Un pas en avant, deux pas en arrière
Lénine
q. La nouvelle Iskra. L’opportunisme en matière d’organisation
Pour analyser la position de principe de la nouvelle Iskra, il faut, sans nul doute, prendre comme base les deux feuilletons. d’Axelrod. Nous avons exposé plus haut, en détail, le sens concret de plusieurs de ses vocables favoris. Essayons maintenant d’en faire abstraction, de suivre le développement de la pensée qui a conduit la « minorité » (pour tel ou tel motif futile ou mesquin) à adopter ces mots d’ordre-là et non point d’autres, et d’examiner la portée de principe de ces mots d’ordre indépendamment de leur origine; indépendamment de la « cooptation ». Nous vivons maintenant sous le signe des concessions : faisons donc une concession au camarade Axelrod et « prenons au sérieux » sa « théorie ».
La thèse fondamentale d’Axelrod (n° 57 de l’Iskra) est celle-ci : « Dès le début, notre mouvement recelait deux tendances opposées, dont l’antagonisme devait nécessairement se développer et se répercuter sur notre mouvement au fur et à mesure que celui-ci se développait lui-même. Savoir : « Le but prolétarien du mouvement (en Russie) est en principe le même que celui de la social démocratie d’Occident. » Mais chez nous l’action sur les masses ouvrières émane « d’un élément social qui leur est étranger », les intellectuels radicaux. Ainsi donc, Axelrod constate un antagonisme entre deux tendances, l’une prolétarienne, l’autre intellectuelle radicale, dans notre Parti.
En cela, Axelrod a certainement raison. Que cet antagonisme existe (et pas seulement dans le parti social démocrate russe), la chose ne fait pas de doute. Bien plus. Nul n’ignore que cet antagonisme explique, pour une grande part, la division de la social démocratie contemporaine en social démocratie révolutionnaire (orthodoxe) et opportuniste (révisionniste, ministérialiste, réformiste), division qui s’est nettement manifestée en Russie également au cours de ces dix dernières années de notre mouvement. Tout le monde sait aussi que la social-démocratie orthodoxe exprime les tendances prolétariennes du mouvement, tandis que la social démocratie opportuniste exprime les tendances démocratiques intellectuelles.
Mais, abordant de près ce fait de notoriété publique, Axelrod, effrayé, recule. Il ne fait pas la moindre tentative pour analyser la question de savoir comment s’est manifestée cette division dans l’histoire de la social démocratie russe en général, et notamment à notre congrès du Parti, bien qu’il traite justement du congrès ! Comme toute la rédaction de la nouvelle Iskra, Axelrod a une peur mortelle des procès-verbaux de ce congrès. Cela ne doit pas nous étonner, après tout ce qui a été exposé plus haut, mais de la part d’un «théoricien » qui prétend étudier les diverses tendances de notre mouvement, c’est un cas original de phobie de la vérité. Après avoir écarté, en vertu de cette particularité qui lui est propre, la documentation la plus récente et la plus exacte sur les tendances de notre mouvement, le camarade Axelrod cherche le salut en d’agréables rêveries : « le marxisme légal ou demi marxisme a bien donné un chef littéraire à nos libéraux, dit il. Pourquoi cette gamine espiègle qu’est l’Histoire ne donnerait elle pas à la démocratie bourgeoise révolutionnaire un chef formé à l’école du marxisme révolutionnaire orthodoxe ? » A propos de ce rêve agréable pour Axelrod, nous ne pouvons dire qu’une chose, c’est que, s’il arrive à l’Histoire de faire des espiègleries, cela ne justifie pas encore les espiègleries de pensée d’un homme qui entreprend d’analyser cette Histoire. Quand le chef du demi marxisme laissait percer le libéral, les gens qui voulaient (et savaient) approfondir ses « tendances » se référaient non pas aux espiègleries possibles de l’Histoire, mais à des dizaines et des centaines de traits de la psychologie et de la logique de ce chef, aux particularités de toute sa physionomie littéraire qui trahissaient un reflet du marxisme dans la littérature bourgeoise. Si Axelrod, qui a prétendu analyser les « tendances prolétariennes et révolutionnaires générales de notre mouvement » n’a rien su trouver, mais rien du tout, pour montrer et démontrer l’existence de tendances déterminées chez tels ou tels représentants de cette aile orthodoxe qu’il déteste, il n’a fait que se délivrer à lui-même, solennellement, un certificat d’indigence de pensée. Il faut croire que les affaires du camarade Axelrod vont bien mal, s’il ne lui reste plus qu’à invoquer les espiègleries possibles de l’Histoire !
Une autre référence d’Axelrod – aux « Jacobins » cette fois – est encore plus instructive. Axelrod n’ignore pas, vraisemblablement, que la division de l’actuelle social-démocratie en aile révolutionnaire et aile opportuniste a depuis longtemps déjà, et pas seulement en Russie, donné lieu à des « analogies historiques empruntées à l’époque de la Grande Révolution française ». Axelrod n’ignore pas, vraisemblablement, que les Girondins de l’actuelle social-démocratie recourent toujours et partout aux termes de « jacobinisme », « blanquisme », etc., pour caractériser leurs adversaires. N’imitons pas Axelrod dans sa phobie de la vérité, et considérons les procès-verbaux de notre congrès : peut-être y trouverons nous ce qu’il faut pour analyser et vérifier les tendances que nous étudions et analogies que nous examinons ?
Premier exemple. La discussion sur le programme au congrès du Parti. Le camarade Akimov (« entièrement d’accord » avec le camarade Martynov) déclare : « L’alinéa relatif à la conquête du pouvoir politique (dictature du prolétariat) a été, comparativement à tous les autres programme social démocrates, rédigé de telle façon qu’il peut être interprété – comme il l’a été effectivement par Plékhanov , – en ce sens que le rôle de l’organisation dirigeante devra refouler et isoler de cette organisation la classe dirigée, par elle. C’est ce qui fait que nos tâches politiques sont formulées exactement comme celles de la « Narodnaïa Volia » (p. 124 des procès-verbaux). Le camarade Plékhanov et d’autres iskristes répliquent au camarade Akimov et l’accusent d’opportunisme. Le camarade Axelrod ne trouve t il pas que cette discussion nous montre (dans les faits et non pas dans d’imaginaires espiègleries de l’Histoire) l’antagonisme existant entre les actuels Jacobins et les actuels Girondins de la social démocratie ? Et si le camarade Axelrod a parlé des Jacobins, n’est ce pas parce qu’il s’est trouvé (à cause de ses erreurs) en la compagnie des Girondins de la social démocratie ?
Deuxième exemple. Le camarade Possadovski pose la question d’un « sérieux désaccord » sur la « question essentielle » de la « valeur absolue des principes démocratiques » (p. 169). Avec Plékhanov, il nie leur valeur absolue. Les leaders du « centre» ou du marais (Egorov) et des anti-iskristes (Goldblatt) protestent résolument; ils voient chez Plékhanov une « imitation de la tactique bourgeoise » (p. 170). C’est justement l’idée du camarade Axelrod sur le lien entre l’orthodoxie et la tendance bourgeoise, avec cette seule différence que chez Axelrod cette idée reste suspendue dans l’air, tandis que chez Goldblatt elle est rattachée à un débat précis. Encore une fois, Axelrod ne trouve t il pas que cette controverse, elle aussi, nous montre avec évidence l’antagonisme dans notre congrès entre Jacobins et Girondins de l’actuelle social démocratie ? Si le camarade Axelrod crie contre les Jacobins, n’est ce pas parce qu’il s’est trouvé en la compagnie des Girondins ?
Troisième exemple. La discussion sur le § 1 des statuts défend les « tendances prolétariennes dans notre mouvement.», qui souligne que l’ouvrier ne craint pas l’organisation, que le prolétaire ne sympathise pas avec l’anarchie, apprécie ce stimulant « organisez vous ! »; qui met en garde contre les intellectuels bourgeois, tout pénétrés d’opportunisme ? Les Jacobins de la social démocratie. Et qui introduit dans le Parti les intellectuels radicaux, qui prend soin des professeurs, des collégiens, des isolés, de la jeunesse ? Le Girondin Axelrod avec le Girondin Liber.
Avec quelle maladresse le camarade Axelrod se défend de la « fausse accusation d’opportunisme », ouvertement répandue au congrès de notre Parti contre la majorité du groupe « Libération du Travail » ! Il se défend de telle sorte qu’il confirme l’accusation en reprenant la rengaine à la Bernstein sur le jacobinisme, le blanquisme, etc. ! Il crie au danger du côté des intellectuels radicaux, pour oublier les discours qu’il a tenus au congrès et qui ne respiraient que sollicitude pour ces mêmes intellectuels.
Les « paroles terribles » : jacobinisme, etc., n’expriment absolument rien, si ce n’est de l’opportunisme. Le Jacobin lié indissolublement à l’organisation du prolétariat, conscient de ses intérêts de classe, c’est justement le social-démocrate révolutionnaire. Le Girondin qui soupire après les professeurs et les collégiens, qui redoute la dictature du prolétariat, qui rêve à la valeur absolue des revendications démocratiques, c’est justement l’opportuniste. Seuls les opportunistes peuvent encore, à notre époque, voir un danger dans les organisations conspiratrices, quand l’idée de ramener la lutte politique aux proportions d’un complot, a été mille fois réfutée dans les écrits, réfutée et éliminée depuis longtemps par la vie, quand l’importance cardinale de l’agitation politique de masse a été expliquée et rabâchée jusqu’à l’écœurement. Le vrai motif de cette peur de la conspiration du blanquisme, n’est pas tel ou tel trait particulier du mouvement pratique (comme Bernstein et Cie cherchent depuis longtemps mais en vain à le faire croire), mais la timidité girondine de l’intellectuel bourgeois, dont la mentalité perce si souvent chez les actuels social démocrates. Rien de plus comique que les efforts faits par la nouvelle Iskra pour dire une parole neuve (cent fois répétée en son temps), en mettant en garde contre la tactique des révolutionnaires conspirateurs français des années 40 et 60 (n° 62, éditorial). Dans un prochain numéro de l‘Iskra, les Girondins de l’actuelle social démocratie nous indiqueront sans doute un groupe de conspirateurs français des années 40, pour lequel l’importance de l’agitation politique dans les masses ouvrières, l’importance des journaux ouvriers comme moyen d’action du Parti sur la classe aurait été un a b c depuis longtemps appris, assimilé.
La tendance de la nouvelle Iskra à reprendre, sous prétexte de nouveauté, des vérités élémentaires déjà ressassée, n’est rien moins qu’un effet du hasard; c’est la conséquence inévitable de la situation où se trouvent Axelrod et Martov, tombés dans l’aile opportuniste de notre Parti. Noblesse oblige. Force leur est de répéter les phrases opportunistes; force leur est de reculer pour essayer de découvrir dans un passé lointain une justification quelconque de leur position, indéfendable du point de vue de la lutte au congrès et des nuances ou divisions du Parti qui s’y sont révélées. Aux élucubrations d’Akimov sur le jacobinisme et le blanquisme, le camarade Axelrod joint des lamentations à la Akimov en prétendant que non seulement les « économistes », mais aussi les « politiques », ont fait preuve d’« étroitesse », d’« engouement » excessif, etc., etc. Quand on lit ces discours grandiloquents dans la nouvelle Iskra, qui se targue d’être au dessus de toutes ces étroitesses et engouements, on se demande avec stupeur : De qui font ils le portrait ? Où entendent ils ces discours ? Mais qui donc ignore que la division des social démocrates russes en économistes et en politiques a fait son temps ? Parcourez l‘Iskra de la dernière ou des deux dernières années avant le congrès du Parti, et vous verrez que la lutte contre l’« économisme » s’apaise et cesse complètement dès 1902; vous verrez que, par exemple, en juillet 1903 (n° 43), on parle de l’« époque de l’économisme » comme d’une époque « définitivement révolue »; que l’économisme est considéré comme « définitivement enterré », et l’engouement des politiques est regardé comme de l’atavisme caractérisé. Pour quel motif la nouvelle rédaction de l’Iskra revient-elle à cette division définitivement enterrée ? Nous serions nous battus au congrès avec les Akimov pour les erreurs qu’ils ont commises il y a deux ans dans le Rabotchéié Diélo ? Si nous l’avions fait, nous aurions été de parfaits imbéciles. Mais chacun sait qu’il n’en a pas été ainsi; que nous les avons combattus non pour les fautes anciennes, définitivement enterrées, du Rabotchéié Diélo, mais pour les fautes nouvelles qu’ils ont commises dans leurs jugements et leurs votes au congrès. Ce n’est pas d’après leur position dans le Rabotchéié Diélo, mais d’après leur position au congrès que nous avons jugé des erreurs effectivement abandonnées et de celles qui persistent encore et nécessitent une discussion. Au moment du congrès, la vieille division en économistes et politiques n’existait déjà plus, mais des tendances opportunistes diverses subsistaient, qui s’exprimèrent au cours des débats et des votes sur nombre de questions, et qui amenèrent finalement une nouvelle division du Parti en « majorité » et « minorité ». La vérité, c’est que la nouvelle rédaction de l’Iskra s’efforce, pour des raisons faciles à comprendre, de voiler le lien qui existe entre cette nouvelle division et l’opportunisme actuel dans notre Parti. C’est ce qui fait qu’elle est obligée de reculer, de remonter de la nouvelle division à l’ancienne. Incapable d’expliquer l’origine politique de la nouvelle division (ou désirant, par esprit de concession, jeter un voile((Voir l’article de Plékhanov sur l’« économisme » (Iskra n° 53). Dans le sous titre de cet article s’est glissée, semble t il, une petite coquille. Au lieu de : « Réflexions à haute voix sur le II° Congrès du Parti », lisez plutôt : « sur le congrès de la Ligue » ou si l’on veut, « sur la cooptation ». Autant il est opportun dans certaines conditions de se montrer conciliant pour telles ou telles prétentions personnelles, autant il est inadmissible (du point de vue du Parti, et non du point de vue petit bourgeois) de mêler les questions qui préoccupent le Parti, de substituer à la nouvelle erreur de Martov et d’Axelrod, qui ont commencé à évoluer de l’orthodoxie vers l’opportunisme, l’erreur ancienne (que personne, si ce n’est la nouvelle Iskra, n’évoque maintenant) des Martynov et des Akimov, prêts peut-être aujourd’hui sur de nombreux points du programme et de la tactique – à évoluer de l’opportunisme vers l’orthodoxie.)) sur cette origine), elle ressasse tout ce qui a été dit de l’ancienne division depuis longtemps enterrée. Chacun sait que la nouvelle division part d’un désaccord en matière d’organisation, désaccord qui a commencé par une controverse sur les principes d’organisation (§ 1 des statuts) et qui s’est terminé par une « action pratique » digne des anarchistes. L’ancienne division en économistes et en politiques était due à un désaccord portant principalement sur les questions de tactique.
Cet abandon des questions, plus complexes et vraiment actuelles et pressantes de la vie du Parti, pour des questions depuis longtemps résolues et artificiellement exhumées, la nouvelle Iskra s’efforce de le justifier par une plaisante argutie qui n’est que du suivisme. Sous la houlette du camarade Axelrod, toute la prose de la nouvelle Iskra est marquée, comme d’un trait rouge, de cette profonde « idée » que le contenu est plus important que la forme; que le programme et la tactique importent plus que l’organisation; que la « vitalité d’une organisation est en proportion directe du volume et de la valeur du contenu qu’elle apportera au mouvement »; que le centralisme n’est pas « une chose qui se suffit à elle-même », que ce n’est pas un « talisman universel », etc., etc. Grandes et profondes vérités ! En effet, le programme importe plus que là tactique, et la tactique importe plus que l’organisation. L’alphabet importe plus que l’étymologie, et l’étymologie plus que la syntaxe. Mais que dire de gens qui, ayant échoué à leur examen de syntaxe, font aujourd’hui les importants et tirent vanité de ce qu’il leur faut redoubler la petite classe ? Sur les principes d’organisation, Axelrod a raisonné en opportuniste (§ 1); dans l’organisation il a agi en anarchiste (le congrès de la Ligue). Et maintenant il approfondit la social-démocratie : les raisins sont trop verts ! En somme, qu’est ce que l’organisation ? Ce n’est qu’une forme. Qu’est ce que le centralisme ? Ce n’est pas un talisman. Qu’est-ce que la syntaxe ? C’est assurément moins important que l’étymologie, ce n’est qu’un moyen d’assembler les éléments de l’étymologie… « Le camarade Alexandrov ne conviendra t il pas avec nous, demande triomphalement la nouvelle rédaction de l’Iskra, qu’en élaborant un programme du Parti, le congrès a beaucoup plus contribué à la centralisation de l’action du Parti qu’en adoptant des statuts, si parfaits fussent ils ? » (n° 56, supplément). Il faut espérer que cet apophtegme classique acquerra une célébrité historique au moins aussi grande et aussi durable que la phrase fameuse du camarade Kritchevski sur la social démocratie qui, selon lui, s’assigne comme l’humanité, des tâches réalisables. La profondeur de pensée de la nouvelle Iskra est exactement du même calibre. Pourquoi a t on raillé la phrase du camarade Kritchevski ? Parce que ce dernier, avec une platitude qu’il essayait de faire passer pour de la philosophie, cherchait à justifier l’erreur d’une partie des social démocrates en matière de tactique, et leur incapacité à poser correctement les problèmes politiques. Il en est exactement de même pour la nouvelle Iskra qui, déclarant que le programme est plus important que les statuts, et que les questions de programme sont plus importantes que les questions d’organisation, cherche à justifier par cette platitude l’erreur d’une partie des social démocrates en matière d’organisation, l’instabilité d’intellectuels qui a conduit certains camarades à la phraséologie anarchiste ! N’est ce pas là idéologie de « suivistes » ? N’est ce pas là se vanter d’avoir redoublé la petite classe ?
L’adoption du programme contribue plus à la centralisation du travail que l’adoption des statuts. Comme ce lieu commun, donné pour de la philosophie, sent son intellectuel radical, beaucoup plus près de la bourgeoisie décadente que de la social démocratie ! Car le mot de centralisation dans cette phrase fameuse est pris cette fois en un sens tout à fait symbolique. Si les auteurs de cette phrase ne savent pas ou ne veulent pas penser, ils devraient du moins se rappeler ce simple fait : l’adoption du programme, de concert avec les bundistes, non seulement n’a pas amené la centralisation de notre travail commun, mais ne nous a même pas préservés de la scission. L’unité dans les questions de programme et de tactique est la condition nécessaire, mais insuffisante, de l’unification du Parti, de la centralisation de son travail. (Seigneur Dieu ! quelles vérités élémentaires on est obligé de rabâcher, en ce temps où toutes les notions sont confondues !) Pour obtenir ce dernier résultat, il faut encore l’unité d’organisation, inconcevable dans un parti dépassant tant soit peu le cadre étroit d’un cercle sans des statuts validés, sans soumission de la minorité à la majorité, de la partie au tout. Tant que nous n’avions pas d’unité dans les questions fondamentales de programme et de tactique, nous disions tout net que nous vivions à l’époque de la débandade et des cercles; nous déclarions franchement qu’avant de nous unir, il fallait nous délimiter; nous ne parlions pas des formes d’organisation commune, nous traitions exclusivement des questions nouvelles (elles l’étaient alors) de la lutte contre l’opportunisme en matière de programme et de tactique. Maintenant cette lutte, de notre aveu à tous, a assuré déjà une unité suffisante, formulée dans le programme et dans les résolutions du Parti sur la tactique; maintenant il nous faut faire le pas suivant, et nous l’avons fait d’un commun accord : nous avons élaboré les formes d’une organisation unique englobant tous les cercles. Or, on nous a ramené en arrière en détruisant à moitié ces formes, ramenés vers le comportement anarchiste, vers la phrase anarchiste, vers le rétablissement du cercle au lieu de la rédaction du Parti, et l’on justifie maintenant ce pas en arrière en disant que l’alphabet est plus utile au parler correct que la connaissance de la syntaxe !
La philosophie des « suivistes », qui a fleuri il y a trois ans sur le terrain de la tactique, renaît à présent, appliquée aux questions d’organisation. Considérez ce raisonnement de la nouvelle rédaction. « L’orientation social-démocrate combative, dit le camarade Alexandrov, doit être assurée dans le Parti non pas uniquement par la lutte idéologique, mais encore par des formes déterminées d’organisation. » La rédaction déclare sentencieusement : « Cette confrontation de la lutte idéologique et des formes d’organisation n’est pas mal. La lutte idéologique est un processus, tandis que les formes d’organisation ne sont que… des formes » (je vous jure que c’est imprimé tel quel dans le n° 56, supplément, page 4, première colonne, en bas 1) « destinées à s’emplir d’un contenu changeant, toujours en développement, le travail pratique du Parti en voie de développement. » Cette fois cela tient de l’anecdote qu’un boulet est un boulet et qu’une bombe est une bombe. La lutte idéologique est un processus et les formes d’organisation ne sont que des formes s’emplissant d’un contenu ! Il s’agit de savoir si notre lutte idéologique revêtira des formes plus hautes, les formes d’une organisation de parti obligatoire pour tous, ou les formes de l’ancienne débandade et des anciens cercles. On nous a ramenés des formes supérieures à des formes plus primitives; et l’on affirme pour se justifier que la lutte idéologique est un processus, que les formes ne sont que des formes. Ainsi exactement, temps jadis, le camarade Kritchevski nous ramenait la tactique plan à la tactique-processus.
Prenez ces phrases prétentieuses de la nouvelle Iskra sur « l’auto éducation du prolétariat », phrases dirigées contre ceux que la forme soi disant empêche de voir le contenu (n° 58, éditorial). N’est ce point de l’Akimov n° 2 ? L’Akimov n° 1 avait justifié le retard d’une certaine partie des intellectuels social démocrates à poser les problèmes de tactique, en alléguant le contenu plus « profond » de la « lutte prolétarienne », la nécessité pour le prolétariat de faire son éducation lui-même. L’Akimov n° 2 justifie l’état arriéré d’une certaine partie des intellectuels social démocrates en ce qui concerne la théorie et la pratique de l’organisation, par la raison non moins profonde que l’organisation n’est qu’une forme et que l’essentiel est dans l’auto-éducation du prolétariat. Messieurs qui prenez soin des petites gens, sachez que le prolétariat ne craint pas l’organisation ni la discipline ! Le prolétariat n’aura cure que MM. les professeurs et lycéens, qui ne désirent pas adhérer à une organisation, soient reconnus membres du Parti parce qu’ils travaillent sous le contrôle d’une organisation. Le prolétariat est préparé à l’organisation par toute son existence de façon beaucoup plus radicale, que bien des personnes appartenant à la gent intellectuelle. Le prolétariat qui a tant soit peu compris notre programme et notre tactique ne justifiera pas le manque d’organisation pour la raison que la forme est moins importante que le contenu. Ce n’est pas le prolétariat, mais certains intellectuels de notre Parti qui manquent d’auto éducation quant à l’organisation et à la discipline, quant à la haine et au mépris de la phrase anarchiste. Les Akimov n° 2 calomnient le prolétariat en disant qu’il n’est pas préparé à l’organisation, tout comme Akimov n° 1 l’avaient calomnié en disant qu’il n’était pas préparé à la lutte politique. Le prolétaire qui est devenu un social-démocrate conscient et qui se sent membre du parti, repoussera le « suivisme » en matière d’organisation avec le même mépris qu’il l’a fait pour les questions de tactique. Prenez enfin cette profonde pensée de « Praticien » dans la nouvelle Iskra : « comprise dans son vrai sens, l’idée d’une organisation centralisée « de combat » qui coordonnerait et centraliserait l’activité » (en italique pour souligner la profondeur) « des révolutionnaires, ne prend corps naturellement que si cette activité s’exerce » (comme c’est neuf et intelligent !); « l’organisation même, en tant que forme » (tenez vous bien !) « ne peut se développer que parallèlement » (c’est l’auteur qui souligne, comme partout ailleurs dans cette citation) « au travail révolutionnaire qui en constitue le contenu » (n° 57). Cela ne vous rappelle t-il pas encore et encore ce personnage de l’épopée populaire russe qui, à la vue d’un convoi funèbre, s’écriait : je vous souhaite d’en avoir toujours à porter ? Certes, il ne se trouvera pas un seul praticien (sans guillemets) dans notre Parti pour ne pas comprendre que c’est précisément la forme de notre activité (c’est à dire l’organisation) qui retarde depuis longtemps qui retarde terriblement sur le contenu, et que les cris : Marchez au pas ! N’allez pas trop vite ! adressés aux retardataires, ne peuvent venir que des simplets du Parti. Essayez de comparer, par exemple, notre Parti au Bund. Il est hors de doute que le contenu [6] du travail de notre Parti est infiniment plus riche, plus divers, plus large et plus profond que celui du Bund. Plus considérable, l’envergure théorique; plus développé, le programme; plus étendue et plus profonde, l’action sur les masses ouvrières (et non sur les seuls artisans organisés); plus variées, la propagande et l’agitation; plus vif, le rythme du travail politique chez les responsables et chez les simples militants; plus grandioses, les mouvements populaires lors des manifestations et des grèves générales; plus énergique, l’activité parmi les éléments non prolétariens. Et la « forme » ? La « forme » de notre travail retarde, par rapport à celui du Bund, au point de crever les yeux, de faire monter le rouge de la honte au front de quiconque ne traite pas les affaires de son Parti « en se fourrant le doigt dans le nez ». Le retard de l’organisation du travail par rapport à son contenu est notre point faible; il l’était bien avant le congrès, bien avant la constitution du Comité d’organisation. L’état rudimentaire et précaire de la forme ne permet pas de faire de sérieux progrès quant au développement du contenu, provoque un marasme scandaleux, conduit au gaspillage des forces et fait que les actes ne correspondent pas aux paroles. Tous ont souffert mille mort de cette discordance, et voilà que les Axelrod et les « Praticiens » de la nouvelle Iskra viennent nous prêcher d’un air profond : la forme ne doit se développer de façon naturelle que parallèlement au contenu !
Voilà où conduit une légère erreur en matière d’organisation (§ 1), si l’on s’avise d’approfondir une chose absurde et de chercher un fondement philosophique à une phrase opportuniste. A pas prudents, à zigzags tâtonnants ! – nous avons entendu ce refrain appliqué aux questions de tactique; nous l’entendons aujourd’hui appliqué à l’organisation. Le suivisme en matière d’organisation est un produit naturel et inévitable de la mentalité de l’individualiste anarchiste, qui s’avise d’ériger en un système, en divergences de principe particulières, ses déviations anarchistes (au début peut-être accidentelles). Au congrès de la Ligue, nous avons vu les débuts de cet anarchisme; dans la nouvelle Iskra, nous voyons des tentatives pour l’ériger en un système de conceptions. Ces tentatives confirment admirablement l’opinion émise déjà au congrès du Parti sur la différence des points de vue entre l’intellectuel bourgeois qui se rallie à la social démocratie, et le prolétaire qui a pris conscience de ses intérêts de classe. Ainsi le même « Praticien » de la nouvelle Iskra, avec la profondeur d’esprit que nous lui connaissons, m’accuse de concevoir le Parti comme une « immense fabrique » avec à sa tête un directeur, le Comité Central (n° 57, supplément). Le « Praticien » ne soupçonne même pas que le mot terrible qu’il lance trahit du coup la mentalité de l’intellectuel bourgeois, qui ne connait ni la pratique ni la théorie de l’organisation prolétarienne Cette fabrique qui, à d’aucuns, semble être un épouvantail, pas autre chose, est précisément la forme supérieure de la coopération capitaliste, qui a groupé, discipliné le prolétariat, lui a enseigné l’organisation, l’a mis à la tête de toutes les autres catégories de la population laborieuse et exploitée. C’est le marxisme, idéologie du prolétariat éduqué par le capitalisme, qui a enseigné et enseigne aux intellectuels inconstants la différence entre le côté exploiteur de la fabrique (discipline basée sur la crainte de mourir de faim) et son côté organisateur (discipline basée sur le travail en commun résultant d’une technique que hautement développée). La discipline et l’organisation, que l’intellectuel bourgeois a tant de peine à acquérir, sont assimilées très aisément par le prolétariat, grâce justement à cette « école » de la fabrique. La crainte mortelle de cette école, l’incompréhension absolue de son importance comme élément d’organisation, caractérisent bien le mode de pensée qui reflète les conditions d’existence petites-bourgeoises, engendre cet aspect de l’anarchisme que les social démocrates allemands appellent Edelanarchismus, c’est à dire l’anarchisme du monsieur « distingué », l’anarchisme de grand seigneur, dirais-je. Cet anarchisme de grand seigneur est particulièrement propre au nihiliste russe. L’organisation du parti lui semble une monstrueuse « fabrique »; la soumission de la partie au tout et de la minorité à la majorité lui apparaît comme un « asservissement » (cf. les feuilletons d’Axelrod); la division du travail sous la direction d’un organisme central lui fait pousser des clameurs tragi comiques contre la transformation des hommes en « rouages et ressorts » (et il voit une forme particulièrement intolérable de cette transformation dans la transformation des rédacteurs en collaborateurs); le seul rappel des statuts d’organisation du Parti provoque chez lui une grimace de mépris et la remarque dédaigneuse (à l’adresse des « formalistes ») que l’on pourrait se passer entièrement de statuts.
C’est incroyable, mais c’est ainsi, et c’est bien l’observation édifiante que le camarade Martov m’adresse dans le n° 58 de l’Iskra en invoquant, pour plus de poids, mes propres paroles de la Lettre à un camarade. N’est ce point là de l’« anarchisme de grand seigneur » ? N’est ce pas pratiquer le « suivisme » que de justifier, par des exemples empruntés à l’époque de la débandade et des cercles, le maintien et l’exaltation de l’esprit de cercle et de l’anarchie à une époque où le Parti a pris corps ?
Pourquoi auparavant n’avions nous pas besoin de statuts ? Parce que le Parti était formé de cercles isolés qui n’avaient entre eux aucune liaison organique. Passer d’un cercle à un autre dépendait uniquement du « bon vouloir » de tel individu, qui n’avait par devers lui aucune expression matérialisée de la volonté d’un tout. Les questions controversées, à l’intérieur des cercles, n’étaient pas tranchées d’après des statuts, « mais par la lutte et la menace de s’en aller », comme je l’écrivais dans la Lettre à un camarade, en m’appuyant sur l’expérience d’un certain nombre de cercles en général, et en particulier sur celle de notre propre groupe de six rédacteurs. A l’époque des cercles, la chose était naturelle et inévitable; mais il ne venait à l’esprit de personne de la vanter, de voir là un idéal; tous en souffraient et attendaient avec impatience la fusion des cercles isolés en un parti régulièrement organisé. Et maintenant que la fusion s’est faite, on nous tire en arrière; on nous sert, sous couleur de principes supérieurs d’organisation, une phraséologie anarchiste ! Aux gens accoutumés à l’ample robe de chambre et aux pantoufles de la molle et familiale existence des cercles, des statuts formels paraissent étriqués, gênants, accablants, humiliants, bureaucratiques, asservissants et étouffants pour le libre « processus » de la lutte idéologique. L’anarchisme de grand seigneur ne comprend pas que des statuts formels sont nécessaires précisément pour remplacer les liens limités des cercles par la large liaison du Parti. Le lien, à l’intérieur des cercles ou entre eux, ne devait ni ne pouvait revêtir une forme précise, car il était fondé sur la camaraderie ou sur une « confiance » incontrôlée et non motivée. La liaison du Parti ne peut et ne doit reposer ni sur l’une ni sur l’autre, mais sur des statuts formels, rédigés « bureaucratiquement » (du point de vue de l’intellectuel indiscipliné), dont seule la stricte observation nous prémunit contre le bon plaisir et les caprices des cercles, contre leurs disputailleries appelées libre « processus » de la lutte idéologique.
La rédaction de la nouvelle Iskra tire argument contre Alexandrov en affirmant sentencieusement que la « confiance est une chose délicate qu’on ne saurait enfoncer de force dans les cœurs et dans les têtes » (n° 56, supplément). Elle ne comprend pas qu’on mettant au premier plan la question de la confiance, de la confiance tout court, elle trahit une fois de plus son anarchisme de grand seigneur et son suivisme en matière d’organisation. Quand j’étais uniquement membre d’un cercle, du collège des six rédacteurs ou de l’organisation de l’Iskra, j’avais le droit, afin de justifier, par exemple, mon refus de travailler avec X, d’invoquer seulement ma défiance incontrôlée, non motivée. Devenu membre du Parti, je n’ai pas le droit d’invoquer uniquement une vague défiance, car ce serait ouvrir toute grande la porte à toutes les lubies et à toutes les extravagances des anciens cercles; je suis obligé de motiver ma « confiance » ou ma « défiance » par un argument formel, c’est à-dire de me référer à telle ou telle disposition formellement établie de notre programme, de notre tactique, de nos statuts. Mon devoir est de ne plus me borner à un « je fais confiance » ou « je ne fais pas confiance » incontrôlé, mais de reconnaître que je suis comptable de mes décisions, et qu’une fraction quelconque du Parti l’est des siennes, devant l’ensemble du Parti; je dois suivre la voie formellement prescrite pour exprimer ma « défiance », pour faire triompher les idées et les désirs qui découlent de cette défiance. De la « confiance » incontrôlée, propre aux cerclés, nous nous sommes élevés à une conception de parti qui réclame l’observation de formes strictes et de motifs déterminés pour exprimer et vérifier la confiance. Or, voilà que la rédaction nous tire en arrière et appelle son suivisme conceptions nouvelles en matière d’organisation !
Voyez comment notre rédaction, dite rédaction du Parti, raisonne à propos des groupes littéraires qui pourraient exiger d’y être représentés : « Nous ne nous indignerons pas; nous n’invoquerons pas à grands cris la discipline », nous en remontrent ces anarchistes grands seigneurs qui, toujours et partout, ont manifesté leur dédain de la discipline. Ils disent : si le groupe est sérieux, on « s’arrangera » (sic); sinon on fera fi de ses exigences.
Pensez-donc quel haut esprit de noblesse s’affirme ici contre le vulgaire formalisme « de fabrique » ! En réalité, c’est un replâtrage de la phraséologie des cercles, servi au Parti par une rédaction qui sent qu’elle n’est pas un organisme du Parti, mais un débris des anciens cercles. La fausseté interne de cette position conduit inéluctablement te à cette casuistique anarchiste qui érige en principe de l’organisation social démocrate la débandade, qu’on déclare en paroles, pharisaïquement, avoir fait son temps. Point n’est besoin d’aucune hiérarchie de collèges ou instances supérieurs ou inférieurs dans le Parti; pour l’anarchisme de grand seigneur, pareille hiérarchie semble une invention bureaucratique des ministères, des départements, etc. (voyez le feuilleton d’Axelrod); point n’est besoin d’aucune soumission de la partie au tout, d’aucune définition « bureaucratique et formelle » des procédés de parti pour « s’arranger » ou se délimiter; que les vieilles disputailleries de cercle soient sanctifiées par une phraséologie sur les méthodes « authentiquement social démocrates » d’organisation ! Voilà où le prolétaire qui a été à l’école de la « fabrique » peut et doit donner une leçon à l’individualisme anarchique. L’ouvrier conscient est depuis longtemps sorti des langes : lle temps n’est plus où il fuyait l’intellectuel comme tel. L’ouvrier conscient sait apprécier ce plus riche bagage de connaissances, ce plus vaste horizon politique qu’il trouve chez les intellectuels social démocrates. Mais, à mesure que se forme chez nous un véritable parti, l’ouvrier conscient doit apprendre à distinguer entre la psychologie du combattant de l’armée prolétarienne et celle de l’intellectuel bourgeois, qui fait parade de la phrase anarchiste; il doit apprendre à exiger l’exécution des obligations incombant aux membres du Parti, non seulement des simples adhérents,. mais aussi des « gens d’en haut »; il doit apprendre à accabler de son mépris le suivisme en matière d’organisation, comme il le méprisait jadis sur le terrain de la tactique.
Le girondisme et l’anarchisme de grand seigneur se rattachent étroitement à un dernier trait caractéristique de la position de la nouvelle Iskra dans les questions d’organisation : c’est la défense de l’autonomisme contre le centralisme. Tel est, au point de vue des principes, le sens que comportent (si elles en comportent un((Je laisse de côté ici, comme du reste dans tout ce paragraphe, le sens « cooptationniste » de ces lamentations.))) les lamentations à propos du bureaucratisme et de l’autocratie, les regrets sur « le dédain immérité envers les non iskristes » (qui ont défendu l’autonomisme au congrès), les clameurs comiques à propos de la «soumission absolue », les plaintes amères sur le « régime du bon plaisir», etc., etc. Dans n’importe quel parti, l’aile opportuniste défend et justifie toujours tout retard en matière de programme, de tactique et d’organisation. La défense du retard de la nouvelle Iskra en matière d’organisation (suivisme) est intimement liée à la défense de l’autonomisme. A la vérité, l’autonomisme est déjà tellement discrédité après les trois années de propagande de l’ancienne Iskra, que la nouvelle Iskra se fait encore scrupule de se prononcer ouvertement en sa faveur , elle nous assure encore de ses sympathies pour le centralisme, mais elle ne le prouve qu’on écrivant le mot « centralisme » en italique. En réalité, la critique la plus superficielle des « principes » du pseudo centralisme « authentiquement social démocrate » (et non anarchique ?) de la nouvelle Iskra y découvre à chaque instant le point de vue de l’autonomisme, N’est il pas clair maintenant pour tous et chacun qu’en matière d’organisation Axelrod et Martov ont évolué vers Akimov ? Ne l’ont ils pas reconnu solennellement eux-mêmes par leurs paroles significatives sur le « dédain immérité envers les non iskristes » ? Et n’est ce pas l’autonomisme qu’Akimov et ses amis ont défendu au congrès de notre Parti ?
C’est l’autonomisme (sinon l’anarchisme) que Martov et Axelrod défendaient au congrès de la Ligue, quand, avec un zèle qui ne laissait pas d’être plaisant, ils cherchaient à démontrer que la partie ne doit pas être soumise au tout; qu’elle est autonome dans la détermination de ses rapports avec le tout; que les statuts de la Ligue à l’étranger, lesquels définissent ces rapports, sont valables contre la volonté de la majorité du Parti, contre la volonté de l’organisme central du Parti. C’est l’autonomisme que Martov préconise aujourd’hui ouvertement dans les colonnes de la nouvelle Iskra (n° 60) à propos de la nomination par le Comité Central de membres dans les comités locaux. Je ne parlerai point des sophismes puérils au moyen desquels le camarade Martov a défendu l’autonomisme au congrès de la Ligue et le défend aujourd’hui dans la nouvelle Iskra((En analysant certains paragraphes des statuts, le camarade Martov a omis celui qui traite justement du tout par rapport à la partie; le Comité Central « répartit les effectifs du Parti » (§ 6). Peut on répartir les effectifs sans transférer les militants d’un comité dans un autre ? Vraiment, il est gênant de s’attarder à cette vérité élémentaire.)). Mais je tiens à noter ici que cette tendance indéniable à défendre l’autonomisme contre le centralisme est un trait caractéristique de l’opportunisme dans les questions d’organisation.
La seule tentative d’analyser la notion de bureaucratisme est peut-être celle qui oppose dans la nouvelle Iskra (n° 53) le « principe démocratique formel » (c’est l’auteur qui souligne) au « principe bureaucratique formel ». Cette opposition (malheureusement aussi peu développée et peu expliquée que l’allusion aux non iskristes) renferme un grain de vérité. Le bureaucratisme versus démocratisme, c’est bien le centralisme versus autonomisme; c’est le principe d’organisation de la social démocratie révolutionnaire par rapport au principe d’organisation des opportunistes de la social démocratie. Ce dernier tend à s’élever de la base au sommet, et c’est pourquoi il défend partout où il est possible, et autant qu’il est possible, l’autonomisme, le « démocratisme » qui va (chez ceux qui font du zèle à l’excès) jusqu’à l’anarchisme. Le premier tend à émaner du sommet, préconisant l’extension des droits et des pleins pouvoirs de l’organisme central par rapport à la partie. Dans la période de la débandade et des cercles, ce sommet, dont la social démocratie révolutionnaire s’efforçait de faire son point de départ dans le domaine de l’organisation, était nécessairement un des cercles, le plus influent par son activité et sa fermeté révolutionnaire (on l’espèce, l’organisation de l’Iskra). A l’époque du rétablissement de l’unité véritable du Parti et de la dissolution, dans cette unité, des cercles qui ont fait leur temps, ce sommet est nécessairement le congrès du Parti, organisme suprême de ce dernier. Le congrès groupe dans la mesure du possible tous les représentants des organisations actives et, en désignant les institutions centrales (souvent de façon à satisfaire plutôt les éléments avancés que les éléments retardataires du Parti, à être du goût plutôt de l’aile révolutionnaire que de l’aile opportuniste), il en fait le sommet jusqu’au congrès suivant. Il est ainsi du moins chez les Européens de la social démocratie, quoique peu à peu, non sans peine, non sans lutte ni sans chicanes, cette coutume foncièrement odieuse se aux anarchistes commence à s’étendre également aux Asiates de la social démocratie.
Il est éminemment intéressant de noter que tous ces traits de principe de l’opportunisme en matière d’organisation (autonomisme, anarchisme de grand seigneur ou d’intellectuel, suivisme et girondisme) se retrouvent mutatis mutandis (en changeant ce qui doit être changé) dans tous les partis social démocrates du monde où existe la division en aile révolutionnaire et aile opportuniste (et où n’existe t elle pas ?) C’est ce qui est apparu, ces tout derniers temps, avec un singulier relief dans le parti social démocrate allemand, lorsque l’échec subi dans la 20° circonscription électorale de Saxe (incident Göhre) avait mis à l’ordre du jour les principes d’organisation du Parti. Ce qui a surtout contribué à soulever la question de principe à propos de cet incident, c’est le zèle des opportunistes allemands. Göhre (ancien pasteur, auteur du livre connu Drei Monate Fabrikarbeiter, un des « héros » du congrès de Dresde) est lui-même un opportuniste acharné, et l’organe des opportunistes allemands conséquents Sozialistische Monatshefte a aussitôt pris sa défense.
L’opportunisme dans le programme est naturellement lié à l’opportunisme dans la tactique et à l’opportunisme en matière d’organisation. Le camarade Wolfgang Heine s’est chargé d’exposer le « nouveau » point de vue. Pour donner au lecteur une idée de la physionomie de cet intellectuel typique qui, en adhérant à la social démocratie, a gardé sa mentalité d’opportuniste, il me suffira de dire que le camarade Wolfgang Heine est un peu moins qu’un Akimov allemand et un peu plus qu’un Egorov allemand.
Le camarade Wolfgang Heine est parti en guerre dans le Sozialistische Monatshefte avec non moins de pompe que le camarade Axelrod dans la nouvelle Iskra. Quel titre significatif que celui de son article : « Notes démocratiques à propos de l’incident Göhre » (n° 4, avril, Sozialistische Monatshefte). Et le contenu n’est pas moins étourdissant. Le camarade W. Heine s’y élève contre « l’ atteinte portée à l’autonomie de la circonscription électorale », défend le « principe démocratique », proteste contre l’ingérence d’une « autorité nommée » (c’est à dire de la direction centrale du Parti) dans le libre choix des délégués par le peuple. Il ne s’agit pas ici d’un incident fortuit, nous apprend sentencieusement le camarade W. Heine, mais de toute une « tendance au bureaucratisme et au centralisme dans le Parti », tendance qui se serait fait jour antérieurement, mais qui aujourd’hui devient particulièrement dangereuse. Il faut « reconnaître ce principe que les institutions locales du Parti sont génératrices de sa vie » (il a plagié la brochure du camarade Martov : Encore une fois en minorité). Il ne faut pas « s’habituer à l’idée que toutes les décisions politiques importantes émanent d’un seul centre »; on doit mettre le Parti en garde contre « une politique doctrinaire qui perd contact avec la vie » (emprunté au discours du camarade Martov au congrès du Parti, passage où il déclare que « la vie reprendra le dessus »)… « Si l’on pénètre au fond des choses dit le camarade W. Heine qui développe en profondeur son argumentation, si l’on fait abstraction des conflits de personnes qui, ici comme toujours, n’ont pas joué un rôle négligeable, on verra dans cet acharnement contre les révisionnistes (c’est l’auteur qui souligne; il semble vouloir distinguer entre la lutte contre le révisionnisme et la lutte contre les révisionnistes), on y verra principalement la défiance des officiels du Parti envers l’« élément étranger » (W. Heine n’a visiblement pas encore lu la brochure sur la lutte contre l’état de siège, et c’est pourquoi il se sert d’un anglicisme : Outsidertum); on y verra la défiance de la tradition envers ce qui sort de l’ordinaire, de l’institution impersonnelle envers ce qui est individuel » (voir la résolution d’Axelrod, au congrès de la Ligue, sur l’étouffement de l’initiative individuelle), « en un mot, on y verra cette même tendance que nous avons déjà caractérisée plus haut comme une tendance au bureaucratisme et au centralisme dans le Parti ».
La notion de discipline inspire au camarade W. Heine la même généreuse indignation qu’au camarade Axelrod… « On a reproché, écrit il, aux révisionnistes de manquer de discipline pour avoir écrit dans les Sozialistische Monatshefte, organe que l’on ne voulait même pas reconnaître comme social démocrate, parce qu’il n’est pas sous le contrôle du Parti. Déjà cette tentative de rétrécir la notion de social démocrate, cette discipline exigée dans le domaine de la production des idées, où doit régner la liberté absolue » (qu’on se rappelle : la lutte idéologique est un processus et les formes d’organisation ne sont que des formes), « témoignent d’une tendance au bureaucratisme et à l’étouffement de l’individualité. » Et longtemps encore, W. Heine fulmine sur tous les tons contre cette tendance exécrée à fonder « une vaste organisation unique, la plus centralisée possible, une tactique unique, une théorie unique »; il fulmine contre ceux qui réclament l’« obéissance absolue », la « soumission aveugle », il fulmine contre le « centralisme simpliste », etc., etc., exactement comme Axelrod.
Le débat soulevé par W. Heine s’est enflammé, et comme dans le Parti allemand aucune querelle de cooptation n’encombrait la discussion, comme les Akimov allemands affirment leur physionomie non seulement dans les congrès, mais aussi régulièrement dans un organe distinct, le débat a vite abouti à une analyse des tendances de principe de l’orthodoxie et du révisionnisme en matière d’organisation. K. Kautsky est intervenu (Neue Zeit, 1904, n° 28, article intitulé « Wahlkreis und Partei » « Circonscription électorale et Parti ») en qualité d’un des représentants de la tendance révolutionnaire (accusée, bien entendu, de même que chez nous, d’esprit « dictatorial », « inquisitorial » et autres choses terribles). L’article de W. Heine, déclare Kautsky, « traduit la pensée de toute l’orientation révisionniste ». Ce n’est pas seulement en Allemagne, mais aussi en France et en Italie, que les opportunistes sont corps et âme pour l’autonomisme, pour le relâchement de la discipline du Parti, pour la réduire à zéro; partout leurs tendances aboutissent à la désorganisation, à faire dégénérer le « principe démocratique » en anarchisme. « Démocratie n’est pas absence de pouvoir enseigne K. Kautsky aux opportunistes à propos de l’organisation démocratie n’est pas anarchie; c’est la suprématie de la masse sur ses mandataires, à la différence des autres formes de pouvoir, où les pseudo serviteurs du peuple sont en réalité ses maîtres. » K. Kautsky examine minutieusement le rôle désorganisateur de l’autonomisme opportuniste dans divers pays; il montre que précisément l’adhésion à la social démocratie d’une « masse d’éléments bourgeois(( A titre d’exemple Kautsky cite Jaurès. A mesure qu’ils déviaient vers l’opportunisme, de tels hommes « devaient inéluctablement considérer la discipline du Parti comme un rétrécissement inadmissible de leur libre personnalité ».)) » renforce l’opportunisme, l’autonomisme et les tendances à violer la discipline; il rappelle encore et encore que « l’organisation est bien l’arme au moyen de laquelle le prolétariat s’émancipera »; que « l’organisation est pour le prolétariat l’arme de la lutte de classe ».
En Allemagne, où l’opportunisme est plus faible qu’en France et en Italie, « les tendances autonomistes n’ont abouti jusqu’ici qu’à des déclamations plus ou moins pathétiques contre les dictateurs et les grands inquisiteurs, contre les « excommunications(( Bannstrahl, anathème. C’est l’équivalent allemand de l’« état de siège » et des « lois d’exception ». C’est la « parole terrible » des opportunistes allemands.)) » et les recherches d’hérésies, qu’à des tiraillements et des chicanes sans fin, dont l’analyse ne conduirait qu’à des disputes incessantes ».
Rien d’étonnant qu’en Russie, où l’opportunisme dans le Parti est encore plus faible qu’en Allemagne, les tendances autonomistes aient enfanté moins d’idées et plus de « déclamations pathétiques » et de mauvaises querelles.
Rien d’étonnant que Kautsky arrive à cette conclusion : « Dans aucune autre question peut-être le révisionnisme de tous les pays, malgré toutes ses diversités et la variété de ses nuances, n’a autant d’homogénéité qu’en matière d’organisation. » Formulant les tendances fondamentales de l’orthodoxie et du révisionnisme dans ce domaine, K. Kautsky, lui aussi, use de cette « parole terrible » : bureaucratisme versus (envers) démocratisme. On nous dit, écrit K. Kautsky, que donner à la direction du Parti le droit d’influer sur le choix du candidat (aux élections législatives) dans les circonscriptions locales, c’est « attenter scandaleusement au principe démocratique, qui veut que toute l’activité politique s’exerce de la base au sommet, par l’initiative des masses, et non du sommet à la base, par la voie bureaucratique… Mais s’il est un principe vraiment démocratique, c’est celui-ci : la majorité doit primer la minorité, et non le contraire »… L’élection des députés au Parlement, par quelque circonscription que ce soit, est chose d’importance pour l’ensemble du Parti, qui doit influer sur la désignation des candidats, au moins par l’entremise d’hommes de confiance du Parti (Vertrauensmänner). « Quiconque trouve cette façon d’agir trop bureaucratique ou centraliste n’a qu’à proposer que les candidats soient désignés par vote direct de tous les membres du Parti (sämtliche Parteigenossen). Mais du moment que ce procédé est impraticable, il est vain de se plaindre d’un manque de démocratisme, quand la fonction envisagée, comme beaucoup d’autres qui concernent le Parti tout entier, est exercée par une ou plusieurs instances du Parti. » Selon le « droit coutumier » du Parti allemand, des circonscriptions électorales, bien avant encore, « s’entendaient en toute camaraderie » avec la direction du Parti pour désigner tel ou tel candidat. « Mais le Parti est devenu bien trop grand pour que ce droit coutumier tacite suffise. Le droit coutumier cesse d’être un droit, quand on cesse de le reconnaître comme quelque chose qui va de soi; quand le contenu de ses définitions et son existence même sont contestés. Dès lors, il devient absolument nécessaire de formuler avec exactitude ce droit, de le codifier »… de le « fixer plus nettement dans les statuts((Il est au plus haut point instructif de confronter ces remarques de K. Kautsky sur la substitution au droit coutumier tacite d’un droit statutaire, fixé en bonne et due forme, avec toute cette « refonte » vécue par notre Parti en général et par la rédaction en particulier depuis le congrès du Parti. Cf. le discours de V. Zassoulitch (au congrès de la Ligue, pp. 66 et suivantes) qui apparemment ne se rend pas compte de toute l’importance de la refonte en voie de réalisation.)) (statutarische Festlegung) et de renforcer en même temps la discipline (grössere Straffheit) de l’organisation ».
On voit ainsi, dans un autre cadre, cette même lutte de l’aile opportuniste et de l’aile révolutionnaire du Parti en matière d’organisation, ce même conflit entre l’autonomisme et le centralisme, entre le démocratisme et le «bureaucratisme », entre les tendances au relâchement et les tendances au renforcement de la rigueur de l’organisation et de la discipline, entre la mentalité de l’intellectuel instable et celle du prolétaire conséquent, entre l’individualisme de la gent intellectuelle et la cohésion prolétarienne. La question se pose : quelle a été dans ce conflit l’attitude de la démocratie bourgeoise, pas celle que l’Histoire cette espiègle gamine n’a fait que promettre de montrer un jour, sous le sceau du secret, au camarade Axelrod, mais la véritable, la réelle démocratie bourgeoise, qui en Allemagne aussi a des représentants non moins intelligents et non moins attentifs que ces messieurs de l’Osvobojdénié ? La démocratie bourgeoise d’Allemagne a immédiatement réagi à la nouvelle dispute et, comme en Russie, comme toujours, comme partout, elle a aussitôt pris fait et cause pour l’aile opportuniste du Parti social démocrate. Le grand organe du capital boursier d’Allemagne, Frankfurter Zeitung, a un retentissant éditorial (Frankf. Ztg,, 7 April n° 97, Abendblatt) qui montre que les emprunts scandaleux à Axelrod deviennent tout bonnement une sorte de maladie de la presse allemande. Les farouches démocrates de la Bourse francfortoise flagellent l’« autocratie » dans le Parti social démocrate, la « dictature du parti », le « règne autocratique des chefs du parti », ces « excommunications » par lesquelles on veut « châtier pour ainsi dire tout le révisionnisme » (rappelez vous la « fausse accusation d’opportunisme »), cette exigence d’une « obéissance aveugle », d’une « discipline qui tue », d’une « soumission servile », de la transformation des membres du parti en « cadavres politiques » (voilà qui est bien plus fort que les ressorts et rouages !). « Toute originalité personnelle s’écrient les chevaliers de la Bourse pleins d’indignation devant l’antidémocratisme de la social démocratie , toute manifestation de l’individualité doit être, voyez vous, l’objet de persécutions, parce qu’elle menace de conduire au régime français, au jauressisme et au millerandisme, comme l’a déclaré tout net Sîndermann, qui a rapporté sur cette question au congrès des social démocrates saxons.
Ainsi, pour autant que les nouveaux vocables de la nouvelle Iskra sur la question d’organisation ont une signification de principe, il est hors de doute que cette signification est opportuniste. Cette conclusion est confirmée également par toute l’analyse du congrès de notre Parti, qui s’est divisé en aile révolutionnaire et aile opportuniste, ainsi que par l’exemple de tous les partis social-démocrates européens, dont l’opportunisme en matière d’organisation se traduit par les mêmes tendances, les mêmes accusations, et bien souvent par les mêmes vocables. Evidemment, les particularités nationales des partis et la diversité des conditions politiques dans les différents pays laissent leur empreinte et font que l’opportunisme allemand ne ressemble pas du tout à l’opportunisme français, ni ce dernier à l’opportunisme italien, ni l’opportunisme italien à l’opportunisme russe. Mais la similitude de la division fondamentale de tous ces partis en aile révolutionnaire et aile opportuniste, la similitude dans la façon de penser et les tendances de l’opportunisme en matière d’organisation, ressortent clairement malgré toute la diversité des conditions dont nous venons de parler((Personne ne contestera plus aujourd’hui que l’ancienne division des social démocrates russes en économistes et en politiques, sur le terrain de la tactique, était du même ordre que la division de l’ensemble de la social-démocratie internationale en opportunistes et en révolutionnaires bien que la différence soit très grande entre les camarades Martynov et Akimov, d’une part, et les camarades von Vollmar, et von Elm ou Jaurès et Millerand, d’autre part. Non moins incontestable est la similitude des divisions fondamentales sur la question d’organisation, malgré l’énorme différence de conditions entre les pays privés de droits politiques et les pays politiquement libres. Il est extrêmement caractéristique que la rédaction de la nouvelle Iskra, si attachée aux principes, ayant touché un mot du débat qui s’est institué entre Kautsky et Heine (n° 64), ait craintivement éludé la question des tendances de principe de tout opportunisme et de toute orthodoxie en matière d’organisation.)). Les nombreux intellectuels radicaux, parmi nos marxistes et nos social démocrates, font que l’opportunisme, engendré par leur mentalité, s’est manifesté et continue inévitablement de se manifester dans les domaines les plus variés et sous les formes les plus diverses. Nous avons combattu l’opportunisme à propos des problèmes essentiels de notre doctrine, des questions de programme; et la complète divergence des buts à atteindre a conduit inéluctablement à une séparation irrévocable entre les social démocrates et les libéraux qui ont corrompu notre marxisme légal. Nous avons combattu l’opportunisme sur le terrain de la tactique, et nos divergences avec les camarades Kritchevski et Akimov dans ces questions moins importantes n’étaient, naturellement, que temporaires et n’ont pas entraîné la formation de partis distincts. Nous devons maintenant vaincre l’opportunisme de Martov et d’Axelrod sur le plan de l’organisation, questions qui sont, évidemment, encore moins essentielles que celles de programme et de tactique, mais qui apparaissent à l’heure actuelle au premier plan de la vie de notre Parti.
Lorsqu’on parle de la lutte contre l’opportunisme, il ne faut jamais oublier le trait caractéristique de l’ensemble de l’opportunisme moderne dans tous les domaines sans exception : ce qu’il a de vague, d’imprécis et d’insaisissable. De par sa nature, l’opportuniste évite toujours de poser les questions d’une manière claire et résolue : il recherche toujours la résultante, il a des louvoiements de couleuvre, entre deux points de vue qui s’excluent, cherchant à « se mettre d’accord » avec l’un aussi bien qu’avec l’autre, et réduisant ses divergences à de légères modifications, à des doutes, à des vœux pieux et innocents, etc., etc. Opportuniste dans les questions de programme, le camarade Ed. Bernstein « est d’accord » avec le programme révolutionnaire du Parti, et, bien que désirant, sans nul doute, une « réforme radicale » de celui-ci, il la croit inopportune, sans utilité et moins importante que l’élucidation des « principes généraux » de la « critique » (lesquels consistent surtout à emprunter sans esprit critique des principes et des vocables à la démocratie bourgeoise). Opportuniste dans les questions de tactique, le camarade von Vollmar est également d’accord avec l’ancienne tactique de la social démocratie révolutionnaire; lui aussi se borne plutôt à des déclamations, à de légères modifications et moqueries, sans formuler aucune tactique « ministérialiste » précise. Opportunistes en matière d’organisation, les camarades Martov et Axelrod, eux non plus, n’ont donné jusqu’ici, malgré des mises en demeure expresses, aucune thèse de principe susceptible d’être « fixée dans les statuts »; eux aussi auraient souhaité, absolument souhaité, une « réforme radicale » de nos statuts d’organisation (Iskra n° 58, p. 2, colonne 3), mais ils préféreraient s’occuper d’abord des « questions d’organisation d’ordre général » (parce que si une réforme vraiment radicale de nos statuts, centralistes malgré le paragraphe premier, était faite dans l’esprit de la nouvelle Iskra, elle conduirait inéluctablement à l’autonomisme; or, le camarade Martov ne veut évidemment pas avouer, ni s’avouer à lui-même qu’en principe il penche pour l’autonomisme). Aussi leur attitude de « principe » dans la question d’organisation passe t elle par toutes les couleurs de l’arc en ciel : ce qui prédomine, ce sont de candides déclamations pathétiques contre l’autocratie et le bureaucratisme, contre l’obéissance aveugle, les ressorts et rouages, déclamations candides au point qu’il y est encore très, très difficile de démêler véritablement le côté principe du côté cooptation. Mais plus cela va, et plus les choses se compliquent : les essais d’analyse et de définition exacte du maudit « bureaucratisme » conduisent inévitablement à l’autonomisme; les essais d ‘« approfondissement » et de justification aboutissent nécessairement à la défense de l’état arriéré, au suivisme, à des phrases girondistes. Enfin, apparaît le principe de l’anarchisme, comme le seul principe vraiment déterminé et qui, par conséquent, dans la pratique, ressort avec un relief particulier (la pratique est toujours en avance sur la théorie). Mépris de la discipline autonomisme anarchisme, telle est l’échelle que, en matière d’organisation, notre opportunisme descend et remonte, sautant d’un degré à l’autre et se dérobant avec habileté à toute formulation précise de ses principes((Ceux qui se rappellent les débats sur le paragraphe premier verront clairement aujourd’hui que l’erreur du camarade Martov et du camarade Axelrod, commise à ce propos, conduit inévitablement, quand on la développe et l’approfondit, à l’opportunisme en matière organisation. L’idée fondamentale du camarade Martov chacun peut se déclarer membre du Parti est précisément un faux « démocratisme »; c’est l’idée de la construction du Parti de la base au sommet. Mon idée, par contre, est « bureaucratique » en ce sens que le Parti se construit du sommet à la base, du congrès du Parti aux diverses organisations du Parti. Mentalité d’intellectuel bourgeois, phrases anarchistes, casuistique opportuniste, suiviste, tout cela est apparu dès la discussion du § 1. Le camarade Martov parle dans Etat de siège (p. 20) du « travail de la pensée qui a commencé » dans la nouvelle Iskra. Cela est vrai en ce sens que lui et Axelrod orientent véritablement la pensée dans une direction nouvelle, à commencer par le paragraphe premier. Le malheur cependant est que cette direction est opportuniste. Plus ils orienteront leur « travail » dans cette direction, plus ce travail sera exempt de chicanes sur la cooptation, et plus ils s’enfonceront dans le marais. Le camarade Plékhanov s’en rendait nettement compte dès le congrès du Parti, et dans l’article « Ce qu’il ne faut pas faire », il les en prévenait pour la seconde fois : je suis même prêt à vous coopter, disait il, seulement ne suivez pas le chemin qui mène exclusivement à l’opportunisme et à l’anarchisme. Martov et Axelrod n’écoutèrent pas ce bon conseil : Comment ? Ne pas suivre ? Accorder à Lénine que la cooptation, ce n’est que chicane ? Jamais ! Nous lui ferons voir que nous sommes fidèles aux principes. Et ils l’ont fait voir. Ils ont fait voir nettement que dans la mesure où ils professent de nouveaux principes, ce sont des principes opportunistes.)). C’est exactement la même gradation qui apparait avec l’opportunisme dans les questions de programme et de tactique : mépris de l’« orthodoxie », de l’étroitesse et de l’immobilisme « critique » révisionniste et ministérialisme démocratie bourgeoise.
On constate une relation psychologique étroite entre cette haine de la discipline et le ton vexé qui perce, traînant et sans discontinuer, dans tous les écrits de tous les opportunistes contemporains en général et de notre minorité en particulier. Ils se voient persécutés, opprimés, brimés, assiégés, esquintés. Ces mots renferment bien plus de vérité psychologique et politique que ne l’a sans doute présumé l’auteur même de cette aimable et spirituelle plaisanterie à propos des esquintés et des esquinteurs. Considérons en effet les procès-verbaux du congrès de notre Parti; vous verrez que la minorité est composée de tous les aigris, de tous ceux qui un jour et pour une raison quelconque furent offensés par la social démocratie révolutionnaire. On y trouve les bundistes et les gens du Rabotchéié Diélo que nous avons « blessés » au point qu’ils ont quitté le congrès; les gens du « Ioujny Rabotchi », mortellement offensés par la dissolution des organisations en général et de la leur en particulier; on y trouve le camarade Makhov, que l’on a offensé chaque fois qu’il a pris la parole (car, à chaque fois, il ne manquait pas de se couvrir de ridicule); on y trouve enfin le camarade Martov et le camarade Axelrod, que l’on a offensés en les « accusant faussement d’opportunisme » pour le paragraphe premier des statuts et en leur infligeant la défaite aux élections. Et tous ces âpres griefs ne furent point la conséquence fortuite d’inadmissibles mots d’esprit, d’attaques acerbes, d’une polémique acharnée, de claquements de porte, de poings brandis, comme tant de philistins le croient encore aujourd’hui, mais la conséquence politique inévitable de tout le travail idéologique de l’Iskra durant trois années Et si, durant ces trois années, nous n’avons pas seulement parlé à tort et à travers, mais exprimé des convictions qui doivent se convertir en actes, nous ne pouvions faire autrement que de combattre les anti iskristes et le « marais « au congrès. Et lorsque le camarade Martov qui, visière levée, se battait au premier rang, et nous mêmes, nous avions blessé quantité de gens, il ne nous restait plus qu’à froisser un peu, un tout petit peu, le camarade Axelrod et le camarade Martov, pour que la coupe débordât. La quantité se changea en qualité. Négation de la négation. Tous les offensés, oublieux des comptes qu’ils avaient à régler entre, eux, se jetèrent en sanglotant dans les bras les uns des autres et levèrent le drapeau de l’« insurrection contre le léninisme((Cette expression étonnante est du camarade Martov (Etat de siège, p. 68). Le camarade Martov a attendu le moment où ils seront à cinq pour « se soulever » contre moi seul. Le camarade Martov mise maladroitement : il entend démolir son adversaire en lui prodiguant les plus grands compliments.))».
L’insurrection est une chose excellente quand les éléments avancés se dressent contre les éléments réactionnaires. Lorsque l’aile révolutionnaire se dresse contre l’aile opportuniste, cela est bien. Lorsque l’aile opportuniste se dresse contre l’aile révolutionnaire, cela est mal.
Le camarade Plékhanov se voit obligé de participer à cette vilaine affaire en qualité de prisonnier de guerre, pour ainsi dire. Il s’efforce de « décharger sa colère » en pêchant des phrases maladroites chez l’auteur de telle ou telle résolution en faveur de la « majorité » , ce faisant, il s’exclame : « Pauvre camarade Lénine ! Ils sont jolis, ses partisans orthodoxes ! » (Iskra n° 63, supplément).
Eh bien, camarade Plékhanov, je puis vous dire que si moi je suis pauvre, la rédaction de la nouvelle Iskra est tout à fait misérable. Si pauvre que je sois, je ne suis pas encore tombé dans une misère telle qu’il me faille fermer les yeux sur le congrès du Parti et, pour exercer mon esprit, rechercher des matériaux dans les résolutions de gens de comités. Si pauvre que je sois, je suis mille fois plus riche que ceux dont les partisans ne laissent pas échapper telle ou telle phrase maladroite, mais dans toutes les questions d’organisation, de tactique ou de programme, s’en tiennent obstinément et fermement à des principes opposés à ceux de la social démocratie révolutionnaire. Si pauvre que je sois, je n’en suis pas encore à dissimuler au public les éloges que me décernent ces partisans. Or, la rédaction de la nouvelle Iskra s’y voit obligée.
Savez vous, lecteur, ce qu’est le comité de Voronèje du Parti ouvrier social démocrate de Russie ? Si vous l’ignorez, lisez les procès-verbaux du congrès du Parti. Vous y verrez que l’orientation de ce comité est parfaitement exprimée par les camarades Akimov et Brucker qui, au congrès, ont combattu sur toute la ligne l’aile révolutionnaire du Parti, et que tous, depuis le camarade Plékhanov jusqu’au camarade Popov, ont maintes fois rangés parmi les opportunistes.
Eh bien, voilà ce que déclare ce comité de Voronèje, dans sa feuille de janvier (n° 12, janvier 1904) :
« Un grand événement très important pour notre Parti, qui croît sans cesse, a eu lieu l’année dernière : le II° Congrès du Parti ouvrier social démocrate de Russie, congrès des représentants de ses organisations, s’est réuni. La convocation d’un congrès du Parti est chose très compliquée et, sous la monarchie, très dangereuse et difficile. Aussi, rien d’étonnant si elle a été très imparfaite, et si, tout en se déroulant, sans encombre, le congrès n’a pu répondre à toutes les exigences du Parti. Les camarades, qui avaient été chargés par la Conférence de 1902 de convoquer le congrès, étaient arrêtés et celui ci fût organisé par des hommes qui ne représentaient qu’une seule des tendances de la social démocratie russe, la tendance iskriste. De nombreuses organisations social démocrates, mais non iskristes, n’avaient pas été invitées à prendre part aux travaux du congrès : c’est là une des raisons pour lesquelles l’élaboration du programme et des statuts du Parti par le congrès fut extrêmement imparfaite. Les délégués ont reconnu eux mêmes qu’il y avait de grandes lacunes dans les statuts, lacunes « susceptibles d’entraîner de dangereux malentendus ». Au congrès, les iskristes eux mêmes se sont scindés, et nombre de militants éminents de notre P.O.S.D.R. qui, jusque là, s’étaient montrés, eût t on dit, pleinement d’accord avec le programme d’action de l’lskra, ont reconnu que beaucoup de ses points de vue, défendus principalement par Lénine et Plékhanov, étaient impraticables. Bien que ces derniers l’aient emporté au congrès, la vie pratique, les exigences du travail réel, auquel prennent également part tous les non iskristes, ont vite fait de corriger les fautes des théoriciens et, après le congrès, elles ont déjà apporté de sérieux amendements. L’« Iskra » a fortement changé et promet de se montrer attentive aux revendications des militants de la social démocratie en général. De cette façon, bien que les travaux du congrès doivent être révisés au prochain congrès, qu’ils soient, comme les délégués ont pu s’en rendre compte eux mêmes, non satisfaisants et ne puissent être, pour cette raison acceptés par le Parti comme des décisions indiscutables, le congrès a néanmoins fait la lumière sur la situation dans le Parti, il a fourni une riche documentation pour développer l’activité du Parti dans le domaine de la théorie et de l’organisation, et il a été une expérience instructive des plus importantes pour le travail d’ensemble du Parti. Les décisions du congrès et les statuts élaborés par lui seront pris en considération par toutes les organisations, mais beaucoup d’entre elles éviteront de s’en inspirer exclusivement, étant donné leurs imperfections manifestes.
Au comité de Voronèje, où l’on comprend bien l’importance du travail général du Parti, toutes les questions rattachées à l’organisation du congrès ont trouvé un vif écho. Le comité conçoit toute l’importance de ce qui s’est passé au congrès; il se félicite du tournant opéré dans l’«Iskra», devenue organe central (organe principal).
Quoique la situation dans le Parti et au Comité Central ne nous donne pas encore satisfaction, nous sommes convaincus que, par un commun effort, le difficile travail d’organisation du Parti se perfectionnera. En réponse aux faux bruits qui courent, le comité de Voronèje informe les camarades qu’il ne saurait être question pour lui de quitter le Parti. Le comité de Voronèje comprend parfaitement quel précédent, quel dangereux exemple offrirait une organisation ouvrière telle que le comité de Voronèje, si elle quittait le P.O.S.D.R., quel reproche ce geste comporterait pour le Parti, et combien cela serait nuisible aux organisations ouvrières, qui pourraient suivre cet exemple. Nous ne devons pas provoquer de nouvelles scissions mais chercher constamment à grouper tous les ouvriers conscients et socialistes en un seul Parti. Ajoutons que le II° Congrès n’a pas été un congrès constitutif, mais un congrès ordinaire. Le verdict d’exclusion ne peut émaner que du Parti, et aucune organisation, pas même le Comité Central, n’a le droit d’exclure du parti une organisation social démocrate. Bien plus. Le II° Congrès a adopté le paragraphe 8 des statuts d’après lequel toute organisation est autonome (indépendante) dans ses affaires locales Aussi le comité de Voronèie a t il pleinement le droit d’appliquer ses vues en matière d’organisation et de les défendre au sein du Parti ».
La rédaction de la nouvelle Iskra, qui cite cette feuille son n° 61, n’a reproduit que la seconde partie de la tirade ci dessus, celle que nous donnons en gros caractères; quant à la première partie, en petits caractères, la rédaction a préféré l’omettre.
EIle avait honte.