La situation internationale de la république des Soviets de Russie et les tâches essentielles de la révolution socialiste

Les tâches immédiates du pouvoir des Soviets

Lénine

I. La situation internationale de la république des Soviets de Russie et les tâches essentielles de la révolution socialiste

   Grâce à la paix que nous avons obtenue, si douloureuse et si précaire qu’elle soit, la République des Soviets de Russie est désormais en mesure de concentrer pendant un certain temps ses forces sur le secteur le plus important et le plus difficile de la révolution socialiste, à savoir sa tâche d’organisation.

   Cette tâche est posée avec clarté et précision à toutes les masses laborieuses et opprimées dans le 4e alinéa (4e partie) de la résolution adoptée le 16 mars 1918 à Moscou(( Résolution concernant la ratification du traité de Brest-Litovsk adoptée au IVe Congrès (congrès extraordinaire) des Soviets de Russie, rédigée par Lénine. Le quatrième alinéa de cette résolution porte : « Le congrès assigne, avec la plus grande insistance, aux ouvriers, soldats et paysans, à toutes les masses laborieuses opprimées, la tâche la plus essentielle, immédiate et nécessaire, du moment actuel : intensifier l’activité et élever la discipline librement consentie des travailleurs, créer en tous lieux des organisations solides bien ordonnées, englobant si possible toute la production et toute la répartition des produits ; mener une lutte implacable contre le chaos, la désorganisation, le délabrement économique, historiquement inévitables à la suite d’une guerre infiniment douloureuse, mais constituant d’autre part le plus grand obstacle à la victoire définitive du socialisme et à la consolidation des fondements de la société socialiste. » (La résolution fut publiée dans la Pravda du 16 mars 1918.))) au Congrès extraordinaire des Soviets, dans le même alinéa (ou dans la même partie) qui traite de l’autodiscipline des travailleurs et de la lutte impitoyable contre le chaos et la désorganisation.

   La précarité de la paix obtenue par la République des Soviets de Russie ne tient évidemment pas au fait que celle-ci songerait maintenant à reprendre les hostilités ; aucun homme politique de sens rassis n’y songe, en dehors des contre-révolutionnaires bourgeois et de leurs sous-ordres (menchéviks et autres). La précarité de la paix tient à ce que, dans les Etats impérialistes limitrophes de la Russie, à l’Ouest et à l’Est, qui possèdent une force militaire considérable, on peut voir triompher d’un moment à l’autre le parti militaire, tenté par la faiblesse momentanée de la Russie et stimulé par les capitalistes qui haïssent le socialisme et sont friands de pillages.

   Devant cette situation, notre seule garantie de paix réelle, et non fictive, c’est la rivalité entre les puissances impérialistes, qui a atteint son paroxysme et qui se manifeste, d’une part, dans la reprise du carnage impérialiste des peuples en Occident et, d’autre part, dans l’extrême aggravation de la compétition impérialiste entre le Japon et les Etats-Unis pour la domination sur le Pacifique et son littoral.

   On conçoit qu’avec une protection aussi vacillante, notre République socialiste soviétique se trouve dans une situation internationale on ne peut plus précaire, incontestablement critique. Nous devons, en tendant à l’extrême toutes nos forces, mettre à profit la trêve que nous offre ce concours de circonstances pour panser les graves blessures causées par la guerre à tout l’organisme social de la Russie et relever le pays économiquement, faute de quoi il ne saurait être question d’une augmentation tant soit peu sérieuse de sa capacité de défense.

   De même, il est évident que nous ne pourrons prêter un concours sérieux à la révolution socialiste en Occident, qui est en retard pour un certain nombre de raisons, que dans la mesure où nous saurons nous acquitter de la tâche d’organisation qui nous incombe.

   La condition essentielle du succès dans l’accomplissement de cette tâche d’organisation, la première de toutes, c’est que les dirigeants politiques du peuple, c’est-à-dire les membres du Parti communiste (bolchevik) de Russie, et ensuite tous les représentants conscients des masses laborieuses, assimilent à fond la différence radicale qui existe à cet égard entre les anciennes révolutions bourgeoises et l’actuelle révolution socialiste.

   Dans les révolutions bourgeoises, la tâche principale des masses laborieuses consistait à accomplir un travail négatif ou destructeur : abolir le régime féodal, la monarchie, les vestiges du moyen âge. Quant au travail positif, créateur, d’organisation de la nouvelle société, c’était la minorité possédante, la minorité bourgeoise de la population qui s’en acquittait. Et elle s’acquittait de cette tâche, en dépit de la résistance des ouvriers et des paysans pauvres, avec une facilité relative, non seulement parce que la résistance des masses exploitées par le capital était alors extrêmement faible en raison de leur dispersion et de leur ignorance, mais encore parce que la principale force organisatrice de la société capitaliste avec sa structure anarchique était le marché national et international, qui s’étend spontanément en profondeur et en étendue.

   Au contraire, la tâche principale dont le prolétariat et les paysans pauvres qu’il dirige doivent s’acquitter dans toute révolution socialiste, et, par conséquent, dans la révolution socialiste que nous avons commencée en Russie le 25 octobre 1917, est un travail positif ou créateur qui consiste à mettre au point un système extrêmement complexe et délicat de nouveaux rapports d’organisation embrassant la production et la répartition régulières des produits nécessaires à l’existence de dizaines de millions d’hommes. Une telle révolution ne peut être accomplie avec succès que si la majorité de la population elle-même, et avant tout, la majorité des travailleurs, fait preuve d’une initiative créatrice historique. C’est seulement si le prolétariat et les paysans pauvres trouvent en eux assez de conscience, d’attachement à leur idéal, d’abnégation, de ténacité, que la victoire de la révolution socialiste sera assurée. En créant un type d’Etat nouveau, soviétique, qui offre aux masses laborieuses et opprimées la possibilité de participer activement, d’une façon autonome, à l’édification de la société nouvelle, nous n’avons résolu qu’une petite partie d’un problème très ardu. La principale difficulté se situe dans le domaine économique : réaliser partout le recensement et le contrôle les plus rigoureux de la fabrication et de la répartition des produits, augmenter le rendement du travail, socialiser la production dans les faits.

   Le développement du Parti bolchevik, aujourd’hui parti de gouvernement en Russie, montre avec une évidence particulière en quoi consiste le tournant historique que nous traversons et qui caractérise le moment politique actuel, tournant qui nécessite une nouvelle orientation du pouvoir des Soviets, c’est-à-dire une façon nouvelle de poser des problèmes nouveaux.

   La première tâche de tout parti de l’avenir, c’est de convaincre la majorité du peuple de la justesse de son programme et de sa tactique. Cette tâche figurait au premier plan tant sous le tsarisme qu’à l’époque de la politique de conciliation poursuivie par les Tchernov et les Tsérétéli à l’égard des Kérenski et des Kichkine.

   Aujourd’hui, cette tâche qui est naturellement encore loin d’être achevée (et ne saurait jamais être épuisée jusqu’au bout) est accomplie pour l’essentiel, car la plupart des ouvriers et des paysans de Russie, ainsi que l’a montré incontestablement le dernier congrès des Soviets à Moscou, sont manifestement du côté des bolcheviks.

   La deuxième tâche de notre Parti était de conquérir le pouvoir politique et d’écraser la résistance des exploiteurs.

   Cette tâche, elle aussi, est loin d’être épuisée, et il est impossible de la méconnaître, car les monarchistes et les cadets, d’une part, et leurs sous-ordres et acolytes, les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires de droite, d’autre part, continuent leurs efforts pour s’unir en vue de renverser le pouvoir des Soviets. Mais, pour l’essentiel, la tâche consistant à écraser la résistance des exploiteurs a déjà été accomplie, dans la période qui va du 25 octobre 1917 à février 1918 (approximativement), ou à la capitulation de Bogaïevski.

   Une troisième tâche, celle d’organiser l’administration de la Russie, s’inscrit maintenant à l’ordre du jour, comme une tâche urgente et immédiate, caractéristique du moment actuel. Il va de soi que nous nous la sommes posée et que nous avons travaillé à la résoudre dès le lendemain du 25 octobre 1917. Mais, jusqu’à présent, tant que la résistance des exploiteurs revêtait encore la forme d’une guerre civile déclarée, la tâche d’administration ne pouvait pas devenir la tâche principale, la tâche centrale.

   Elle l’est aujourd’hui. Nous, le Parti bolchevik, nous avons convaincu la Russie. Nous avons conquis la Russie sur les riches pour les pauvres, sur les exploiteurs pour les travailleurs. Il s’agit maintenant de l’administrer. Et la grande difficulté qui caractérise le moment actuel est de bien saisir les particularités de la transition d’une période où notre tâche essentielle était de convaincre le peuple et d’écraser militairement les exploiteurs, à la nouvelle période où notre tâche essentielle est la tâche d’administration.

   Pour la première fois dans l’histoire du monde, un parti socialiste a pu achever dans ses grandes lignes la conquête du pouvoir et l’écrasement des exploiteurs, a pu en arriver à la tâche d’administration. Nous devons nous montrer de dignes réalisateurs de cette tâche très ardue (et très féconde) de la révolution socialiste. Nous devons nous pénétrer de cette idée que pour bien administrer, il ne suffit pas de savoir convaincre, il ne suffit pas de savoir vaincre dans la guerre civile ; il faut aussi savoir organiser pratiquement. C’est la tâche la plus difficile, car il s’agit d’organiser d’une nouvelle manière les bases les plus profondes, les bases économiques, de l’existence de dizaines et de dizaines de millions d’hommes. Et c’est aussi la tâche la plus féconde, car ce n’est qu’après l’avoir réalisée (dans ses grandes lignes essentielles) que l’on pourra dire que la Russie est devenue une République non seulement soviétique, mais aussi socialiste.

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