la fonte a triplé (passant de 32500000 à 96500000 de pouds) au cours de la dernière décennie (1886-1896), alors que pour obtenir une même augmentation, la France a dû attendre 28 ans (1852-1880), les U.S.A. 23 ans (1845-1868), l’Angleterre 22 ans (1824-1846) et l’Allemagne 12 ans (1859-1871) (voir le Messager des Finances, 1897, n° 50). Comme on le voit, l’exemple et l’aide des vieux pays permet d’accélérer considérablement le développement du capitalisme dans les pays jeunes. Il va sans dire que la dernière décennie 1888-1898) constitue une période de fièvre particulière et que, comme tout essor capitaliste, elle conduit inévitablement à la crise. Mais on sait que le développement capitaliste ne peut se faire que par bonds. L’utilisation des machines dans l’industrie et l’accroissement du nombre des ouvriers ont été beaucoup plut rapides dans le Sud que dans l’Oural((M. Bogolioubski estime qu’en 1868 on employait dans l’industrie métallurgique et minière 526 machines à vapeur d’une puissance de 13575 chevaux. )):

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   On voit que le nombre des chevaux-vapeur n’a augmenté que de 2,5 fois dans l’Oural alors que dans le Sud il a sextuplé. Quant au nombre des ouvriers, il s’est accru de 1,66 fois dans l’Oural et il a presque quadruplé((En 1886, la sidérurgie occupait 145910 ouvriers dans l’Oural et 5956 dans le Sud. En 1893, elle en occupait 164126 dans l’Oural et 16467 dans le Sud. Le nombre des ouvriers avait donc augmenté de 1/3 dans l’Oural (approximativement) et de 2 fois 3/4 dans le Sud. Pour 1902, nous n’avons pas de renseignements sur le nombre des machines à vapeur ni sur leur puissance. Nous savons, par contre, qu’en 1902, il y avait dans l’ensemble de Russie 604972 ouvriers mineurs (ceux qui travaillent dans les mines de sel n’étant pas compris dans ce nombre). Sur ces 604972, 249805 se trouvaient dans l’Oural et 145280 dans le Sud. )) dans le Sud. C’est donc bien la grande industrie capitaliste qui provoque un accroissement rapide du nombre des ouvriers et une élévation considérable de la productivité du travail.

   En même temps que le Sud, il nous faut mentionner le Caucase qui se caractérise, lui aussi, depuis l’abolition du servage, par un développement prodigieux de l’industrie minière. La production du pétrole qui n’atteignait pas le million de pouds au cours des années 60 (557000 en 1865) était, en effet, de 1700000 pouds en 1870; de 5200000 pouds en 1875, de 21500000 pouds en 1880, de 116 millions de pouds en 1885, de 242900000 pouds en 1890, de 384 millions de pouds en 1895 et de 637700000 pouds en 1902. Presque tout ce pétrole provient de la province de Bakou, et la ville de Bakou «qui n’était qu’une petite bourgade est devenue, avec ses 112000 habitants, un des principaux centres industriels de Russie»((Le Messager des Finances, 1897, n° 21. En 1863, il y avait à Bakou 14000 habitants; en 1885, 45700. )). Par suite de ce développement intensif des industries d’extraction et de transformation, la consommation individuelle du pétrole raffiné a fait des progrès considérables en Russie (ces progrès sont allés de pair avec l’abaissement du prix de revient du traitement industriel), et à l’heure actuelle, le pétrole russe a complètement éliminé le pétrole américain. Quant à la consommation productive des résidus pétroliers utilisés comme combustible dans les fabriques, les usines et les chemins de fer, son accroissement a été encore plus important que celui de la consommation individuelle((En 1882, plus de 62% des locomotives étaient chauffées au bois; en 1895/96, 28,3% au bois, 30% au pétrole, 40,9% au charbon (Forces productives, XVII, p. 62). Après avoir conquis le marché intérieur, l’industrie pétrolière se lance à la recherche de marchés extérieurs, et les exportations de pétrole en Asie augmentent très rapidement (Messager des Finances, 1897, n° 32), malgré les prophéties a priori de certains économistes russes qui aiment à disserter sur l’absence de marchés extérieurs pour le capitalisme russe. )). On observe également une augmentation extrêmement rapide du nombre des ouvriers; qui est passé de 3431 en 1877 à 17603 en 1890, soit cinq fois plus.

   Les chiffres que nous allons prendre pour illustrer la structure industrielle du Sud sont ceux qui portent sur la production houillère du bassin du Donetz (où, en moyenne, les mines sont plus petites que dans le reste de la Russie). Si on classe ces mines d’après le nombre des ouvriers qu’elles emploient; on obtient le tableau suivant((Chiffres empruntés à la liste des mines du Recueil de renseignements sur l’industrie minière et métallurgique en 1890.  )).

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   On voit que dans cette région (et uniquement dans cette région) il existe des mines paysannes extrêmement petites. Encore qu’elles soient très nombreuses, ces mines jouent un rôle absolument insignifiant dans l’ensemble de la production (104 petites mines ne fournissent que 2% du charbon extrait) et se caractérisent par une productivité très peu élevée. Par contre, les 37 plus grosses mines emploient environ les 3/5 du nombre total des ouvriers et fournissent plus de 70% de la production. Plus les mines sont importantes, plus la productivité est élevée et cette élévation s’observe même indépendamment de l’emploi des machines (cf.. par exemple, les catégories III et V des mines pour ce qui est du nombre des machines et de la production par ouvrier). Dans le bassin du Donetz, la concentration est de plus en plus poussée: alors qu’entre 1882 et 1886 sur les 512 expéditeurs de charbon 21 en exportaient plus de 5000 wagons (soit 3 millions de pouds ) chacun (en tout 229700 wagons sur 480800, soit moins de la moitié), de 1891 à 1895 sur les 872 expéditeurs 55 exportaient plus de 5000 wagons chacun, en tout 925400 sur 1178800 (soit plus des 8/10 du nombre total)((Chiffres de N. Avdakov: Brève revue statistique de l’industrie houillères du Donetz. Kharkov, 1896.  )).

   Les données sur le développement de l’industrie minière que nous venons d’exposer sont particulièrement importantes pour deux raisons: 1) elles montrent on ne peut plus clairement quelle est la nature du changement des rapports économiques et sociaux qui est en train de se produire en Russie dans toutes les branches de l’économie nationale; 2) elles viennent confirmer la thèse de la théorie selon laquelle les branches qui progressent le plus rapidement dans une société capitaliste en voie de développement sont celles qui fabriquent des moyens de production, c’est-à-dire des objets de consommation non pas personnelle mais productive. Dans l’industrie minière, le passage d’un régime d’économie sociale à un autre est particulièrement évident du fait que chacun des deux régimes est représenté de façon typique par deux régions bien distinctes: dans l’une on peut observer le passé précapitaliste avec tous ses corollaires: technique primitive et routinière, dépendance personnelle de la population attachée à son lieu de travail, persistance des traditions de castes, monopoles, etc.; dans l’autre, au contraire, on trouve une rupture complète avec toutes les traditions, une révolution technique et un développement rapide de la grande industrie mécanique purement capitaliste((L’Oural lui aussi commence, depuis quelque temps, à se transformer sous l’empire des nouvelles conditions de vie, et cette transformation sera encore plus rapide quand il sera plus étroitement lié à la «Russie» par des voies ferrées. De ce point de vue, le projet de jonction de l’Oural avec le Sud par une ligne de chemin de fer pour l’échange du minerai de l’Oural contre la houille du Donetz, aura une importance toute particulière. Jusqu’ici l’Oural et le Sud ne se fout presque pas de concurrence, car ils travaillent pour des marchés différents et vivent principalement des commandes faites par l’Etat. Mais la manne de ces commandes n’est pas éternelle. )). Cet exemple rend l’erreur des économistes populistes particulièrement évidente. Ils nient le caractère progressiste du capitalisme en Russie, sous prétexte que dans l’agriculture nos entrepreneurs ont volontiers recours au système des prestations, que dans l’industrie ils pratiquent la distribution du travail à domicile et que dans les mines et la sidérurgie, ils cherchent à obtenir que les ouvriers soient fixés à leur lieu de travail et que la concurrence des petites entreprises soit interdite par la loi, etc., etc. Le caractère illogique de ces raisonnements et le fait qu’ils vont à l’encontre de la perspective historique saute aux yeux. Car enfin, de quel droit peut-on affirmer que cette tendance de nos patrons à profiter des avantages offerts par les modes d’exploitation précapitalistes doit être portée au compte de notre capitalisme et non à celui de ces vestiges du passé qui entravent le développement du capitalisme et qui souvent sont maintenus par la force des lois? Et peut-on s’étonner de ce que les maîtres de forges du Sud aspirent à attacher les ouvriers à leur lieu de travail et à faire interdire la concurrence des petites entreprises par une loi quand, dans une autre région, cet attachement et cette interdiction existent depuis très longtemps, continuent à être en vigueur et permettent aux patrons qui produisent de la fonte d’avoir des ouvriers bon marché et dociles et de réaliser sans peine, avec une technique inférieure, «un bénéfice de 100 et parfois même de 150 %» ?(( Article d’Egounov dans les Comptes rendus et recherches sur l’industrie artisanale, t. III. p. 130. )) Ne doit-on pas s’étonner, au contraire, de ce que, dans ces conditions, il se trouve encore des gens qui soient capables d’idéaliser le régime économique précapitaliste de la Russie et qui refusent de voir que la destruction de toutes les institutions vieillies qui font obstacle au développement du capitalisme est une nécessité urgente impérieuse ?((Les lamentations de M.N.-on portent uniquement sur le capitalisme (cf. en particulier à propos des maîtres de forges du Sud, pp. 211 et 296 des Essais), ce qui fausse complètement les rapports existant entre le capitalisme russe et le régime précapitaliste de notre industrie minière et métallurgique. ))

   Les données concernant les progrès de l’industrie minière sont également importantes parce qu’elles montrent clairement que le capitalisme et le marché intérieur se développent plus rapidement dans les industries qui fournissent des objets de consommation productive que dans celles qui fournissent des objets de consommation personnelle. Quand il affirme que la demande intérieure en produits sidérurgiques «sera vraisemblablement très rapidement satisfaite» (Essais, 123), monsieur N.-on ignore volontairement ce phénomène. La vérité, c’est que dans une société capitaliste, la consommation de métal, de charbon, etc. (par habitant), ne reste pas et ne peut pas rester stable mais doit nécessairement s’élever. Chaque fois que le réseau ferroviaire s’allonge d’une verste, chaque fois qu’un nouvel atelier s’ouvre, chaque fois qu’un bourgeois rural acquiert une nouvelle charrue, la demande en produits sidérurgiques s’accroît. S’il est vrai qu’en Russie la consommation de fonte par habitant est passée de 14 livres en 1831 à 1,33 poud en 1895, elle doit s’accroître encore bien davantage pour approcher de celles des pays évolués (en Belgique et en Angleterre elle est de plus de 6 pouds par habitant).

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