Le développement du capitalisme en Russie
Lénine
Chapitre VII : LE DÉVELOPPEMENT DE LA GRANDE INDUSTRIE MÉCANIQUE
VII. LE DÉVELOPPEMENT DES GRANDES FABRIQUES
L’insuffisance de notre statistique des usines et fabriques (insuffisance prouvée plus haut) nous oblige à recourir à des calculs complexes pour pouvoir déterminer quel a été le développement de la grande industrie mécanique depuis l’abolition du servage. Nous avons donc choisi des données qui portent sur les années 1866, 1879, 1894/95 et qui ne concernent que les plus grandes fabriques employant un minimum de 100 ouvriers dans l’entreprise même((Sources: Annuaire du ministère des Finances, t. I (données sur 71 industries seulement); Index, 1re et 3e éditions: données sur toutes les industries, de même que dans la Liste; mais pour pouvoir comparer les données de la Liste et celles de l’Index, il faut déduire des industries énumérées dans ce dernier, la fabrication des rails. Les établissements pour lesquels on a compté les ouvriers travaillant à domicile ont été exclus. Parfois ce classement des ouvriers à domicile a été indiqué en notes dans les publications mentionnées; parfois, il ressort du rapprochement des données pour plusieurs années; cf., par exemple, les chiffres de l’industrie cotonnière de la province de Saratov pour 1879, 1890 et 1894-1895. (Cf. chap. VI. parag. II, 1). Sinzheimer (Ueber die Grenzen der Weiterbildung des fabrikmässigen Grossbetriebes in Deutschland, Stuttg., 1893) range parmi les grandes entreprises celles qui occupent 50 ouvriers et plus. Cette norme ne nous semble en aucune façon trop basse, mais vu les difficultés de calcul que présentent les chiffres russes, nous avons dû nous borner aux plus grandes fabriques. )). Cependant, comme les ouvriers travaillant au-dehors ne sont strictement séparés des autres que dans la Liste de 1894/95; il se peut que pour les années précédentes (particulièrement pour 1866 et 1879), les chiffres soient quelque peu exagérés, et ce malgré les corrections dont il est question dans la note.
Voici donc quelles sont ces données sur les plus grandes fabriques:
Pour analyser ce tableau, commençons par les données qui portent sur les années 1866-1879 et 1890. Le nombre total des grandes fabriques était respectivement de 644, 852 et 951, ce qui, en pourcentage, représente les variations suivantes: 100 – 132 – 147. En 24 ans, ce nombre a donc augmenté de près d’une fois et demie. De plus, si on considère les données concernant les différents groupes, on s’aperçoit que plus les fabriques sont importantes, plus l’augmentation a été rapide (A: 512 – 641 – 712 fabriques, B: 90 – 130 – 140; C: 42 – 81 – 99), ce qui est l’indice d’une concentration toujours plus poussée de la production.
Le nombre des établissements mécanisés augmente à un rythme plus rapide que le nombre total des fabriques. En pourcentage, les variations sont les suivantes: 100 – 178 – 226. Les grandes entreprises sont de plus en plus nombreuses à avoir recours aux machines à vapeur et on trouve d’autant plus d’entreprises mécanisées parmi les fabriques que ces dernières sont plus importantes: si on calcule le pourcentage que représentent les entreprises mécanisés dans chacun des groupes on obtient les chiffres suivants: A) 39% – 53% – 63%. B) 75% – 91% – 100%. C) 83% – 94% – 100%. L’emploi des machines à vapeur est donc étroitement lié au développement de la production et à celui de la coopération dans la production.
En pourcentage, le nombre des ouvriers employés dans l’ensemble des grandes fabriques a connu les variations suivantes: 100 – 168 – 200. Il a donc doublé en 24 ans, c’est-à-dire qu’il a augmenté plus rapidement que celui des «ouvriers des fabriques et usines». Pour ce qui est de l’effectif moyen de chaque grosse fabrique, il était, suivant les années, de 359 – 458 – 488 et suivant les groupes: A) 213 – 221 – 220; B) 665 – 706 – 673; C) 1495 – 1935 – 2154. On voit donc que la proportion des ouvriers employés dans les plus grandes fabriques est de plus en plus importante. Alors qu’en 1866, il n’y avait que 27% du nombre total des ouvriers des grosses fabriques qui travaillaient dans des entreprises employant plus de 1000 personnes chacune, il y en avait 40% en 1879 et 46% en 1890.
En pourcentage, le volume de la production de l’ensemble des grosses fabriques a connu les variations suivantes: 100 – 243 – 292 (ce qui donne pour chacun des groupes: A) 100 – 201 – 187; B) 100 – 245 – 308; C) 100 – 323 – 479). Il a donc presque triplé et le rythme d’accroissement a été d’autant plus rapide que les fabriques étaient plus importantes. Par contre, si nous comparons les chiffres concernant la productivité du travail d’une année à l’autre et suivant les groupes nous obtenons des résultats quelque peu différents. Dans l’ensemble des grosses fabriques, la production moyenne par ouvrier sera de 866 roubles – 1250 roubles – 1260 roubles, et suivant les groupes: A) 901 – 1410 – 1191; B) 800 – 1282 – 1574; C) 841 – 1082 – 1188. On voit donc qu’il n’y a aucune augmentation de la valeur de la production fournie par ouvrier au fur et à mesure que l’on s’élève du groupe inférieur au groupe supérieur. Cela vient de ce que chaque groupe comprend une proportion différente de fabriques de diverses branches; or d’une branche à l’autre le coût des matières premières et, partant, la valeur de la production fournie annuellement par chaque ouvrier varient((Par exemple, en 1866, on a enregistré dans le groupe A, 17 raffineries de sucre, dans lesquelles la production annuelle par ouvrier est d’environ 6000 roubles, tandis que dans les fabriques textiles (classées dans les groupes supérieurs) elle est de 500 à 1500 roubles par ouvrier. )).
Nous pensons qu’il n’est pas utile de faire une analyse aussi détaillée des chiffres concernant les périodes: 1879-1890 et 1879-1890-189/95, car une telle analyse nous amènerait à répéter, à propos de pourcentages quelque peu différents, tout ce que nous venons de dire.
Depuis ces derniers temps, le Relevé des comptes rendus des inspecteurs de fabrique nous donne une classification des fabriques et usines d’après le nombre des ouvriers qu’elles emploient. Voici les chiffres pour l’année 1903:
(((Insérée dans le tableau). Lénine a complété plus tard ce tableau par des données correspondantes pour 1908 (voir l’image de page 405 du livre de Lénine). Les renseignements contenus dans l’addition faite par Lénine ont été tirés du Relevé des comptes rendus des inspecteurs de fabriques pour 1908 (pp. 50-51), paru en 1910. L’addition en question aurait donc été faite en 1910 ou 1911.))
Ces données ne peuvent être comparées aux précédentes que si l’on admet une certaine inexactitude (minime il est vrai). De toutes façons, ce qui en ressort c’est que le nombre des grosses fabriques (plus de 99 ou plus de 100 ouvriers) et celui des ouvriers qu’elles emploient augmentent à un rythme rapide, que les ouvriers – et par conséquent la production – sont de plus en plus concentrés dans les plus importantes de ces fabriques.
Si l’on établit une comparaison entre les données concernant les grandes fabriques et celles que nous fournit notre statistique officielle sur l’ensemble des «fabriques et usines», on s’aperçoit qu’en 1879, les grandes fabriques constituaient 4,4% du total des «fabriques et usines», employaient 66,8% des ouvriers et fournissaient 54,8% du volume total de la production; qu’en 1890, elles constituaient 6,7% du total, employaient 71,1% des ouvriers et fournissaient 57,2% de la production: qu’en 1894/95, elles constituaient 10,1% du total, employaient 74% des ouvriers et fournissaient 70,8% de la production; qu’en 1903, enfin, les grandes fabriques de plus de 100 ouvriers constituaient 17% du nombre total de fabriques et usines existant en Russie d’Europe et employaient 76,6% des ouvriers d’usine((Les chiffres totaux sur notre industrie des fabriques et usines d’après les Index et la Liste ont été cités plus haut au paragraphe II. (Cf., Etudes, p. 276.) (Voir Lénine, Œuvres, Paris-Moscou, t. 4, p. 25. – N. R.) Notons que l’augmentation de la proportion des grandes fabriques par rapport à la totalité des «fabriques et usines» indique avant tout une restriction graduelle de cette dernière notion dans notre statistique. )). On voit donc qu’une part prédominante et sans cesse accrue des ouvriers et de la production des «fabriques et usines» est concentrée dans les grandes fabriques, notamment dans celles qui fonctionnent à la vapeur, et ce, en dépit de leur petit nombre. Nous avons déjà vu avec quelle rapidité ces fabriques se sont développées depuis l’abolition du servage. Voyons maintenant les données qui concernent les entreprises analogues existant dans l’industrie minière et métallurgique((Ce calcul a été établi d’après le Recueil de renseignements statistiques sur l’industrie métallurgique et minière en 1890, à l’exclusion des usines figurant dans l’Index. Cette exclusion diminue le total des ouvriers de la Russie d’Europe de 35000 (340-35=305000). )) .
On voit donc que dans l’industrie minière et métallurgique, la concentration des ouvriers dans les grandes entreprises est encore plus poussée que dans les autres branches (bien que le pourcentage des fabriques qui utilisent des machine à vapeur n’y soit pas aussi élevé). Sur 305000 ouvriers, on en compte en effet 258000, soit 84,5% qui travaillent dans des entreprises employant 100 et plus ouvriers chacune et 145000 sur 305000 (soit près de la moitié) qui travaillent dans un petit nombre de très grandes usines employant un minimum de 1000 ouvriers chacune. Donc, sur le total des ouvriers des fabriques, des usines et des industries minières de la Russie d’Europe (1180000 en 1890) les trois quarts d’entre eux (74,6%) sont concentrés dans des entreprises employant au moins 100 ouvriers chacune et près de la moitié (570000 sur 1180000) travaillent dans des entreprises dont l’effectif est au moins égal à 500((Le recensement industriel de 1895 a dénombré en Allemagne dans toute l’industrie, y compris les constructions minières et métallurgiques, branche qui n’est pas enregistrée en Russie, 248 entreprises de 1000 ouvriers et plus; le nombre d’ouvriers occupés dans ces entreprises s’élevait à 430286. Les plus grandes des fabriques russes sont donc plus grandes que celles d’Allemagne. )).
A cet endroit de notre exposé, il n’est pas superflu de toucher à la question soulevée par M. N.-on, du «ralentissement» du développement du capitalisme et de la «population des fabriques» entre les années 1880-1890 par rapport à la période qui va de 1865 à 1880((Rousskoïé Bogatstvo, 1894, n° 6, pp. 101 et suiv. Les chiffres que nous citons sur les grandes fabriques témoignent également d’un pourcentage d’accroissement moindre en 1879-1890 qu’en 1866-1879. )). Après avoir fait cette remarquable découverte, M. N.-on en a tiré, avec sa logique bien particulière, la conclusion que «les faits venaient entièrement confirmer» ce qu’il avait affirmé dans ses Essais et que «lorsqu’il avait atteint un certain niveau de développement, le capitalisme réduisait son marché intérieur». Il faut dire tout d’abord qu’il est parfaitement absurde de tirer du fait du «ralentissement du développement» la conclusion qu’il y a réduction du marché intérieur. Si en effet le nombre des ouvriers de fabriques augmente plus rapidement que la population (et c’est précisément le cas, puisqu’à en croire les données que M. N.-on lui-même nous fournit, l’accroissement a été de 25% entre 1880 et 1890), cela signifie que la population se détache de l’agriculture et que le marché intérieur se développe, même pour ce qui concerne les objets de consommation individuelle (sans parler du marché des moyens de production). Il faut dire d’autre part qu’à partir du moment où un pays capitaliste atteint un certain niveau de développement une «diminution de la croissance», exprimée en pourcentage, est inévitable car les petites quantités augmentent toujours plus rapidement que les grandes en ce qui concerne le pourcentage. Du fait qu’au stade initial, les progrès du capitalisme sont particulièrement rapides on peut tirer la conclusion que les pays jeunes ont tendance à rattraper les pays plus anciens. Mais considérer le taux d’accroissement initial comme une norme applicable aux périodes suivantes est une erreur. Il faut dire enfin qu’il n’est nullement prouvé qu’il y ait eu «diminution de la croissance» entre les périodes comparées par M. N.-on. L’industrie capitaliste ne peut se développer que de façon cyclique. Si on veut comparer différentes périodes, il faut donc prendre des données qui portent sur toute une série d’années((Ainsi que l’a fait, par exemple, M. T.-Baranovski dans Fabrique; p. 307 et diagramme. On voit bien, par ce diagramme, que l’année 1879 et plus encore les années 1880 et 1881 ont été marquées par un essor tout particulier. )), de façon à bien faire ressortir les années d’une prospérité ou d’une dépression particulières. Faute d’avoir procédé de cette manière, M. N.-on a commis une grave erreur: il n’a pas remarqué que 1880 avait été une année d’essor et il est même allé jusqu’à affirmer le contraire. «Il faut remarquer,écrit-il. que pendant l’année 1880 (intermédiaire entre 1865 et 1890) les récoltes ont été mauvaises et que, de ce fait, le nombre des ouvriers recensés a été inférieur à la normale»!! (ibid., 103-104). Si M. N.-on avait pris la peine de jeter un coup d’œil sur l’ouvrage où il a pris les chiffres concernant 1880, il aurait pu lire au contraire (Index, 3e édition) que cette année s’est caractérisée par «une poussée de l’industrie des cuirs et des constructions mécaniques (p. IV) due au renforcement de la demande qui a suivi la guerre et à l’accroissement des commandes de l’Etat. Quant à l’ampleur de cette poussée, il lui aurait suffi de consulter l’Index de 1879 pour en avoir une idée précise((Voir, par exemple, l’industrie du drap: fabrication intensive de draps militaires; dans les cuirs, vive animation; dans la fabrication des objets en cuir, une grande fabrique exécute à elle seule 2,5 millions de roubles de commandes pour le «ministère de la Guerre» (p. 288). Les usines d’Ijevsk et de Sestroretsk fabriquent pour 7,5 millions de roubles, contre 1,25 million de roubles en 1890, de matériel d’artillerie. Dans le cuivre, c’est la fabrication pour l’armée et les appareils militaires qui attirent l’attention (pp. 388-389) ; les poudreries travaillent à plein rendement, etc. )). Mais pour l’amour de sa théorie romantique, M. N.-on n’hésite pas à falsifier purement et simplement les faits.