Pacifisme bourgeois et pacifisme socialiste
Lénine
Zürich, 1° janvier 1917. Première publication : 1924
Article (ou chapitre) I : Un tournant dans la politique mondiale
Certains indices montrent qu’un tel tournant ‑ allant de la guerre impérialiste à la paix impérialiste ‑ s’est produit ou est en train de se produire.
En voici les principaux : le grave et incontestable épuisement des deux coalitions impérialistes; la difficulté de poursuivre la guerre; la difficulté pour les capitalistes en général, et pour le capital financier en particulier, d’arracher aux peuples plus que ce qui leur a déjà été extorqué sous la forme des scandaleux bénéfices « de guerre »; la saturation du capital financier des pays neutres (Etats‑Unis, Hollande, Suisse, etc.), lequel s’est immensément enrichi grâce à la guerre et qui a du mal à prolonger cette exploitation « avantageuse » en raison de la pénurie de matières premières et de denrées alimentaires; les tentatives répétées de l’Allemagne de détacher tel ou tel allié de son principal concurrent impérialiste, l’Angleterre; les interventions pacifistes du gouvernement allemand et, après lui, d’un certain nombre de gouvernements des pays neutres.
Y a‑t‑il des chances que la guerre se termine rapidement ?
Il est extrêmement malaisé de répondre à cette question par l’affirmative. A notre avis, deux possibilités se dégagent assez nettement :
La première : conclusion d’une paix séparée entre l’Allemagne et la Russie, même si ce n’est pas sous la forme habituelle d’un traité rédigé en bonne et due forme. La seconde : une telle paix n’est pas conclue, l’Angleterre et ses alliés sont réellement en mesure de tenir encore un an ou deux, ou plus, etc. Dans le premier cas, la guerre cesse inévitablement, sinon maintenant du moins dans un proche avenir, et l’on ne peut escompter de modifications sérieuses dans son déroulement. Dans le second cas, il se peut que la guerre se prolonge indéfiniment.
Arrêtons‑nous sur la première éventualité.
Que des négociations sur une paix séparée entre l’Allemagne et la Russie aient eu lieu tout récemment, que Nicolas II lui-même ou la clique très influente de la cour soient partisans d’une telle paix, que dans la politique mondiale se soit dessiné un tournant de l’alliance impérialiste de la Russie avec l’Angleterre contre l’Allemagne vers une alliance non moins impérialiste de la Russie avec l’Allemagne contre l’Angleterre, tout cela ne fait pas de doute.
Le remplacement de Sturmer par Trépov, la déclaration publique du gouvernement tsariste suivant laquelle les « droits » de la Russie sur Constantinople sont reconnus par tous les alliés, la création par l’Allemagne d’un Etat polonais distinct, autant d’indices d’où il semble résulter que les négociations sur une paix séparée se sont soldées par un échec. Peut‑être le tsarisme les a‑t‑il menées uniquement pour faire chanter l’Angleterre, pour obtenir de sa part la reconnaissance formelle et sans équivoque des « droits » de Nicolas‑le‑Sanglant sur Constantinople et telles ou telles garanties « sérieuses » à l’appui de ces droits ?
L’objectif essentiel, fondamental, de la guerre impérialiste actuelle étant le partage du butin entre les trois principaux rivaux impérialistes, entre les trois brigands, la Russie, l’Allemagne et l’Angleterre, cette hypothèse n’a rien d’improbable.
D’autre part, plus se dessine pour le tsarisme l’impossibilité effective, militaire, de reprendre la Pologne, de conquérir Constantinople, de briser le front de fer allemand, que l’Allemagne redresse, raccourcit et renforce magnifiquement par ses dernières victoires eu Roumanie, et plus le tsarisme se voit obligé de conclure une paix séparée avec l’Allemagne, c’est‑à‑dire de substituer à l’alliance impérialiste avec l’Angleterre contre l’Allemagne une alliance impérialiste avec l’Allemagne contre l’Angleterre. Pourquoi pas ? La Russie a bien été à un cheveu de la guerre avec l’Angleterre à cause de la rivalité impérialiste des deux puissances pour le partage du butin en Asie centrale ! Des négociations ont bien eu lieu entre l’Angleterre et l’Allemagne au sujet d’une alliance contre la Russie en 1898, l’Angleterre et l’Allemagne ayant alors convenu secrètement de se partager les colonies du Portugal « au cas » où celui‑ci ne remplirait pas ses engagements financiers !
Le désir redoublé des milieux impérialiste dirigeants d’Allemagne de conclure une alliance avec la Russie contre l’Angleterre s’est manifesté il y a déjà plusieurs mois. La base de l’alliance serait, apparemment, le partage de la Galicie (il est très important pour le tsarisme d’étouffer le centre de l’agitation et de la liberté ukrainiennes), de l’Arménie, et peut‑être de la Roumanie ! Un journal allemand n’a‑t‑il pas fait « allusion » à l’éventualité d’un partage de la Roumanie entre l’Autriche, la Bulgarie et la Russie ? L’Allemagne pourrait encore accorder certaines autres « petites concessions » au tsarisme, à seule fin de réaliser l’alliance avec la Russie, et peut‑être aussi avec le Japon contre l’Angleterre.
Une paix séparée pourrait être conclue secrètement entre Nicolas Il et Guillaume Il. L’histoire de la diplomatie connaît des exemples de traités secrets, ignorés de tous, même des ministres, à l’exception de deux ou trois personnes. Elle connaît des exemples où les « grandes puissances », les principales rivales, se rendirent à un congrès « de toute l’Europe » après s’être entendues préalablement en secret sur l’essentiel (par exemple, l’accord secret, de la Russie avec l’Angleterre pour le pillage de la Turquie avant le congrès de Berlin en 1878). Il n’y aurait absolument rien d’étonnant à ce que le tsarisme repousse une paix séparée formelle, notamment pour cette raison que, dans l’état actuel de la Russie, le gouvernement pourrait être constitué par Milloukov associé à Goutchkov ou par Milioukov associé à Kérenski; à ce que, d’autre part, le tsarisme conclue en même temps avec l’Allemagne un traité secret, non formel, mais non moins « solide », en ce sens que les deux « hautes parties contractantes » suivront en commun telle ou telle ligne au futur congrès de la paix !
On ne peut savoir si cette hypothèse est vraie ou non. En tout état de cause, elle contient mille fois plus de vérité, elle caractérise mille fois mieux ce qui est, que les interminables phrases doucereuses sur une paix conclue entre les gouvernements actuels, et en général entre les gouvernements bourgeois, et qui reposerait sur le refus des annexions, etc. Ces phrases ne sont que de pieux souhaits ou bien des formules hypocrites et mensongères servant à dissimuler la vérité. La vérité de l’époque actuelle, de la guerre actuelle, des tentatives actuelles de conclure la paix, consiste dans le partage du butin impérialiste. Tel est le fond de la question, et comprendre cette vérité, la proclamer, « dire ce qui est », voilà la tâche fondamentale de la politique socialiste, à la différence de la politique bourgeoise, pour laquelle l’essentiel est de dissimuler, d’estomper cette vérité.
Les deux coalitions impérialistes ont amassé une certaine quantité de butin, et ce sont les deux rapaces les plus importants et les plus forts, l’Allemagne et l’Angleterre, qui en ont pillé le plus. L’Angleterre n’a pas perdu un pouce de son territoire et de ses colonies, tout en « acquérant » les colonies allemandes et une partie de la Turquie (la Mésopotamie). L’Allemagne a perdu presque toutes ses colonies, mais elle a acquis en Europe des territoires infiniment plus précieux en envahissant la Belgique, la Serbie, la Roumanie, une partie de la France, une partie de la Russie, etc. Il s’agit de partager ce butin, et l’« ataman » de chaque bande de brigands, soit l’Angleterre et l’Allemagne, doit récompenser dans une certaine mesure ses alliés, qui, à l’exception de la Bulgarie et, à un degré moindre, de l’Italie, ont subi des portes particulièrement lourdes. Ce sont les alliés les plus faibles qui ont subi les plus grands préjudices : dans la coalition anglaise, la Belgique, la Serbie, le Monténégro et la Roumanie ont été écrasés; dans la coalition allemande, la Turquie a perdu l’Arménie et une partie de la Mésopotamie.
Jusqu’à présent, le butin de l’Allemagne dépasse incontestablement, et de beaucoup, celui de l’Angleterre. Jusqu’à présent, l’Allemagne l’a emporté, en se révélant infiniment plus forte que personne ne pouvait le supposer avant la guerre. On conçoit donc que l’intérêt de l’Allemagne serait de conclure la paix le plus rapidement possible, car sa rivale pourrait encore, dans l’hypothèse la plus avantageuse pour elle (encore que peu probable), faire entrer en ligne une importante réserve de recrues, etc.
Telle est la situation objective. Telle est la phase actuelle de la lutte pour le partage du butin impérialiste. Il est parfaitement naturel que cette phase ait engendré des aspirations, des déclarations et des prises de position pacifistes, surtout parmi la bourgeoisie et les gouvernements de la coalition allemande, puis des pays neutres. Il est non moins naturel que la bourgeoisie et ses gouvernements soient contraints de faire tout leur possible pour mystifier les peuples en voilant la nudité repoussante du monde impérialiste, le partage du butin, par des phrases de bout en bout mensongères sur la paix démocratique, la liberté des petits peuples, la réduction des armements, etc.
Mais si le désir de mystifier les peuples est naturel chez la bourgeoisie, comment les socialistes s’acquittent‑ils de leur devoir ? C’est ce que nous allons voir dans l’article (ou chapitre) suivant.
Article (ou chapitre) II : Le pacifisme de Kautsky et de Turati
De tous les théoriciens de la II° Internationale, Kautsky est celui qui jouit de la plus grande autorité; il est le chef le plus en vue de ce qu’on appelle le « centre marxiste » en Allemagne, le représentant de l’opposition qui a créé au Reichstag une fraction distincte : le « Groupe social‑démocrate du travail » (Haase, Ledebour, etc.). Un certain nombre de journaux social‑démocrates d’Allemagne publient actuellement des articles de Kautsky sur les conditions de paix, paraphrasant la, déclaration officielle du « Groupe social‑démocrate du travail » au sujet de la fameuse note du gouvernement allemand qui proposait d’entamer des pourparlers de paix. Exigeant que le gouvernement propose des conditions de paix déterminées, cette déclaration contient notamment la phrase caractéristique suivante :
… « Pour que cette note (du gouvernement allemand) conduise à la paix, il faut que soit rejetée sans équivoque dans tous les pays l’idée des annexions de régions étrangères, de la subordination politique, économique ou militaire de quelque peuple que ce soit à un autre Etat »…
Paraphrasant et concrétisant cette thèse, Kautsky « démontre » avec force détails dans ses articles que Constantinople ne doit pas appartenir à la Russie et que la Turquie ne doit être l’Etat vassal de personne.
Examinons plus attentivement ces mots d’ordre et arguments politiques de Kautsky et de ses amis politiques. Lorsqu’il s’agit de la Russie, c’est‑à‑dire du concurrent impérialiste de l’Allemagne, Kautsky formule une revendication non pas abstraite, non pas « générale », mais parfaitement concrète, précise et définie : Constantinople ne doit pas appartenir à la Russie. Il dénonce ainsi les desseins impérialistes réels… de la Russie. Lorsqu’il s’agit de l’Allemagne, c’est‑à‑dire précisément du pays où la majorité du parti qui compte Kautsky parmi ses membres (et qui en a fait le rédacteur en chef de son organe principal et dirigeant de son organe théorique, la Neue Zeit) aide la bourgeoisie et le gouvernement à mener la guerre impérialiste, Kautsky ne dénonce pas les desseins impérialistes concrets de son gouvernement, mais se contente d’un vœu ou d’un principe « général » : la Turquie ne doit être l’Etat vassal de personne !!
Qu’est‑ce qui distingue, quant à son contenu réel, la politique de Kautsky de celle des social‑chauvins (socialistes en paroles et chauvins en fait), pour ainsi dire militants, de France et d’Angleterre, qui dénoncent carrément les menées impérialistes concrètes de l’Allemagne pour se borner à des souhaits ou des principes « généraux » touchant les pays ou les peuples conquis par l’Angleterre et la Russie, qui condamnent bien haut l’annexion de la Belgique et de la Serbie, mais passent sous silence l’annexion de la Galicie, de l’Arménie, des colonies d’Afrique ?
En fait, la politique de Kautsky et celle de Sembat-Henderson aident d’une façon identique leurs gouvernements impérialistes respectifs, en attirant principalement l’attention sur les intrigues ténébreuses du concurrent et adversaire, et en jetant un voile de phrases nébuleuses et de pieux souhaits sur les activités tout aussi impérialistes de « leur » bourgeoisie. Nous cesserions d’être des marxistes, nous cesserions d’être en général des socialistes, si nous nous contentions d’une méditation chrétienne pour ainsi dire, sur la vertu de bonnes petites phrases générales, sans mettre à nu leur signification politique réelle. Ne voyons-nous pas constamment la diplomatie de toutes les puissances impérialistes faire parade de phrases « générales » et de déclarations « démocratiques » magnanimes qui servent à camoufler le pillage, le supplice et l’étouffement des petits peuples ?
…« La Turquie ne doit être l’Etat vassal de personne »…
Si je ne dis que cela, j’ai l’air d’être partisan de la liberté complète de la Turquie. Mais je ne fais que répéter une phrase qu’ont aussi l’habitude de prononcer les diplomates allemands, lesquels énoncent sciemment un mensonge hypocrite en masquant par cette formule, le fait que l’Allemagne a transformé actuellement la Turquie en son vassal et financier et militaire ! Si je suis un socialiste allemand, mes phrases « générales » ne font que servir la diplomatie de l’Allemagne, car leur signification réelle consiste à farder l’impérialisme allemand.
… « Il faut que soit rejetée dans tous les pays l’idée des annexions,… de la subordination économique de quelque peuple que ce soit »…
Quelle grandeur d’âme ! Voilà des milliers de fois que les impérialistes « rejettent l’idée » des annexions et de l’étranglement financier des peuples faibles, mais ne faut‑il pas, en regard, considérer les faits, qui montrent que n’importe quelle grande banque d’Allemagne, d’Angleterre, de France, des Etats‑Unis maintient les petits peuples « sous sa subordination » ? Le gouvernement bourgeois actuel d’un pays riche peut‑il renoncer pratiquement aux annexions et à la sujétion économique des peuples étrangers, alors que des milliards et des milliards sont investis dans les voies ferrées et autres entreprises des pays faibles ?
Qui lutte réellement contre les annexions, etc. ? Celui qui jette au vent de belles phrases dont la signification équivaut absolument à l’eau bénite chrétienne dont on asperge les forbans couronnés et capitalistes, ou celui qui explique aux ouvriers l’impossibilité de faire cesser les annexions et l’étouffement financier sans renverser la bourgeoisie impérialiste et ses gouvernements ?
Voici encore une illustration italienne du pacifisme prôné par Kautsky.
Dans l’organe central du parti socialiste italien Avanti ! du 25 décembre 1916, le réformiste bien connu Felippo Turati a publié un article intitulé « Abracadabra ». Le 22 novembre 1916, écrit-il, le groupe parlementaire socialiste italien a soumis au Parlement une proposition de paix. Le groupe « a constaté la convergence des principes proclamés par les représentants de l’Angleterre et de l’Allemagne, des principes qui doivent être à la base d’une paix possible, et a invité le gouvernement à entamer des négociations de paix par l’intermédiaire des Etats-Unis et d’autres pays neutres ». C’est ainsi que Turati lui-même expose le contenu de la proposition socialiste.
Le 6 décembre 1916, la Chambre « enterre » cette dernière, « ajournant » la discussion. Le 12 décembre, au Reichstag, le chancelier allemand propose en son nom ce que voulaient les socialistes d’Italie. Le 22 décembre, Wilson envoie sa note « paraphrasant et reprenant – selon l’expression de F. Turati – les idées et les motifs de la proposition socialiste ». Le 23 décembre, d’autres Etats neutres entrent en scène paraphrasant la note de Wilson.
On nous accuse de nous être vendus à l’Allemagne, s’exclame Turati. Wilson et les Etats neutres se seraient-ils vendus, eux aussi, à ce pays ?
Le 17 décembre, Turati prononça au Parlement un discours dont un passage fit extraordinairement – et à juste titre – sensation. Voici ce passage selon le compte rendu de l’Avanti ! :
… « Supposons qu’une discussion du genre de celle que nous propose l’Allemagne soit de nature à trancher, dans leurs grandes lignes, des questions telles que l’évacuation de la Belgique et de la France, la restauration de la Roumanie, de la Serbie, et, si vous voulez, du Monténégro; ajoutons encore la rectification des frontières italiennes touchant ce qui est incontestablement italien et qui répond à des garanties d’ordre stratégique »…
A cet endroit, la Chambre bourgeoise et chauvine interrompt Turati; des exclamations fusent de toutes parts :
« Magnifique ! C’est donc que vous voulez tout cela, vous aussi! Vive Turati ! Vive Turati ! »…
Sentant apparemment quelque chose de singulier dans cet enthousiasme de la bourgeoisie, Turati essaie de « se corriger » ou de « s’expliquer » :
… « Messieurs, dit-il, pas de plaisanteries déplacées. Une chose est d’admettre l’opportunité de l’unité nationale et le droit à cette unité, que nous avons toujours reconnu; autre chose est de provoquer ou de justifier la guerre à cette fin. »
Ni cette « explication » de Turati, ni l’article de l’Avanti ! qui prend sa défense, ni la lettre de Turati en date du 21 décembre, ni l’article d’un certain « b b » dans le Volksrecht((Le Droit du peuple.)) de Zurich ne « rectifient » rien et n’éliminent le fait que Turati a été pris en flagrant délit !… Plus exactement: ce n’est pas Turati qui a été pris, mais le pacifisme socialiste tout entier, représenté par Kautsky et, comme nous le verrons plus loin, par les « kautskistes » français. La presse bourgeoise d’Italie avait raison de s’emparer de ce passage de discours de Turati et d’exulter à son sujet.
Le « b b » susmentionné essaie de plaider la cause de Turati en affirmant que celui-ci ne voulait parler que du « droit des nations à disposer d’elles-mêmes ».
Piètre plaidoirie ! Que vient faire ici le « droit des nations à disposer d’elles-mêmes » ? Chacun sait que, dans le programme des marxistes, il se rapporte – comme il s’est toujours rapporté dans le programme de la démocratie internationale – à la défense des peuples opprimés. Que vient faire ici le « droit des nations à disposer d’elles-mêmes », appliqué à la guerre impérialiste, c’est-à-dire à une guerre pour le partage des colonies, pour l’oppression de pays étrangers, à une guerre entre puissances de rapines oppressives, pour savoir qui asservira le plus de peuples étrangers ?
Se référer au droit des nations à disposer d’elles-mêmes pour justifier une guerre impérialiste, et non nationale en quoi cela diffère-t-il des discours d’Alexinski, d’Hervé, d’Hyndman, qui invoquent la république française opposée à la monarchie allemande, bien que tout le monde sache que la guerre actuelle n’est nullement un conflit entre le républicanisme et le monarchisme, mais un conflit pour le partage des colonies, etc., entre deux coalitions impérialistes ?
Turati a essayé de s’expliquer et de se disculper en disant qu’il n’entendait nullement « justifier » la guerre.
Croyons le réformiste Turati, le kautskiste Turati, quand il dit qu’il n’avait pas l’intention de justifier la guerre. Mais qui ne sait qu’en politique, on tient compte, non pas des intentions, mais des actes ? Non pas des pieux souhaits, mais des faits ? Non pas de l’imaginaire, mais du réel ?
Admettons que Turati n’ait pas voulu justifier la guerre, que Kautsky n’ait pas voulu justifier la transformation de la Turquie en vassal de l’impérialisme allemand. Mais, en réalité, ces deux bons pacifistes n’ont fait précisément que justifier la guerre ! Voilà le fond de la question. Si Kautsky, au lieu de s’exprimer dans une revue si ennuyeuse qu’elle n’a pas de lecteurs, avait pris la parole à la tribune du Parlement, devant un public bourgeois ardent, impressionnable, doué d’un tempérament méridional, pour prononcer une phrase comme celle-ci : « Constantinople ne doit pas appartenir à la Russie, la Turquie ne doit être l’Etat vassal de personne », il n’y aurait rien eu d’étonnant à ce que des bourgeois pleins d’esprit s’exclament : « Parfait ! Très juste ! Vive Kautsky ! »
Turati a adopté en fait ‑ peu importe qu’il l’ait voulu ou non, qu’il en ait eu conscience ou non ‑ le point de vue d’un courtier bourgeois proposant un marché à l’amiable entre les rapaces impérialistes. La « libération » des terres italiennes appartenant à l’Autriche serait en réalité une récompense camouflée accordée à la bourgeoisie italienne pour sa participation à la guerre menée par une gigantesque coalition impérialiste; elle serait un petit supplément au partage des colonies en Afrique et des sphères d’influence en Dalmatie et en Albanie. Il est peut-être naturel pour le réformiste Turati de s’aligner sur la bourgeoisie, mais Kautsky ne se distingue pratiquement en rien de Turati.
Pour ne pas farder la guerre impérialiste, pour ne pas aider la bourgeoisie à la présenter faussement comme une guerre nationale, une guerre de libération des peuples, pour ne pas se retrouver sur les positions du réformisme bourgeois, il aurait fallu parler, non comme Kautsky et Turati, mais comme Karl Liebknecht ; ils auraient dû déclarer à leur bourgeoisie qu’elle fait acte d’hypocrisie en parlant de libération nationale, que la guerre actuelle ne peut se terminer par une paix démocratique si le prolétariat ne « tourne pas les armes » contre son gouvernement.
Telle devait être l’unique position d’un véritable marxiste, d’un véritable socialiste et non d’un réformiste bourgeois. Le véritable artisan d’une paix démocratique n’est pas l’homme qui répète de pieux souhaits de pacifisme, ne signifiant rien et n’engageant à rien, mais celui qui dénonce le caractère impérialiste de la guerre actuelle et de la paix impérialiste qu’elle prépare, et qui appelle les peuples à la révolution contre les gouvernements criminels.
D’aucuns tentent parfois de défendre Kautsky et Turati en prétendant que, légalement, on ne pouvait se permettre plus qu’une « allusion » contre le gouvernement, et que les pacifistes en question ont fait cette « allusion ». Mais à cela il convient de répondre, en premier lieu, que l’impossibilité de dire légalement la vérité est un argument en faveur non pas de la dissimulation de la vérité, mais de la nécessité d’une organisation et d’une presse clandestines, c’est‑à‑dire soustraites à la police et à la censure; en second lieu, qu’il est des moments historiques où un socialiste est tenu de rompre avec toute légalité; en troisième lieu, que même dans la Russie féodale, Dobrolioubov et Tchernychevski ont su dire la vérité, tantôt en faisant le silence sur le manifeste du 19 février 1861((Il s’agit du manifeste tsariste abolissant le servage. )), tantôt en raillant et en stigmatisant les libéraux de l’époque, qui prononçaient exactement les mêmes discours que Turati et Kautsky.
Nous passerons, dans le chapitre suivant, au pacifisme français, qui a trouvé son expression dans les résolutions des deux congrès que viennent de tenir les organisations ouvrières et socialistes de France.
Article (ou chapitre) III : Le pacifisme des socialistes et des syndicalistes français
Les congrès de la C.G.T. (Confédération Générale du Travail) française et du parti socialiste français viennent de prendre fin. La signification et le rôle réels, à l’heure présente, du pacifisme socialiste s’y sont manifestés avec une netteté particulière.
Voici la résolution du congrès syndical, adoptée à l’unanimité, aussi bien par la majorité des chauvins à tous crins, avec à leur tête le tristement célèbre Jouhaux, que par l’anarchiste Broutchoux et… le « zimmerwaldien » Merrheim :
« La conférence des fédérations corporatives nationales, des unions de syndicats et des bourses du travail, prenant acte de la note du président des Etats‑Unis « invitant toutes les nations se trouvant actuellement en guerre à exposer publiquement leurs vues sur les conditions auxquelles il pourrait être mis fin à la guerre »,
• demande au gouvernement français d’accepter cette proposition;
• invite le gouvernement à prendre l’initiative d’une intervention semblable auprès de ses alliés afin de hâter l’heure de la paix;
• déclare que la fédération des nations, qui est l’un des gages de la paix définitive, ne peut être réalisée que dans l’indépendance, l’intégrité territoriale et la liberté politique et économique de toutes les nations, petites et grandes.
Les organisations représentées à là conférence s’engagent à soutenir et à propager cette idée parmi la masse des ouvriers pour que prenne fin une situation indéterminée et équivoque qui ne profite qu’à la diplomatie secrète, et contre laquelle la classe ouvrière s’est toujours élevée. »
Voilà un modèle de pacifisme « pur » tout à fait dans l’esprit de Kautsky, d’un pacifisme approuvé par une organisation ouvrière officielle qui n’a rien de commun avec le marxisme, et qui est composée en majorité de chauvins. Nous sommes en présence d’un document remarquable, méritant l’attention la plus sérieuse, et qui traduit le rassemblement politique des chauvins et des « kautskistes » sur la plate-forme de la phrase pacifiste creuse. Si, dans l’article précédent, nous nous sommes efforcés de montrer en quoi résidait le fondement théorique de l’unité de vues des chauvins et des pacifistes, des bourgeois et des réformistes socialistes, nous voyons à présent cette unité pratiquement réalisée dans un autre pays impérialiste.
A la conférence de Zimmerwald, qui a eu lieu du 5 au 8/9/1915, Merrheim a déclaré. « Le parti, les Jouhaux, le gouvernement, ce ne sont que trois têtes sous un bonnet((En français dans le texte )). », A la conférence de la C.G.T. du 26 décembre 1916, Merrheim vote, avec Jouhaux, la résolution pacifiste. Le 23 décembre 1916, le journal Volksstimme((La Voix du Peuple)) de Chemnitz, l’un des organes les plus francs et les plus extrémistes des social-impérialistes allemands, publie un éditorial intitulé : « Désagrégation des partis bourgeois et rétablissement de l’unité social‑démocrate. » Cet article exalte, cela va de soi, le pacifisme de Südekum, Legien, Scheidemann et Cie, de toute la majorité du parti social‑démocrate allemand, ainsi que du gouvernement allemand, et proclame que « le premier congrès du parti qui sera convoqué après la guerre doit rétablir l’unité du parti, à l’exception du petit nombre de fanatiques qui refusent de régler leurs cotisations » (c’est‑à‑dire les partisans de K. Liebknecht !), « rétablir l’unité du parti sur la base de la politique suivie par la direction du parti, la fraction social‑démocrate du Reichstag et les syndicats ».
Voilà formulées on ne peut plus clairement l’idée et la politique de l’« unité » des social‑chauvins déclarés d’Allemagne avec Kautsky et Cie, avec le « Groupe social-démocrate du travail »,‑ de l’unité sur la base de phrases pacifistes,‑ de l’« unité » réalisée en France le 26 décembre 1916 entre Jouhaux et Merrheim !
L’organe central du parti socialiste italien Avanti ! a écrit le 28 décembre 1916 dans une note de la rédaction :
« Si Bissolati et Südekum, Bonomi et Scheidemann, Sembat et David, Jouhaux et Legien, sont passés dans le camp du nationalisme bourgeois et ont trahi (hanno tradito, ont commis une trahison) l’unité idéologique des internationalistes, qu’ils avaient juré de servir fidèlement et honnêtement, nous, nous resterons avec nos camarades allemands tels que Liebknecht, Ledebour, Hoffmann, Meyer, avec nos camarades français tels que Merrheim, Blanc, Brizon, Raffin‑Dugens, qui n’ont pas changé et n’ont pas flanché ».
Voyez à quelle confusion on aboutit :
Bissolati et Bonomi ont été exclus du parti socialiste italien, en tant que réformistes et chauvins, dès avant la guerre. L’Avanti ! les met sur le même plan que Südekum et Legien, et c’est évidemment très juste, mais Südekum, David et Legien sont à la tête du parti‑pseudo social‑démocrate allemand, qui est en fait un parti social‑chauvin, et le même Avanti ! s’élève contre leur exclusion, contre la rupture avec eux, contre la formation d’une III° Internationale. L’Avanti ! déclare, et il a en cela parfaitement raison, que Legien et Jouhaux sont passés dans le camp du nationalisme bourgeois, et il leur oppose Liebknecht et Ledebour, Merrheim et Brizon. Mais Merrheim vote avec Jouhaux, et Legien proclame, par l’entremise de la Voix du Peuple de Chemnitz, sa certitude de voir rétablir l’unité du parti à la seule exception des camarades de Liebknecht, c’est‑à‑dire l’« unité » avec le « Groupe social‑démocrate du travail » (y compris Kautsky) auquel appartient Ledebour !!
Ce méli‑mélo vient de ce que l’Avanti ! confond le pacifisme bourgeois avec l’internationalisme social‑démocrate révolutionnaire, tandis que les politiciens expérimentés que sont Legien et Jouhaux ont compris à merveille l’identité du pacifisme socialiste et du pacifisme bourgeois.
Comment, en effet, Jouhaux et son journal chauvin La Bataille((La Bataille Syndicaliste : quotidien de la C.G.T avant 1914. Reparût à partir de novembre 1915 grâce au soutien du gouvernement français et sur une orientation social-chauvine. )) n’exhulteraient‑ils pas en constatant l’« unité de vues » entre Jouhaux et Merrheim, alors que la résolution adoptée à l’unanimité, que nous avons citée intégralement, ne contient en réalité rigoureusement rien d’autre que des phrases pacifistes bourgeoises, qu’on n’y trouve pas le moindre semblant de conscience révolutionnaire, aucune idée socialiste !
N’est‑il pas ridicule de parler de « liberté économique de toutes les nations, petites et grandes », en passant sous silence le fait que, tant que les gouvernements bourgeois ne seront pas renversés et que la bourgeoisie ne sera pas expropriée, cette « liberté économique » sert à duper le peuple, tout comme les phrases sur la « liberté économique » des citoyens en général, des petits paysans et des riches, des ouvriers et des capitalistes dans la société moderne ?
La résolution que Jouhaux et Merrheim ont votée unanimement est pénétrée de bout en bout des idées du « nationalisme bourgeois » que l’Avanti ! relève à juste titre chez Jouhaux, mais que, chose étrange, le même Avanti ! ne discerne pas chez Merrheim.
Les nationalistes bourgeois ont partout et de tout temps fait étalage de phrases « creuses » sur la « fédération des nations » en général, sur la « liberté économique de toutes les nations, grandes et petites ». A la différence des nationalistes bourgeois, les socialistes ont toujours dit et disent : discourir sur la « liberté économique des nations grandes et petites » est une hypocrisie répugnante aussi longtemps que certaines puissances (l’Angleterre et la France, par exemple) placent à l’étranger, c’est‑à‑dire prêtent à des taux usuraires aux nations petites et retardataires, des dizaines et des dizaines de milliards de francs, et que Ies pays faibles se trouvent sous leur coupe.
Des socialistes n’auraient pu laisser passer sans une protestation énergique aucune phrase de la résolution votée unanimement par Jouhaux et Merrheim. Des socialistes auraient déclaré, contrairement à cette résolution, que l’intervention de Wilson est sans conteste un mensonge et une hypocrisie, car il est le représentant d’une bourgeoisie qui a tiré des milliards de profits de la guerre, le chef d’un gouvernement qui a accru avec frénésie l’armement des Etats‑Unis en vue, sans doute, d’une seconde grande guerre impérialiste que le gouvernement bourgeois français, entièrement sous la coupe du capital financier dont il est l’esclave, et des traités impérialistes secrets, absolument réactionnaires et de rapine, avec l’Angleterre, la Russie, etc., n’est en état ni de dire ni de faire quoi que ce soit d’autre que de mentir, lui aussi, au sujet d’une paix démocratique et « équitable »; que la lutte pour une telle paix ne consiste pas à répéter des phrases pacifistes gentilles, doucereuses, générales, creuses, vaines, n’engageant à rien et ne faisant pratiquement que farder l’ordure impérialiste, mais à dire aux peuples la vérité, plus précisément, que pour réaliser une paix démocratique et équitable, il faut renverser les gouvernements bourgeois de tous les pays belligérants, et profiter pour ce faire de ce que des millions d’ouvriers sont armés, ainsi que de l’exaspération générale causée dans la masse de la population par la cherté de la vie et les horreurs de la guerre impérialiste.
Voilà ce qu’auraient dû dire des socialistes, au lieu de présenter la résolution de Jouhaux et de Merrheim.
Non seulement le parti socialiste français n’a pas dit cela à son congrès qui a eu lieu à Paris en même temps que celui de la C.G.T., mais il a adopté une résolution encore pire, par 2 838 voix contre 109 et 20 abstentions, c’est‑à-dire par le bloc des social‑chauvins (Renaudel et Cie, appelés « majoritaires » ou partisans de la majorité) et des longuettistes (partisans de Longuet, kautskistes français) !! Et le zimmerwaldien Bourderon ainsi que le kienthalien (participant de la conférence de Kienthal) Raffin‑Dugens l’ont votée également !!
Nous n’en citerons pas le texte, car il est excessivement long et ne présente aucun intérêt : des phrases doucereuses et onctueuses sur la paix voisinent avec l’engagement de continuer à soutenir en France ce qu’on appelle la « défense de la patrie », c’est‑à‑dire la guerre impérialiste que mène la France en alliance avec des forbans encore plus grands et plus puissants, comme l’Angleterre et la Russie.
En France, l’union des social‑chauvins avec les pacifistes (ou kautskistes) et avec une partie des zimmerwaldiens est par conséquent devenue un fait, non seulement dans la C.G.T., mais aussi dans le parti socialiste.
Article (ou chapitre) IV : Zimmerwald à la croisée des chemins
Le 28 décembre sont arrivés à Berne les journaux français contenant le compte rendu du congrès de la C.G.T., et, le 30 décembre, les journaux socialistes de Berne et de Zürich ont publié le nouvel appel de l’I.S.K. (« Internationale Sozialistische Kommission ») de Berne, c’est‑à‑dire de la Commission socialiste internationale, organe exécutif de l’union de Zimmerwald. Dans cet appel, daté de la fin décembre 1916, il est question de la proposition de paix faite par l’Allemagne, ainsi que par les Etats‑Unis et d’autres pays neutres, et toutes ces interventions gouvernementales sont qualifiées ‑ tout à fait à juste titre, cela va de soi ‑ de « comédie de paix », « jeu des gouvernements tendant à mystifier leurs propres peuples », de « gesticulations pacifistes hypocrites de diplomates ».
A cette comédie et à ce mensonge on oppose, comme l’« unique force » susceptible d’assurer la paix, etc., la « ferme volonté » du prolétariat international de « tourner les armes, non pas contre ses frères, mais contre l’ennemi dans son propre pays ».
Ces citations nous montrent avec évidence deux politiques essentiellement différentes, qui ont jusqu’à maintenant en quelque sorte cohabité au sein de l’union zimmerwaldienne, et qui se sont à présent définitivement séparées.
D’une part, Turati dit sans, ambages, et très justement, que la proposition de l’Allemagne, de Wilson, etc., n’a été qu’une « paraphrase » du pacifisme « socialiste » italien; la déclaration des social‑chauvins allemands et le vote des social‑chauvins français attestent que les uns et les autres ont parfaitement apprécié l’utilité du camouflage pacifiste, de leur politique.
D’autre part, l’appel de la Commission socialiste internationale qualifie d’hypocrisie et de comédie le pacifisme de tous les gouvernements belligérants et neutres.
D’une part, il y a alliance de Jouhaux avec Merrheim, de Bourderon, Longuet et Raffin‑Dugens avec Renaudel, Sembat et Thomas, tandis que les social‑chauvins allemands Südekum, David et Scheidemann proclament l’imminence du « rétablissement de l’unité social‑démocrate » avec Kautsky et le « Groupe social‑démocrate du travail ».
D’autre part, l’appel de la Commission socialiste internationale invite les « minorités socialistes » à lutter énergiquement contre « leurs gouvernements » « et leurs stipendiés (Söldlinge) social‑patriotes ».
C’est l’un ou l’autre.
Démasquer l’indigence d’idées, l’absurdité, l’hypocrisie du pacifisme bourgeois ou bien le « paraphraser » en un pacifisme « socialiste » ? Lutter contre les Jouhaux et les Renaudel, les Legien et les David, en tant que « stipendiés » des gouvernements, ou bien s’allier à eux dans des déclamations pacifistes creuses du modèle français ou du type allemand ?
C’est là que passe à présent la ligne de partage entre la droite de Zimmerwald, qui s’est toujours dressée de toutes ses forces contre la scission avec les social‑chauvins, et la gauche de Zimmerwald qui, dès le début, s’est préoccupée, non sans raison, de se désolidariser publiquement de la droite, d’intervenir dans la presse, pendant et après la conférence, avec une plate‑forme distincte. L’approche de la paix, ou tout au moins la discussion animée qui se déroule dans certains milieux bourgeois à propos de la paix, a provoqué nécessairement et non par hasard une divergence particulièrement frappante entre ces deux politiques. Car les pacifistes bourgeois et leurs imitateurs et perroquets « socialistes » ont toujours imaginé la paix comme quelque chose de distinct dans son principe même, en ce sens que l’idée : « la guerre est la continuation de la politique de paix, la paix est la continuation de la politique de guerre » n’a jamais été comprise par les pacifistes des deux nuances. Que la guerre impérialiste de 1914‑1917 soit la continuation de la politique impérialiste des années 1898 à 1914, sinon d’une période encore antérieure, ni les bourgeois ni les social‑chauvins n’ont jamais voulu et ne veulent le voir. Que la paix ne puisse être à présent, si les gouvernements bourgeois ne sont pas renversés par la révolution, qu’une paix impérialiste continuant la guerre impérialiste, ni les pacifistes bourgeois ni les pacifistes socialistes ne le comprennent.
De même que pour porter un jugement sur la guerre actuelle, on a eu recours à des formules absurdes, plates et vulgaires sur l’agression ou la défense en général, de même, quand il s’agit de porter un jugement sur la paix, on a recours aux mêmes lieux communs de philistins, en oubliant la situation historique concrète, la réalité concrète de la lutte entre les puissances impérialistes. Il était tout naturel que les social‑chauvins, ces agents des gouvernements et de la bourgeoisie au sein des partis ouvriers, se cramponnent notamment à la paix proche, ou même à des palabres sur la paix, pour dissimuler le fait, dévoilé par la guerre, qu’ils sont profondément réformistes, opportunistes, pour rétablir leur influence sur les masses, actuellement compromise. Voilà pourquoi, comme nous l’avons vu, les social‑chauvins d’Allemagne et de France font des mains et des pieds pour « s’allier » à la partie vacillante, sans principes, pacifiste, de l’« opposition ».
Au sein de l’union zimmerwaldienne on essayera aussi, assurément, d’estomper la divergence entre les deux lignes politiques irréductibles. On peut prévoir deux catégories de tentatives de ce genre. La conciliation « utilitaire » consistera tout simplement à associer d’une manière mécanique des formules révolutionnaires ronflantes (comme, par exemple, celles de l’appel de la Commission socialiste internationale) à une pratique opportuniste et pacifiste, Il en était ainsi dans la II° Internationale. Les phrases archirévolutionnaires des appels de Huysmans et Vandervelde et de certaines résolutions de congrès ne faisaient que camoufler la pratique archi-opportuniste de la majorité des partis européens, sans la remanier, sans la saper, sans lutter contre elle. Il est douteux que cette tactique puisse réussir de nouveau au sein de l’union zimmerwaldienne.
Les « conciliateurs au nom des principes » tenteront de présenter une falsification du marxisme en recourant, par exemple, à un raisonnement tel que celui-ci : les réformes n’excluent pas la révolution, une paix impérialiste avec certaines « améliorations » des frontières nationales ou du droit international ou des dépenses budgétaires pour les armements, etc., est compatible avec le mouvement révolutionnaire, en tant qu’« une des phases du développement » de ce mouvement, etc., etc.
Ce serait là une altération du marxisme. Bien sûr que les réformes n’excluent pas la révolution. Mais ce n’est pas de cela qu’il est question à l’heure actuelle; il s’agit pour les révolutionnaires de ne pas s’exclure eux-mêmes devant les réformistes, c’est‑à‑dire que les socialistes ne doivent pas substituer à leur activité révolutionnaire une activité réformiste. L’Europe connaît une situation révolutionnaire, aggravée par la guerre, ainsi que par la vie chère. Rien ne dit que le passage de la guerre à la paix mettra nécessairement fin à cette situation, car il n’est écrit nulle part que les millions d’ouvriers qui ont à présent entre les mains un magnifique armement se laisseront à coup sûr et sans faute « désarmer docilement » par la bourgeoisie, au lieu de suivre le conseil de K. Liebknecht, c’est‑à-dire de retourner les armes contre leur propre bourgeoisie.
La question ne se pose pas comme le font les pacifistes, les kautskistes : ou bien une campagne politique réformiste, ou bien la renonciation aux réformes. C’est une façon bourgeoise d’envisager le problème. En réalité, la question se présente ainsi : ou bien la lutte révolutionnaire, dont le produit accessoire, en cas de demi‑succès, est constitué par les réformes (ce qu’a démontré toute l’histoire des révolutions dans le monde entier), ou bien rien d’autre que des bavardages sur des réformes ou des promesses de réformes.
Le réformisme de Kautsky, de Turati, de Bourderon, qui à l’heure actuelle prend l’aspect du pacifisme, non content de laisser de côté la question de la révolution (ce qui est déjà une trahison à l’égard du socialisme), non content de renoncer pratiquement à tout travail révolutionnaire méthodique et opiniâtre, va même jusqu’à déclarer que les manifestations de rue constituent une aventure (Kautsky dans la Neue Zeit du 26 novembre 1915), jusqu’à préconiser et réaliser l’unité avec des adversaires déclarés et résolus de la lutte révolutionnaire, avec les Südekum, les Legien, les Renaudel, les Thomas, etc.
Ce réformisme est absolument incompatible avec le marxisme révolutionnaire, qui est tenu d’utiliser au maximum la présente situation révolutionnaire en Europe pour prêcher ouvertement la révolution, le renversement des gouvernements bourgeois, la conquête du pouvoir par le prolétariat en armes, sans renoncer le moins du monde à tirer profit des réformes afin de déployer la lutte pour la révolution et au cours de celle-ci.
Le proche avenir montrera comment se dérouleront les événements en Europe en général, et la lutte du réformisme-pacifisme contre le marxisme révolutionnaire en particulier, y compris la lutte entre les deux parties de l’union zimmerwaldienne.