Le développement du capitalisme en Russie
Lénine
Chapitre VII : LE DÉVELOPPEMENT DE LA GRANDE INDUSTRIE MÉCANIQUE
II. NOTRE STATISTIQUE DES FABRIQUES ET USINES
En Russie, les états que les fabricants et les patrons d’usines présentent chaque année au Département du commerce et des manufactures, conformément à une loi qui remonte au début de ce siècles((Voir dans les Annales statistiques de l’Empire de Russie, série II, fasc. 6, St-Pétersb. 1872, la revue détaillée des sources de notre statistique des fabriques et usines. Matériaux pour la stat. de l’industrie des fabriques et usines dans la Russie d’Europe pour 1868, présentés par M. Bock. Introduction, pp. I-XXIII.)), constituent la principale source de la statistique des usines et des fabriques. Mais les dispositions extrêmement précises de cette loi qui obligeaient les fabricants à fournir des renseignements sont restées à l’état de vœux pieux. Quant à la statistique, elle a gardé la vieille organisation qu’elle avait avant l’abolition du servage et n’est qu’un appendice aux rapports des gouverneurs provinciaux. Il n’existe aucune définition précise du concept de «fabrique et usine», si bien que d’un organisme administratif de province (et même de district) à l’autre, ce terme est employé de façon très variable. Il n’existe non plus aucun organisme central chargé de réunir les renseignements de façon correcte et uniforme et de les vérifier. Et cette confusion est encore renforcée du fait que les établissements industriels sont répartis entre divers départements (département des mines, du commerce et des manufactures, des impôts indirects, etc … )((Voir dans les Etudes l’article «Contribution à l’étude de notre statistique des fabriques et usines» où se trouve analysée en détail la récente publication du Département du commerce et des manufactures sur notre industrie des fabriques et usines. )).
Dans l’Annexe II, on trouvera les données qui nous sont fournies par les publications officielles sur notre industrie des usines et fabriques pour la période postérieure à l’abolition du servage. Ces données portent sur les années suivantes: 1863-1879 et 1885-1891. Elles ne concernent que les productions qui ne sont pas soumises à l’accise et le nombre des industries recensées varie selon les années (les chiffres les plus complets sont ceux de 1864-1865, de 1885 et des années suivantes). Nous avons donc choisi les 34 industries pour lesquelles des renseignements nous sont fournis aussi bien pour 1864-1879 que pour 1885-1890, soit 22 années. Afin de juger de la valeur de ces données, nous allons commencer par examiner les principales publications de notre statistique des fabriques et usines. Commençons par les années 60.
Les statisticiens des années 60 se rendaient très bien compte que leurs données étaient loin d’être satisfaisantes. Ils étaient unanimes à reconnaître que le nombre des ouvriers et le volume de production, déclarés par les patrons, étaient inférieurs à la réalité. «Il n’existe même pas de définition exacte, valable pour les différentes provinces, de ce qui doit être considéré comme usine et fabrique, écrit l’un d’entre eux. C’est ainsi, par exemple, que dans de nombreuses provinces, les moulins à vent, les séchoirs à briques et les petites entreprises sont classés parmi les fabriques et les usines alors que dans d’autres elles ne le sont pas. De la sorte, les comparaisons que l’on peut faire entre le nombre total des fabriques et usines dans les différentes provinces perdent elles-mêmes toute signification((P Sémionov dans la préface aux Annales statist., I, 1886. p. XXVII )).» On trouve des jugements encore plus sévères sous la plume de Buschen, Bock et Timiriazev((Atlas stat. des principales branches de l’industrie de fabriques et usines de la Russie d’Europe, avec la liste des fabriques et usines, 3 fascicules, St-Pétersb. 1869, 1870 et 1873. )), qui signalent que des ouvriers travaillant à domicile sont comptés parmi les ouvriers de fabrique, que certains patrons ne déclarent que les ouvriers logeant à la fabrique, etc… «Il n’y a sur l’industrie des manufactures et des usines, écrit M. Buschen, aucune statistique officielle exacte et il n’y en aura pas aussi longtemps que les principes qui président à la collecte des renseignements initiaux n’auront pas été modifiés((Annuaire du ministère des Finances, I, p. 140. ))». «Dans de nombreuses productions, poursuit notre auteur, on inscrit, sans doute par méprise, sur la liste des usines et des fabriques toute une série d’entreprises purement artisanales et de «koustaris» qui n’ont aucun caractère de fabrique ou d’usine((Ibid., p. 306. )).» De ce fait, la rédaction de l’Annuaire a renoncé à faire le total des données parues car «elle ne veut pas communiquer au public des chiffres erronés et manifestement exagérés»((Ibid., p. 306.)). Pour donner à nos lecteurs une idée exacte de ces exagérations, nous allons examiner les données fournies par l’Annuaire qui se distingue avantageusement de toutes les autres sources en nous donnant une liste nominative des usines et des fabriques produisant pour plus de 1000 roubles de marchandise. Depuis 1885, les entreprises dont la production est inférieure à ce chiffre ne sont plus inscrites dans la liste des fabriques. Au total, donc l’Annuaire recense dans 71 industries 6891 fabriques employant 342473 ouvriers et ayant une production de 276211000 roubles. Parmi elles, toujours selon l’Annuaire, se trouvent 2366 petites entreprises qui emploient 7327 ouvriers et produisent pour 987000 roubles de marchandises. Comme on le voit, les petites entreprises représentent 34,3% du nombre total des entreprises, emploient 2,1% des ouvriers et fournissent 0,3% du volume total de la production. Il va de soi qu’il est absurde de considérer d’aussi petits établissements comme des fabriques (en moyenne, chacun d’entre eux emploie un peu plus de 3 ouvriers pour une production inférieure à 500 roubles) et qu’il ne peut être question d’en faire un recensement exhaustif. Mais ce n’est pas tout. Non contente de classer ces petits établissements dans la catégorie des fabriques, notre statistique est allée jusqu’à grouper de façon absolument arbitraire et artificielle des centaines de «koustaris» sous la dénomination de «fabrique». C’est ainsi, par exemple, que pour l’industrie des cordages du canton l’Izbyletz, district de Gorbatov, province de Nijni-Novgorod, l’Annuaire mentionne la «fabrique des paysans du canton d’Izbyletz qui comprend 929 ouvriers, 308 rouets et qui produit pour 100400 roubles de marchandises» (page 149)) et «la fabrique des paysans temporairement redevables du comte Chérémétiev, qui se trouve dans le village de Vorsma (même district) et comprend 100 forges, 250 établis à domicile, 3 tours à cheval, 20 tours à bras et 902 ouvriers pour une production de 6610 roubles» (page 281). On imagine quelle idée de la réalité peut donner une telle statistique !((Les sources citées plus haut nous donnent deux exemples intéressants confirmant que le nombre des ouvriers et le volume de la production déclarés par les patrons dans leurs états sont inférieurs à la réalité. Timiriazev a comparé les chiffres déclarés par plus de cent gros fabricants à la statistique officielle avec les chiffres donnés par ces mêmes fabricants pour l’exposition de 1865. Les derniers chiffres dépassaient les premiers de 22% (l.c., I, pp. IV-V). En 1868, le Comité central de la statistique a effectué, à titre d’essai, une enquête spéciale sur l’industrie des fabriques et usines des provinces de Moscou et de Vladimir (en 1868, près de la moitié des ouvriers et de la production des fabriques et usines de la Russie d’Europe était concentrée dans ces deux provinces). En ne considérant que les industries pour lesquelles nous possédons les données du ministère des Finances et celles du Comité central de la statistique, nous obtenons les chiffres suivants: d’après le ministère des Finances 1749 fabriques, 186521 ouvriers et une production de 131568000 roubles, d’après l’enquête du Comité central de la statistique 1704 fabriques, 196315 ouvriers en atelier plus 33485 ouvriers à domicile, et une production de 137758000 roubles. ))
Parmi les sources de la statistique des fabriques et usines des années 60, le Recueil de la statistique militaire occupe une place à part (fasc. IV, Russie, St-Pétersbourg 1871). Ce recueil qui nous fournit des renseignements sur toutes les usines et les fabriques de l’Empire russe, y compris les entreprises minières et celles qui paient l’accise, recense, en 1866, pour la Russie d’Europe 70631 fabriques employant 829573 ouvriers avec une production de 583317000 roubles. Ni plus ni moins! Ces chiffres surprenants ont été obtenus, premièrement du fait qu’ils ont été puisés non pas dans les registres du Ministère des Finances mais dans des renseignements particuliers fournis par le Comité central de la statistique (ces renseignements n’ont d’ailleurs paru dans aucune des publications du Comité et nul ne sait ni par qui, ni à quel moment, ni comment ils ont été recueillis et rédigés)((Il est fort possible que ces renseignements aient été purement et simplement tirés des comptes rendus des gouverneurs qui, comme nous le verrons par la suite, grossissent toujours énormément le chiffre des fabriques et des usines. )) ; deuxièmement, du fait que les auteurs n’ont pas craint de classer les plus petits établissements parmi les fabriques (Recueil, page 319) et ont complété les données de base par d’autres matériaux; renseignements fournis par le Département du commerce et des manufactures, par l’intendance, par la direction de l’artillerie et de la marine et enfin par «les sources les plus diverses» (ibid., page XXIII)((Pour montrer à quel point le Recueil de la statistique militaire a étendu la notion de fabrique, il suffit d’indiquer qu’il appelle la statistique de l’Annuaire «la statistique de nos grands établissements» (p. 319, en italique dans l’original). Comme nous l’avons vu, le tiers de ces «grands» établissements ont une production inférieure à 1000 roubles!! Nous omettons des preuves plus détaillées du fait que l’on ne doit pas se servir des chiffres du Recueil de la stat. mil. pour les comparer aux données actuelles de la statistique des fabr. et usines, ce travail ayant déjà été fait par M. Tougan-Baranovski )). On voit que lorsqu’ils comparent les données de ce recueil aux chiffres actuels, Messieurs N.-on((Essais, p. 125 et Rousskoïé Bogatstvo 1894, n° 6. )), Karychev((Iouriditcheski Vestnik, 1889, n° 9 et Matériaux pour l’économie nationale russe. Moscou, 1898)) et Kabloukov((Cours d’économie rurale. Moscou 1897, p. 13. )) font preuve d’une totale ignorance des principales sources de notre statistique des fabriques et usines et d’une absence complète d’esprit critique à l’égard de cette statistique.
Lors des débats à la Société Libre d’Economie au sujet du rapport de M. I. Tougan-Baranovski qui signalait le caractère entièrement erroné des chiffres fournis par le Recueil de la statistique militaire, certains orateurs, comme par exemple, Monsieur V.V. (voir le compte rendu sténographique, St-Pétersb. 1898, page 1) auquel s’était «rallié» M. V. Pokrovski, ont affirmé de façon absolument gratuite (p. 3) que si le Recueil commettait une erreur à propos du nombre des ouvriers, cette erreur était minime, de l’ordre de 10 à 15%. Ces messieurs et leurs partisans n’ont même pas essayé de faire une étude critique des différentes sources de notre statistique des usines et fabriques se contentant de déverser des lieux communs sur l’insuffisance de cette statistique qui, à les en croire, aurait commencé à acquérir une plus grande exactitude au cours de la dernière période ??), etc … De la sorte, ainsi que l’a fait justement remarquer P. Strouvé, la question essentielle, c’est-à-dire la grossière erreur de Messieurs N.-on et Karychev, a été purement et simplement escamotée (page 11). C’est pourquoi nous jugeons qu’il n’est pas superflu de relever les exagérations contenues dans le Recueil de la statistique militaire que toute personne examinant attentivement les sources pouvait et devait remarquer facilement. Pour 1866, nous disposons de données parallèles qui portent sur 71 industries: les unes nous sont fournies par le Ministère des Finances ( Annuaire du Ministère, 1), les autres sont d’origine inconnue (Recueil de la statistique militaire). Pour ces industries, à l’exception de la métallurgie, le chiffre des ouvriers de fabrique et d’usine de la Russie d’Europe que nous trouvons dans le Recueil dépasse de 50000 le chiffre réel. Poursuivons. Dans les industries sur lesquelles l’Annuaire ne nous fournit que des chiffres globaux pour tout l’Empire (les «exagérations étaient trop manifestes» pour qu’il puisse se permettre de faire une étude détaillée – Annuaire, page 306), le Recueil a encore compté 95000 ouvriers en trop. Pour l’industrie de la brique ce nombre a été grossi de 10000 au minimum; il suffit de comparer les données qu’il nous fournit par province et celles du Recueil de renseignements et matériaux du Ministère des Finances, 1866, n° 4 et 1867, n° 6). Pour la métallurgie, les chiffres du Recueil de la statistique militaire dépassent de 86000 ceux de l’Annuaire et englobent visiblement une partie des mineurs. Pour les industries payant l’accise, comme on le verra au paragraphe suivant, le chiffre des ouvriers est gonflé de 40000 environ. On voit donc qu’au total, le Recueil compte 280000 ouvriers en trop. Encore ne s’agit-il là que d’un chiffre incomplet et minimum car nous n’avons pas suffisamment de matériaux pour pouvoir procéder à des vérifications dans toutes les branches d’industrie. Comme on le voit, les gens qui affirment que MM.N.-on et Karychev n’ont commis qu’une erreur infime sont vraiment au courant de la question!
Au cours des années 70, on a beaucoup moins fait pour le relevé et la mise en forme de la statistique des fabriques et usines qu’au cours de la décennie précédente. Pour les années 1867-1879, en effet, l’Annuaire du Ministère des Finances ne nous fournit des renseignements que sur 40 industries (qui ne paient pas l’accise) (fascicules VIII, X et XII, voir annexe II). Le motif invoqué pour justifier l’exclusion des autres industries est l’«extrême insuffisance des renseignements» concernant les productions qui sont liées au mode de vie agricole et qui appartiennent aux industries artisanales et des «koustaris» (fascicule VIII, p. 482. Ibid., fasc. X, p. 590). Pour cette décennie, la source la plus valable est l’Index des usines et fabriques de M. Orlov. (1re édition, Saint-Pétersbourg 1881. Les renseignements concernant l’année 1879 sont pris dans les états fournis au Département du commerce et des manufactures par les fabricants). Cet ouvrage donne une liste nominative de toutes les entreprises dont la production est au moins égale à 2000 roubles et il exclut de cette liste toutes les petites entreprises inséparables des industries artisanales, mais c’est pour ensuite les compter dans ses chiffres totaux donnés par l’Index. Comme il n’existe aucun total particulier pour les entreprises ayant une production égale ou supérieure à 2000 roubles, l’Index continue donc à confondre, comme les anciennes publications, les petites et les grosses entreprises, d’autant plus que le nombre des petites entrant dans la statistique varie selon les industries et les provinces (mais, naturellement, c’est là un pur hasard)((Des exemples seront cités au paragraphe suivant. Ici nous renverrons seulement aux pages 679 et suivantes de l’Index. En y jetant un coup d’œil chacun se rendra compte sans peine de la justesse de ce qui vient d’être dit. )). Pour ce qui est des productions qui touchent à l’agriculture, l’Index reprend à son compte (page 396) les réserves de l’Annuaire et renonce à déterminer «des totaux, même approximatifs» (souligné par l’auteur) par suite du caractère incomplet et imprécis des données((Dans la 3e édition de l’Index (St-Pb., 1894), cette réserve a été omise et à tort, car les données sont restées aussi insuffisantes qu’auparavant. )). En dépit de ce jugement (parfaitement juste, comme nous le verrons par la suite), l’auteur de l’Index n’a cependant pas hésité à inclure dans ses totaux ces données particulièrement douteuses et à les amalgamer à des données relativement dignes de foi. Voici donc quelles sont les données générales de l’Index pour la Russie d’Europe. Notons que contrairement aux précédentes, elles englobent les industries payant l’accise (les renseignements concernant l’année 1884 se trouvent clans la 2e édition qui date de 1887 et ceux qui portent sur l’année 1890 – dans la 3e édition. 1894).
(((insérée dans le tableau) Quelques données qui manquaient ont été complétées approximativement: voir l’Index, p. 695. ))
Nous montrerons par la suite que contrairement à ce qu’indiquent ces données, le nombre des fabriques n’a nullement diminué et que toute cette prétendue diminution vient de ce que le nombre des petits établissements classés parmi les fabriques, varie selon les époques. Ainsi, par exemple, le nombre des établissements produisant pour plus de 1000 roubles de marchandises était de 19277, en 1884, et de 21124, en 1890; celui des entreprises ayant une production égale ou supérieure à 2000 roubles, était de 11509, en 1884, et de 17642, en 1890((Voir le groupement des fabriques suivant la production, dans la 2e et la 3e édition de l’Index. )).
Depuis 1889, le Département du commerce et des manufactures édite ses propres Relevés sur les fabriques et usines de Russie. Ces relevés (qui portent sur l’année 1885 et les années suivantes) sont basés sur les mêmes matériaux que les données précédentes (à savoir les états fournis par les fabricants), mais leur rédaction est loin d’être satisfaisante, elle est inférieure à celle des publications des années 60 que nous avons examinées. Par rapport à ces publications, on note toutefois l’amélioration suivante: les entreprises qui produisent pour moins de 1000 roubles de marchandises sont exclues de la liste des usines et fabriques et les renseignements qui les concernent sont fournis à part, sans répartition par industrie((Il va de soi que les données relatives à ces petits établissements sont de pur hasard: dans telle province ou pour telle année on les compte par centaines et par milliers, dans d’autres, par dizaines et par unités. Ainsi, dans la province de Bessarabie, on en compte de 1887 à 1890: 1479 – 272 – 262 – 1684; dans la province de Penza, de 1885 à 1891: 4 – 15-0 – 1127 – 1135 – 2148 – 2264 et ainsi de suite. )). Il va sans dire que cet «indice» de la fabrique est absolument insuffisant: avec les procédés employés actuellement pour recueillir les renseignements, en effet, il ne peut être question d’un recensement complet des entreprises ayant une production supérieure à 1000 roubles. Dans les industries qui sont liées à l’agriculture, d’autre part, la distinction entre les «fabriques» et les autres établissements est effectuée purement au hasard. C’est ainsi, par exemple, que dans certaines provinces et certaines années, les moulins à vent et à eau sont classés parmi les «fabriques» alors que dans d’autres, ils ne le sont pas((Cf. les exemples cités dans les Etudes, p. 274. (Voir Lénine. Œuvres. Paris-Moscou, t. 4, pp. 22-24. N. R.) M. Tougan-Baranovski est tombé dans une petite erreur, en affirmant que le nombre des véritables fabriques a diminué de 1885 à 1891 (La fabrique, p. 350), en comparant la moyenne des ouvriers par fabrique dans les différentes industries et à différentes époques (ibid., p. 355). Les données du Relevé sont trop chaotiques pour permettre, sans mise au point spéciale, pareilles conclusions. )). Pour avoir oublié le caractère hétérogène de ces données et le fait qu’on ne peut pas les comparer d’une province à l’autre, l’auteur de l’article «Bilan de l’industrie des usines et fabriques de Russie pour 1885 à 1887» (cet article se trouve dans le Relevé qui porte sur ces années) commet de nombreuses erreurs. Avant d’en terminer avec le Relevé, notons que jusqu’en 1891 inclus, ils ne s’occupaient que des industries non soumises à l’accise mais que depuis 1892, ils les englobent toutes y compris les industries minières et celles qui paient l’accise. Cependant, aucune place spéciale n’est réservée aux données qui pourraient être comparées aux données anciennes et on n’a pas expliqué selon quel principe les industries minières ont été incluses parmi les fabriques et usines (ainsi, par exemple, on ne sait pas comment les auteurs du Relevé ont déterminé la valeur de la production car la statistique minière et métallurgique n’a jamais donné de renseignements à ce sujet et s’est toujours bornée à indiquer quelles étaient les quantités produites).
Pour les années 80, il existe une autre source de renseignements sur nos fabriques et usines qui mérite de retenir l’attention pour deux raisons: d’une part, à cause de ses qualités négatives, et d’autre part parce que ce sont précisément les données qu’elle fournit qui ont été utilisées par M. Karychev((N. Karychev, «Revue statistique de la diffusion des principales branches de l’industrie de transformation en Russie», Iouriditcheski Vestnik, 1889, n° 9, septembre. De même que le dernier travail de M. Karychev que nous avons analysé dans les Etudes, cet article est un spécimen de la façon dont il ne faut pas manier notre statistique des fabriques et usines. )). Cette source, c’est le Recueil de renseignements sur la Russie pour les années 1884 à 1885 (St-Pétersbourg 1887, publication du Comité central de la statistique). Il confient un tableau indiquant «la valeur de la production des usines et fabriques de Russie d’Europe pour 1885» (tableau XXXIX) ; pour le nombre des fabriques et des ouvriers, il ne donne que des chiffres globaux qui portent sur l’ensemble de la Russie, sans indiquer quelle est la répartition entre les provinces; il puise ses sources dans les «rapports de messieurs les gouverneurs» (p.311); ses données portent sur toutes les industries, y compris celles qui paient l’accise et les industries minières et, pour chaque industrie, il calcule, pour l’ensemble de la Russie d’Europe, le nombre «moyen» des ouvriers employés par usine et le chiffre de la production. Ce sont précisément ces «moyennes» que M. Karychev a prétendu «analyser». Pour juger de leur valeur, nous allons comparer les données du Recueil et celles du Relevé (pour pouvoir faire cette comparaison, il faut éliminer des premières les industries métallurgiques, les industries soumises à l’accise, les pêcheries, les «divers»; il restera donc 53 industries; les données se rapportent à la Russie d’Europe):
On voit que les rapports des gouverneurs ont classé parmi les fabriques des dizaines de milliers de petites entreprises agricoles et artisanales. Il va sans dire que ces entreprises figuraient au nombre des fabriques absolument par hasard, selon les industries, les provinces et les districts. Voici, par exemple, quel est le nombre des usines recensées respectivement par le Recueil et le Relevé dans quelques industries: pelleterie, 1205 et 259; cuirs, 4079 et 2026; nattes et sacs, 562 et 55; amidon et mélasse, 1228 et 184; meunerie, 17763 et 3940; huilerie, 9341 et 574; goudronnerie, 3366 et 328; briqueterie, 5067 et 1488; poterie et céramique, 2573 et 147. On imagine à quel genre de «statistique» on aboutit si on juge de la «dimension des entreprises»((Paragraphe IV de l’article de M. Karychev. Notons qu’au lieu du Relevé on pouvait aussi bien prendre pour le comparer au Recueil, l’Index de M. Orlov, dont M. Karychev cite de même la 2e édition (pour 1884).)) de notre industrie des fabriques et usines à partir de «moyennes» basées sur un tel recensement. Pourtant, c’est précisément ce que fait M. Karychev: seules les industries où la «moyenne» des ouvriers employés par usine (pour l’ensemble de la Russie) est supérieure à 100 sont considérées par lui comme faisant partie de la grosse industrie mécanique. Grâce à cette méthode extravagante, il en arrive à la conclusion que, «vue sous cet angle, la grande industrie»(!) ne fournit pas plus d’un quart du volume total de la production (page 47, article cité)((«Ainsi, les 3/4 de cette dernière (c’est-à-dire de la production annuelle) sont fournis par des entreprises relativement petites. Ce phénomène peut avoir sa racine dans maints éléments essentiels de l’économie nationale russe. Parmi eux, entre autres, le régime agraire sous lequel vit la majorité de la population, la vitalité de la communauté (sic) qui fait, comme elle peut, obstacle au développement d’une classe professionnelle d’ouvriers de fabrique. A cela se combine (!) la diffusion de la forme domestique du traitement des produits justement dans cette même zone (centrale) de la Russie où sont surtout concentrées nos fabriques et nos usines» (ibid., souligné par M. Karychev). Pauvre «communauté»! Elle doit répondre de tout, même des erreurs statistiques de ses savants admirateurs! )). En fait, nous verrons par la suite que les usines qui emploient cent ouvriers et plus concentrent plus de la moitié de la production de notre industrie des usines et fabriques.
A ce propos, notons que les données fournies par les comités provinciaux de la statistique (ce sont celles qui sont utilisées dans les rapports des gouverneurs), ont pour caractéristique de ne donner aucune définition précise du concept «d’usine et fabrique» et d’enregistrer les petites entreprises absolument au hasard. C’est ainsi qu’en 1893-94, certains districts de la province de Smolensk classaient des dizaines de petites huileries parmi les fabriques et que d’autres n’en classaient aucune; toujours dans cette province, on obtenait avec ce mode d’enregistrement suivant les districts 152 «usines» de goudron, alors que l’Index de 1890 n’en signalait aucune((Données tirées du livre de M. D. Jbankov; Enquête sanitaire sur les fabriques et les usines de la province de Smolensk (Smolensk, fasc. I. 1896). )). Dans la province de Iaroslavl, la statistique locale recense pour les années 90, 3376 fabriques et usines (contre 472, d’après l’Index pour 1890), y compris (dans certains districts) des centaines de moulins, de forges, de petites fabriques d’amidon, etc.((Revue de la province de Iaroslavl, fasc. II, Iaroslavl 1896. Cf. aussi le Mémento de la province de Toula pour 1895 (Toula 1895), section VI, pp. 14-15; «État des fabriques et des usines en 1893». ))
Tout dernièrement, notre statistique des usines et fabriques a été réformée. Cette réforme modifie le programme de rassemblement des renseignements ainsi que le concept d’«usine et fabrique» (de nouveaux indices ont été ajoutés: pour être classées parmi les usines et fabriques, les entreprises doivent désormais avoir un moteur mécanique ou employer un minimum de 15 ouvriers). D’autre part. elle fait participer l’inspection des fabriques à la collecte et à la vérification des renseignements. Pour plus ample information, nous renvoyons nos lecteurs à l’article de nos Etudes que nous avons déjà cité((Voir Lénine, Œuvres, Paris-Moscou, t. 4 ()) et où nous examinons en détail la Liste des usines et fabriques (St-Pétersbourg 1897)((D’après le calcul de M. Karychev, le total de la Liste est le suivant pour la Russie d’Europe: 14 578 fabriques avec 885 555 ouvriers et une production de 1 345 346 000 roubles. )) établie conformément aux dispositions du nouveau programme. Dans cet article, nous montrons qu’en dépit de la réforme, l’amélioration de notre statistique est à peine perceptible, que le concept d’«usine et fabrique» demeure absolument vague, que les données continuent à être choisies absolument au hasard, qu’elles doivent toujours être maniées avec la plus extrême prudence((Dans les relevés des comptes rendus des inspecteurs de fabriques, publiés par le ministère du Commerce et de l’Industrie (pour les années 1901-1903) on trouve des renseignements sur le nombre des fabriques et des usines, ainsi que de leurs ouvriers (pour 64 provinces de Russie avec répartition des fabriques et des usines en groupes, d’après le nombre des ouvriers jusqu’à 20; de 21 à 50; de 51 à 100; de 101 à 500; de 501 à 1000; plus de 1000). Cela représente un grand pas en avant. Les données sur les grands ateliers (21 ouvriers et plus) sont, probablement, plus ou moins exactes. Quant aux données sur les «fabriques» de moins de 20 ouvriers, elles sont manifestement fortuites et sans aucune valeur. Par exemple, pour 1903, on recense dans le province de Nijni-Novgorod 266 fabriques employant moins de 20 ouvriers chacune et 1975 ouvriers au total, soit une moyenne inférieure à 8. Dans la province de Perm, on en recense 10 avec 159 ouvriers! Il va sans dire que tout cela est ridicule. Pour 1903, le total pour 64 provinces est le suivant: 15821 fabriques avec 1640406 ouvriers et, en éliminant les fabriques et les usines employant moins de 20 ouvriers, 10072 fabriques et usines avec 1576754 ouvriers. (Note de la 2e édition.) )) et que seul un recensement industriel organisé selon le mode européen est en mesure de sortir cette statistique de la situation chaotique dans laquelle elle se trouve((Cf. le Messager des Finances, 1896, n° 35. Comptes rendus des discours et débats au congrès de Nijni-Novgorod. M. Mikhaïlovski a bien montré l’état chaotique de la statistique des fabriques et usines. Il a indiqué comment la feuille d’enquête voyageait «jusqu’au simple agent de police, qui finissait par la remettre contre signature aux établissements industriels lui paraissant dignes d’attention et plus souvent à ceux à qui il l’avait adressée l’année précédente»; que cette feuille était remplie soit «comme la dernière fois» (il n’est que de regarder les Relevés du Département du commerce et des manufactures pour les diverses industries et les diverses provinces, pour se convaincre de l’exactitude de cette remarque); soit de réponses absolument dénuées de signification.)).
Au terme de cet examen de notre statistique des fabriques et usines, il apparaît donc que dans l’immense majorité des cas, ses données ne peuvent être utilisées telles quelles, sans avoir été soumises au préalable à un travail de mise au point et que ce travail doit avoir pour but essentiel de distinguer ce qui est relativement utilisable de ce qui ne l’est d’aucune façon. Au paragraphe suivant, nous examinerons de ce point de vue les données concernant les principales industries. Pour l’instant, nous posons la question suivante: y a-t-il augmentation du nombre des fabriques en Russie ? La principale difficulté à laquelle on se heurte quand on veut répondre à cette question, est la façon absolument chaotique dont notre statistique utilise la notion de «fabrique». De ce fait, les réponses négatives de certains auteurs qui, comme par exemple M. Karychev, concluent parfois à la diminution à partir des données de la statistique, ne peuvent avoir aucune valeur. Avant toute chose, en effet, il faut établir un critère précis pour la notion de «fabrique». Tant qu’un tel critère n’est pas défini, il est absurde de vouloir illustrer le développement de la grande industrie mécanique par des chiffres qui, aux différentes époques, englobent un nombre variable de petits moulins, de petites huileries, de séchoirs à briques, etc. Par contre, si on établit que pour pouvoir être classée parmi les fabriques une entreprise doit employer un minimum de 16 ouvriers, on s’aperçoit qu’en 1866, on trouvait dans la Russie d’Europe au maximum 2500 à 3000 entreprises répondant à ce critère, qu’en 1879, on en trouvait environ 4500, en 1890, environ 6000, en 1894-1895, environ 6400 et, en 1903, environ 9000((Ces données se rapportent à toutes les industries (y compris celles qui paient l’accise), sauf les mines. Pour les années 1879, 1890 et 1894/95, elles ont été calculées par nous d’après l’Index et la Liste. Des données de la Liste nous avons retranché les imprimeries qui auparavant ne figuraient pas dans la statistique des fabriques et usines (voir Etudes, p. 273). (Voir Lénine, Œuvres, Paris-Moscou, t. 4, p. 22. – N. R.) D’après l’Annuaire, pour 71 industries nous dénombrons, en 1866, 1861 établissements de 16 ouvriers et plus sur 6891. En 1890, les 4/5 des établissements de ces 71 industries emploient un minimum de 16 ouvriers. L’indice que nous avons choisi pour la notion de «fabrique » nous parait être le plus exact, car dans les programmes les plus divers de notre statistique et dans toutes les branches d’industrie, les entreprises employant 16 ouvriers et plus ont toujours été considérées comme des fabriques. Il est certain que la statistique des fabriques et usines n’a jamais pu et ne peut encore maintenant enregistrer tous les établissements de 16 ouvriers et plus (voir les exemples au chap. VI, paragraphe II), mais nous n’avons aucune raison de croire qu’il y avait plus d’omissions autrefois qu’aujourd’hui. Pour 1903, les données sont tirées du Recueil des comptes rendus des inspecteurs des fabriques. Dans les 50 provinces de la Russie d’Europe il y avait 8856 fabriques et usines occupant plus de 20 ouvriers. )). Ce qui veut dire que depuis l’abolition du servage, le nombre des fabriques de Russie est en augmentation et que, de plus, cette augmentation est assez rapide.