Une critique acritique((L’article Une critique acritique constitue la réponse de Lénine à P. Skvortsov qui était un des «marxistes légaux» et qui avait publié une critique hostile au Développement du capitalisme en Russie. Ainsi que nous l’apprend une lettre de Kroupskaïa à la mère de Lénine, M. A. Oulianova, datée du 19 janvier 1900, Lénine commença à travailler à cet article en janvier 1900, pendant les dernières semaines de sa déportation à Chouchenskoïé. L’article fut terminé en mars 1900, après le retour de Lénine de déportation et il fut publié dans le numéro de mai-juin 1900 de la revue Naoutchnoïé Obozrénié. Cet article est le dernier que Lénine ait publié dans la presse légale de la Russie avant son départ pour l’étranger.))
Lénine
Janvier – Mars 1900
(A propos de l’article de M. Skvortsov «Le fétichisme de la marchandise» paru dans le n° 12 du Naoutchnoïé Obozrénié, 1899)
Réponse à une critique de « Développement du capitalisme en Russie«
« Jupiter se fâche »… On savait depuis longtemps que les colères du redoutable maître de la foudre et du tonnerre constituaient un spectacle fort distrayant et ne réussissaient à provoquer que le rire. En accablant d’expressions courroucées et choisies l’ouvrage que j’ai consacré au processus de formation d’un marché intérieur pour le capitalisme russe, M. P. Skvortsov vient de confirmer une fois de plus cette antique vérité.
I
«Pour représenter l’ensemble du processus, m’apprend sentencieusement M. Skvortsov, il faut exposer sa conception du mode de production capitaliste et il est absolument inutile de s’en tenir à un exposé sur la théorie de la réalisation.» Pourquoi est-il «inutile» de rappeler la théorie du marché intérieur dans un ouvrage où l’on se propose d’analyser des données concernant ce marché? Mystère! C’est là un secret de notre terrible Jupiter pour qui «exposer sa conception» consiste à citer des passages du Capital qui n’ont que peu de choses à voir avec le problème. «Après avoir dit qu’il se proposait d’examiner le problème (de la formation du marché intérieur pour le capitalisme russe), poursuit M. Skvortsov, l’auteur en arrive, après avoir consulté la théorie, à la conclusion que ce problème n’existe pas. Qu’il nous soit permis de lui reprocher cette contradiction dialectique.» Voyez comme M. Skvortsov est spirituel! Il est si satisfait de sa remarque qu’il a répète plusieurs fois sans s’apercevoir ou sans vouloir s’apercevoir qu’elle repose sur une grossière erreur. Ce que je dis à la fin de mon premier chapitre, en effet, c’est que « le problème du marché intérieur, en tant que problème particulier, isolé, indépendant du degré de développement du capitalisme, n’existe absolument pas» (29((Voir «Le développement du capitalisme en Russie Ch. I, Conclusion.»))). Mais notre critique n’est-il pas d’accord avec cela? Si, il est d’accord puisqu’à la page précédente il écrit que mon affirmation est juste. Dans ce cas, pourquoi faire tout ce tapage et tenter de priver ma conclusion de sa partie la plus importante? Cela encore, c’est un secret. A la fin du chapitre théorique qui sert d’introduction à mon ouvrage, j’indique clairement quel est le sujet qui m’intéresse: «la question de la formation du marché intérieur pour le capitalisme russe se ramène à la question suivante: comment et dans quelle direction se développent les différents aspects de l’économie nationale russe? En quoi consistent les liens et l’interdépendance unissant ces différents aspects?» (29((Voir «Le développement du capitalisme en Russie», Ch. I, Conclusion))). Notre critique pense-t-il que ces problèmes ne valent pas la peine d’être traités? Non. Il préfère ne pas parler du sujet que j’ai choisi et m’en indiquer d’autres que j’aurais dû traiter, à en croire Jupiter. J’aurais dû, selon lui, décrire «la reproduction et la circulation de la partie du produit qui est obtenue de façon capitaliste, tant dans l’agriculture que dans l’industrie et de la partie qui est fournie par les paysans producteurs indépendants…, montrer quels sont les rapports qui existent entre ces deux parties, c’est-à-dire indiquer quelle est la valeur du capital constant, du capital variable et de la plus-value dans chacune de ces catégories du travail social» (2278). Mais ce ne sont là que des phrases ronflantes et absolument vides de contenu. Car, avant d’essayer de décrire la reproduction et la circulation du produit fourni par l’agriculture capitaliste, il faut bien commencer par expliquer comment et dans quelle mesure l’agriculture devient capitaliste, si c’est chez les paysans ou chez les gros propriétaires fonciers qu’elle le devient, si c’est dans telle ou telle région, etc. Si elle n’est pas précédée de cette analyse (à laquelle, précisément, est consacré mon livre), la description demandée par M. Skvortsov restera une succession de lieux communs. De même pour l’industrie: pour pouvoir parler de la partie du produit qui est obtenue de façon capitaliste, il faut avoir analysé quelles sont les industries de Russie qui deviennent capitalistes et dans quelle mesure elles le deviennent. Et c’est justement ce que j’ai essayé de faire quand, par exemple, j’ai dépouillé les données concernant l’industrie artisanale. Mais notre redoutable critique passe tout cela sous silence et m’invite avec le plus grand sérieux à piétiner sur place et à me contenter de lieux communs sur l’industrie capitaliste! La question de savoir quels paysans précisément sont des «producteurs indépendants» en Russie demande elle aussi à être étudiée à partir de faits, comme j’ai essayé de le faire dans mon ouvrage. Si M. Skvortsov avait réfléchi à cette question, il aurait d’ailleurs évité de dire que les catégories de capital constant, de capital variable et de plus-value peuvent être appliquées sans autre forme de procès aux «paysans producteurs indépendants», car il se serait aperçu de l’insanité d’une telle affirmation. On voit donc qu’on ne peut étudier les sujets proposés par M. Skvortsov qu’après avoir élucidé les problèmes que j’ai indiqués, et que, sous prétexte de corriger ma façon de poser les problèmes notre redoutable critique abandonne l’analyse d’une réalité concrète et historiquement originale pour une simple accumulation de citations de Marx.
A ce propos, il y a une algarade de M. Skvortsov qu’il nous est impossible de passer sous silence, car elle caractérise admirablement ses méthodes. Le professeur Sombart, dit en effet notre critique, montre que les exportations de l’Allemagne sont en retard sur son développement «et ces données viennent justement confirmer ma conception des marchés». N’est-ce pas admirable? Tu as des mûres dans ton jardin, mais moi j’ai un oncle à Kiev: on dirait vraiment que M. Skvortsov veut illustrer cette fameuse maxime! Alors que l’on discute de la théorie de la réalisation, il vient nous raconter que le capitalisme, comme le servage, vit du surtravail! Si on ajoute à ce genre de trouvailles ineffables toute une série d’apostrophes menaçantes, on a toute la «critique» de M. Skvortsov !
Mais laissons le lecteur juger par lui-même. Afin de montrer mon «incompréhension», M. Skvortsov cite aux pages 2279 et 2280 divers passages du premier chapitre de mon ouvrage, puis il détache de ces citations tels mots de telles phrases et il s’exclame: «Découverte, échange, théorie du marché intérieur, découverte d’un remplacement et enfin compensation! Je ne pense pas que c’est avec des définitions aussi précises que M. Iline nous convaincra de sa claire compréhension de la «remarquable» théorie de la réalisation de Marx!» Comme on le voit, M. Skvortsov nous donne exactement le genre de critique dont Tchernychevski se moquait autrefois: on prend les Aventures de Tchitchikov et on commence à «critiquer»: «Tchi-tchi-kov, tchkhitchkhi … Ah, comme c’est drôle! Découverte, échange; je ne pense pas que ce soit clair…»((Les mots entre guillemets («Tchi-tchi-kov…», etc.) est une paraphrase du passage suivant du livre de N. Tchernychevski: Esquisses de la période de Gogol dans la littérature russe: «Pour analyser les Ames Mortes avec esprit, on pourrait procéder de la façon suivante. Après avoir transcrit le titre du livre: Les aventures de Tchitchikov ou les âmes mortes, commencer tout d’un coup: «Les avant-froidures . . . Tchkhi-tchkhi-kov. N’allez pas croire, lecteur, que j’ai éternué … et ainsi de suite. Il y a quelque vingt ans certains lecteurs trouvaient cela spirituel.» (Voir N. Tchernychevski : Esquisses de la période de Gogol dans la littérature russe, Saint-Pétersbourg, 1892, p. 64). )) Quelle critique foudroyante cela nous donne!
A la page 14((Voir «Le développement du capitalisme en Russie», Ch. I, VI. )) de mon ouvrage, je dis que la division du produit selon sa forme naturelle n’est pas indispensable quand on analyse la production du capital individuel, alors qu’elle est absolument nécessaire quand on analyse la reproduction du capital social parce que dans ce dernier cas (et seulement dans ce dernier cas), c’est précisément de la compensation de la forme naturelle du produit qu’il s’agit. Cela déchaîne les foudres de M. Skvortsov; il commence par affirmer que je n’ai «pas compris Marx», puis il m’inflige un blâme sévère pour les «libertés de ma traduction», il se trouve dans l’obligation de citer le Capital en détail (ses citations disent exactement ce que j’ai exposé) et, pour terminer, il attaque violemment le passage où je dis que «maintenant» (c’est-à-dire quand on analyse la reproduction du capital social, et non celle du capital individuel), «la question est justement de savoir où les ouvriers et les capitalistes prendront les objets nécessaires à leur consommation, où les capitalistes prendront les moyens de production; comment le produit fabriqué pourra couvrir toutes les demandes et permettra d’élargir la production». Après avoir souligné ce passage, M. Skvortsov écrit: «Ce qu’on trouve ici, c’est effectivement une théorie de la réalisation, mais c’est celle de M. Iline et elle n’a absolument rien à voir avec aucune théorie de Marx» (2282). Voilà qui ne manque pas d’énergie! Mais voyons les preuves. Les preuves, ce sont naturellement des citations de Marx et en particulier cette dernière: «La question telle qu’elle se présente directement (sic)((Au fait, quelques mots au sujet des traductions. M. Skvortsov cite la phrase suivante de mon livre: «… comme si celles-ci (les forces productives) ne connaissaient d’autres limites que la capacité absolue de consommation de la «société» (p. 19) et m’adresse cette sévère remontrance: M. Iline .. , ne s’est pas aperçu de la lourdeur de sa traduction, alors que l’original dit en termes simples et clairs: «als ob nur die absolute Konsumptionsfähigkeit der Gesellschaft ihre Grenze bilde» (2286). En quoi cette traduction (absolument exacte) est-elle défectueuse, le critique ne l’explique pas. Mais pour caractériser sa sévérité, il suffirait de citer un ou deux échantillons de ses traductions à lui. P. 2284: «Mais si la reproduction annuelle normale se représente dans les proportions données, cela représente du même coup…» (l’original porte: ist damit auch unterstellt) ; 2285: «Il s’agit avant tout d’une reproduction simple. On représentera plus loin» (l’original porte: Ferner wird unterstellt) «non seulement que les produits s’échangent d’après leur valeur», etc. Ainsi ce bon M. Skvortsov est sans doute fermement convaincu que «unterstellen» veut dire représenter, et que «wird unterstellt» est le futur.Je ne parle pas du style du redoutable critique, qui nous sert des phrases comme celle-ci: «maintenant le mode capitaliste de production est égal à l’industrie agraire» (2293) )) est la suivante: comment le capital dépensé à la production est-il remplacé en valeur à partir du produit annuel et comment le mouvement de ce remplacement se combine-t-il avec la consommation de la plus-value par les capitalistes, et du salaire par les ouvriers?» Et M. Skvortsov de conclure: «Je crois avoir suffisamment démontré que la théorie de la réalisation que M. Iline nous présente comme étant celle de Marx n’a rien de commun avec l’analyse que l’on trouve chez ce dernier», etc. Il ne me reste qu’à demander une fois de plus: N’est-ce pas délicieux? Car enfin, quelle différence y a-t-il entre mon texte et celui de Marx? C’est encore un secret de notre redoutable critique. La seule chose qui soit claire, c’est que je commets un péché mortel en «traduisant Marx librement» ou, comme l’écrit M. Skvortsov à un autre endroit de son article, en exprimant les idées de Marx «avec mes mots à moi» (2287). Pensez donc! Il exprime les idées de Marx avec ses «mots à lui» quand le véritable marxisme consiste à apprendre le Capital par cœur et à le citer à propos ou hors de propos… comme le fait M. Nikolaï-on.
Voici d’ailleurs un exemple destiné à illustrer cette dernière remarque. Je dis à un moment que le capitalisme «n’est que le résultat d’une circulation des marchandises largement développée» et qu’il constitue «le stade de développement de la production marchande où la force de travail devient elle aussi une marchandise». Cela me vaut le tonnerre et la foudre du redoutable Jupiter. «Tous les lecteurs tant soit peu cultivés, écrit-il, savent dans quelles conditions le capitalisme apparaît» (sic). Et il ne nous épargne ni l’«horizon bourgeois de M. Iline» ni aucune des perles qui ornent sa polémique quand il est irrité. Puis viennent les citations de Marx. La première dit exactement la même chose que moi (l’achat et la vente de la force de travail sont les conditions fondamentales de la production capitaliste) ; la seconde affirme que c’est le mode de circulation qui procède du caractère social de la production et non l’inverse (Das Kapital, II B, 93). M. Skvortsov s’imagine qu’avec cette dernière citation, il a définitivement réfuté les thèses de son contradicteur. En fait, il n’a fait que remplacer la question que j’avais soulevée par une autre et que prouver son aptitude à faire des citations hors de propos. Car enfin, de quoi était-il question dans le passage incriminé? Du fait que le capitalisme est le résultat de la circulation des marchandises, c’est-à-dire du rapport historique qui existe entre la production capitaliste et la circulation des marchandises. Et de quoi parle la citation du deuxième livre du Capital? (C’est le livre qui est consacré à la circulation du capital.) Du rapport existant entre la production capitaliste et la circulation capitaliste. A cet endroit (S. 92, II, B), Marx polémique avec les économistes qui établissaient une opposition entre l’économie naturelle, l’économie monétaire et l’économie de crédit qu’ils considéraient comme trois formes caractéristiques du mouvement de la production sociale. Une telle opposition, affirme Marx, est sans fondement car l’économie monétaire et l’économie de crédit ne sont que l’expression des modes de circulation propres aux différents stades de développement de la production capitaliste; et en conclusion, il fait une remarque sur l’«horizon bourgeois» de ces économistes. Voilà donc quel est, selon M. Skvortsov, le «véritable marxisme» : il consiste à attraper au vol cette remarque de Marx et à l’appliquer à un adversaire qui n’a pas songé un seul instant à parler des rapports existant entre l’économie naturelle, l’économie monétaire et l’économie de crédit. Nous laissons au lecteur le soin de décider qui fait preuve d’«incompréhension» et quelle sorte de littérature est coutumière de ce genre d’algarades. Sous le couvert de ses bruyantes apostrophes, M. Skvortsov a pu non seulement employer le «procédé de la substitution» mais également passer complètement sous silence le problème des rapports existant entre la production capitaliste et la circulation des marchandises. Pourtant, il s’agit là d’un problème essentiel sur lequel je reviens à plusieurs reprises dans mon ouvrage, en soulignant le rôle historique de précurseur de la production capitaliste joué par le capital commercial. Si on en juge par le silence qu’il garde sur cette question, M. Skvortsov n’a rien à redire à cela. Mais s’il en est ainsi, pourquoi faire tout ce tapage quand je dis que le capitalisme est le résultat de la circulation des marchandises? Est-ce que le capital commercial n’est pas l’indice d’un développement du commerce, c’est-à-dire du développement de la circulation des marchandises sans la production capitaliste? Là encore, il s’agit d’un secret de notre Jupiter irrité.
Pour en terminer avec la «critique» que M. Skvortsov consacre à la partie théorique de mon ouvrage, il me faut encore examiner quelques-unes des bruyantes algarades et des erreurs grossières dont fourmille son article «Le fétichisme de la marchandise».
Je dis dans mon livre que «la nécessité du marché extérieur pour un pays capitaliste… est déterminée… par le fait que le capitalisme n’est que le résultat d’une circulation des marchandises largement développée qui dépasse les limites d’un Etat. C’est pourquoi il est impossible d’imaginer une nation capitaliste sans commerce extérieur, et une telle nation n’existe d’ailleurs pas. Comme le lecteur peut le constater, cette cause est de caractère historique» (p. 26((Voir «Le développement du capitalisme en Russie», Ch. I, VIII))). Cela n’échappe pas aux «critiques» du terrible Jupiter. «En tant que lecteur, écrit-il, je ne vois pas que cette cause soit de caractère historique. Cette affirmation est absolument gratuite» (2284), etc. Si historiquement, la circulation des marchandises est le prélude nécessaire au capitalisme, est-il vraiment besoin d’expliquer pourquoi «cette cause est d’ordre historique»? On voit que pour la théorie abstraite, le capitalisme n’existe que lorsqu’il est développé et pleinement constitué. Quant aux problèmes de ses origines, il est tout simplement éliminé.
«Pour expliquer la réalisation du produit dans la société capitaliste, poursuit notre critique, M. Iline… doit faire appel au marché extérieur» ( 2286). Les lecteurs qui connaissent mes Etudes et mon ouvrage sur le Développement du capitalisme en Russie n’ont pas besoin qu’on leur explique qu’il s’agit là d’un tour de passe-passe exécuté selon les mêmes procédés que les précédents. Puis vient une citation de Marx où il est dit que: « le commerce extérieur remplace les articles nationaux seulement par des articles d’une forme d’usage ou d’une forme naturelle différente., .». Conclusion: «Pourvu qu’elle n’ait pas l’esprit prévenu, toute personne sachant lire et écrire peut voir que la thèse de Marx est exactement à l’opposé de la théorie de M. Iline et qu’il n’y a pas à chercher sur le marché extérieur l’«équivalent de la partie vendable du produit», «l’autre partie du produit capitaliste capable de remplacer la première» sur le marché extérieur (2284). Ici, véritablement, M. Skvortsov est vraiment admirable!
«Pour réussir à réaliser une même quantité de produit à l’intérieur du pays, poursuit-il, M. Iline doit faire abstraction des traits essentiels de la société capitaliste et la présenter comme une production méthodique, car si les différentes branches ont un développement proportionnel, cela signifie évidemment que la production a un caractère méthodique» (2286). Notre «critique» utilise ici un nouveau procédé, qui consiste à m’attribuer l’idée que le capitalisme garantit soi-disant une proportionnalité constante. Mais s’il est vrai qu’une proportionnalité constante et entretenue à dessein assurerait en effet un développement méthodique, il en va tout autrement de cette proportionnalité qui «n’est établie que comme la moyenne d’une série d’oscillations constantes», dont je parle dans le passage cité par M. Skvortsov. Dans ce passage je dis explicitement que la proportionnalité (ou la correspondance) «que suppose» la théorie se trouve en réalité «constamment violée» et j’ajoute que pour remplacer une répartition du capital par une autre, de façon à rétablir la proportionnalité, «il faut qu’il y ait une crise». (Tous les passages que je souligne se trouvent à la page 26((Voir «Le développement du capitalisme en Russie», Ch. I, VIII.)) de mon ouvrage, que cite M. Skvortsov.) Ceci étant établi, qu’il me soit permis de demander ce qu’il faut penser d’un critique qui accuse son adversaire de considérer le capitalisme comme une production méthodique et qui, pour étayer ses accusations, se réfère à la page et au paragraphe mêmes où cet adversaire affirme que le capitalisme a besoin de crise pour rétablir une proportionnalité constamment violée.
II
Passons à la deuxième partie de l’article de M. Skvortsov qui est consacrée à la critique des données concrètes que je cite et que j’analyse dans mon ouvrage. Comme il s’agit là d’un domaine dont M. Skvortsov s’occupe spécialement, peut-être allons-nous enfin trouver quelques critiques un tant soit peu sérieuses?
Pour M. Iline, proclame M. Skvortsov, l’économie marchande repose sur la division sociale du travail et constitue le processus fondamental de la création du marché intérieur tandis que la manufacture, par contre «est basée sur la «division du travail» tout court, et tout porte à croire que cette fois, il ne s’agit plus de travail social». Cette «tentative d’ironie» révèle tout simplement que notre critique ne comprend rien à la différence élémentaire qui existe entre la division du travail dans une société et la division du travail dans un atelier. Quand il y a une économie marchande (c’est là une condition que je mentionne explicitement, si bien que la référence de M. Skvortsov à la division du travail dans la commune indienne est à mettre au compte de la manie qu’a cet auteur de faire des citations du Capital à contretemps), quand il y a une économie marchande donc, la division du travail dans la société crée des producteurs de marchandises isolés qui fabriquent indépendamment l’un de l’autre divers produits entrant dans la sphère de l’échange; la division du travail dans l’atelier, par contre, ne modifie que la situation des producteurs à l’intérieur de cet atelier et non leurs rapports avec la société. Pour autant que je puisse en juger, c’est ce qui explique que Marx parle tantôt de «division sociale du travail»(( Le chapitre XII – du livre Ier du Capital – consacré à la question de la manufacture contient tout un paragraphe intitulé: «La division du travail dans la manufacture et dans la société». Au commencement de ce paragraphe Marx dit: «Examinons maintenant le rapport entre la division manufacturière de travail et sa division sociale, laquelle forme la base générale de toute la production marchande» (Das Kapital, I2, p. 362). N’est-ce pas qu’il est instructif de confronter ce texte à la sortie de notre Jupiter courroucé? )) et tantôt de division du travail tout court. Si M. Skvortsov a une opinion différente, il devrait l’exposer et l’expliquer au lieu de lancer des algarades démunies de toute espèce de signification.
«On ne peut absolument pas dire que la division du travail est un trait distinctif de la manufacture, poursuit-il, puisque cette division existe également dans la fabrique.» Très bien, M. Skvortsov! Mais ai-je jamais dit que c’était là le seul caractère qui différenciait la manufacture de la fabrique? Si mon critique avait cherché de façon un tant soit peu sérieuse à savoir si je comprenais correctement quels sont les «traits caractéristiques de la manufacture» (et il s’agit là d’un problème extrêmement intéressant et bien moins simple qu’on le croirait à première vue), aurait-il pu passer sous silence le fait que dans le paragraphe dont il est question, je dis explicitement que «nous avons eu l’occasion d’indiquer à un autre endroit (Etudes, page 179) quels sont, pour Marx, les indices essentiels de la notion de manufacture» (page 297((Voir «Le développement du capitalisme en Russie», Ch.VI, I.)), note 1). Effectivement, dans mes Etudes, la division du travail ne figure que comme un des indices, parmi beaucoup d’autres, de la manufacture. Mais l’article de M. Skvortsov est agencé de telle manière qu’après l’avoir lu le lecteur pourrait se faire une idée absolument fausse des thèses que je défends et ne pourrait s’en faire aucune de celles du critique.
Poursuivons. Dans mon ouvrage, je classe toute une série d’industries dites «artisanales» dans la phase manufacturière du capitalisme russe. Si je ne m’abuse, il s’agit là de la première tentative de ce genre qui ait jamais été faite, et il va de soi que je suis loin de penser que ce problème est définitivement résolu (d’autant plus que dans mon livre, je l’examine sous un angle très particulier). J’avais donc toute raison de croire que ma façon de voir serait critiquée et, du fait qu’un certain nombre de marxistes russes avaient déjà exprimé sur le problème des opinions quelque peu différentes des miennes (voir la note de la page 437((Voir «Le développement du capitalisme en Russie» Ch. VII, XII.)) de mon livre), j’attendais ces critiques avec beaucoup d’intérêt. Quelle a donc été l’attitude de M. Skvortsov? Toute sa «critique» se ramène à une admonestation magnifique dans son laconisme sévère: on ne doit pas, m’apprend-il, «se borner à énumérer mécaniquement les ouvriers salariés et à établir quel est le volume de la production de telle ou telle branche industrielle pour telle ou telle année» (2278). Comme M. Skvortsov ne dit pas un mot du chapitre de mon livre qui est consacré à la statistique des usines et fabriques, il faut bien penser que ce n’est pas à ce chapitre que se rapporte cette admonestation mais à celui qui traite de la manufacture, dont, effectivement, une bonne moitié est occupée par des données concrètes. De quelle façon aurait-il été possible de se passer de ces données? C’est là un secret que notre redoutable critique ne daigne pas nous dévoiler. Quant à moi, je persiste à croire qu’il vaut mieux être accusé de sécheresse que de donner au lecteur l’impression que mes conceptions sont fondées non pas sur l’étude des données russes mais sur des «citations» du Capital. Si M. Skvortsov trouve mon énumération «mécanique», cela veut dire qu’il considère comme erronées les conclusions que je tire de ces données dans la 2e partie du VIe chapitre de mon ouvrage et que je reprends au XIIe paragraphe du VIIe chapitre. Cela veut dire qu’il ne croit pas que ces données fassent apparaître une organisation particulière de l’industrie caractérisée par une structure spécifique 1) de la technique, 2) de l’économie et 3) de la culture. Mais dans sa «critique», notre redoutable Jupiter ne dit pas un mot de ces problèmes, si bien que si on fait abstraction des apostrophes courroucées, son article est absolument vide de contenu. Vous avouerez que c’est peu honorable M. Skvortsov!
Passons maintenant au rôle que jouent les impôts paysans dans le développement de l’économie marchande. J’affirme dans mon ouvrage que si autrefois les impôts ont été un facteur important du développement de l’échange, aujourd’hui que l’économie marchande est fermement établie, ils ne jouent plus qu’un «rôle très secondaire». M. Skvortsov se déchaîne contre ce passage qu’il foudroie de toute une série de qualificatifs pitoyables et terribles, tels que «fétichisme de la marchandise», je mêle tout, «toute-puissance», puissance de la production marchande…, etc. Mais, hélas, ces fortes paroles ne font que dissimuler l’impuissance de mon redoutable critique à réfuter ma conclusion. «Même M. Kautsky, écrit M. Skvortsov, avec qui M. Iline pourtant a beaucoup de points communs (pauvre «M. Kautsky» qui a «des points communs» avec «le fétichiste de la marchandise», qui ne comprend rien au Capital et qui s’accorde avec l’horizon bourgeois» étriqué de M. Iline! Pourra-t-il jamais se relever du coup que vient de lui assener notre «véritable» marxiste?), «même Kautsky donc dit que les paysans voient s’accroître leurs besoins d’argent du fait qu’ils doivent payer leurs redevances non plus en nature mais en espèce» (2288). Tout cela est fort bien, monsieur le redoutable critique, mais n’a absolument rien à voir avec la question de savoir quelle est, par rapport aux dépenses qu’ils consacrent à leurs autres besoins, la part que les paysans réservent aux impôts dans leurs dépenses en argent. Cette question-là, en effet, Kautsky ne l’effleure même pas. Une fois de plus, M. Skvortsov nous apporte donc la preuve qu’il est remarquablement doué pour faire des citations à contretemps. Mais voyons quelle est sa seconde objection: «Où donc le paysan qui n’a pas de cheval trouvera-t-il 25 roubles pour payer ses impôts?» (alors que je parle de 25 pourcent de la dépense en argent, de 25 roubles sur 100, M. Skvortsov les convertit en 25 roubles tout court). «Où donc le paysan qui a un cheval trouvera-t-il 10 roubles? Même les données concernant les budgets laissent cette question sans réponse. Et pourtant, c’est précisément à cela que se ramène le problème fondamental, et nullement à savoir quelle est la part du revenu ( ?) constituée par les impôts dans l’ensemble des dépenses en argent des paysans» (2290). Je me permets de conseiller à M. Skvortsov de faire breveter sa remarquable découverte, à savoir: le procédé le plus nouveau et le plus simple de «critique scientifique», qui foudroie l’adversaire. Votre adversaire dans une page de son ouvrage qui en compte plusieurs centaines, pose entre autres la question: quelle est la part des impôts dans l’ensemble des dépenses en argent des paysans? Vous citez ce passage, puis vous attribuez à votre adversaire une autre question et de la sorte, vous démontrez brillamment que cet adversaire n’est qu’un «fétichiste de la marchandise» qui ne cherche même pas à savoir – voyez le monstre – où le pauvre paysan sans cheval pourra trouver 25 roubles. Quant aux autres pages du livre où il est question du rapport entre les impôts et le revenu, de la nature et des sources des revenus, vous pouvez les passer sous silence, ce qui de surcroît vous permettra de faire la preuve de l’«horizon bourgeois» de votre adversaire. Vraiment, M. Skvortsov, il faut prendre un brevet!
Voici d’ailleurs un autre échantillon de la manière dont notre critique exploite sa découverte. Je demande au lecteur un peu d’attention car de telles perles de «critique scientifique» sont uniques en leur genre.
Il s’agit toujours de la page 101((Voir «Le développement du capitalisme en Russie», Ch. II, XII)) de mon ouvrage où il est question des données budgétaires sur le problème des impôts paysans. Après avoir indiqué quel est le rôle des impôts dans la dépense en argent des paysans, je poursuis de la façon suivante: «Si au lieu de nous préoccuper de rôle que jouent les impôts dans le développement de l’échange, nous cherchons à savoir quelle est la part des revenus qui leur est consacrée, nous trouverons un pourcentage très élevé. Les impôts absorbent en effet 1/7 des dépenses brutes des petits cultivateurs ou même des ouvriers agricoles dotés d’un lot concédé: ce fait suffit à montrer à quel point les traditions d’avant l’abolition du servage pèsent sur les paysans actuels. En outre, les impôts sont répartis de façon on ne peut plus inégale à l’intérieur de la communauté: plus le paysan est aisé, moins est grande la part qu’ils occupent dans ses dépenses. Comparativement à son revenu, un paysan qui n’a pas de cheval paie trois fois plus qu’un paysan qui en a plusieurs (voir plus haut le tableau de la répartition des dépenses) …» Quand il lit ce passage, le lecteur qui prête un tant soit peu d’attention à sa lecture se demande immédiatement pourquoi je parle de la répartition des impôts à l’intérieur de la communauté alors que les données sur les budgets concernent des exploitations paysannes qui se trouvent non seulement dans des communautés différentes mais dans des districts différents? Qui sait si les inégalités que l’on observe dans la répartition ne sont pas accidentelles, si elles ne sont pas dues au fait que les impôts que l’on doit payer pour une déciatine de terre communale varient selon les communautés et les districts où se trouvent les exploitations qui ont été prises pour établir les budgets-types? C’est précisément pour écarter ces objections que j’ajoute immédiatement que «si nous calculions les impôts par déciatine de terre communautaire, ils paraîtraient quasiment égaux et que c’est pour cela que nous parlons de la répartition à l’intérieur de la communauté». Si mon critique voulait vérifier le bien-fondé de ce passage, il lui suffisait d’établir une comparaison entre le tableau de la page 96((Voir «Le développement du capitalisme en Russie», Ch. II, XII)) (impôts et redevances par exploitation) et celui de la page 102((Voir «Le développement du capitalisme en Russie», Ch. II, XII.)) (quantité de terre communale revenant à chaque exploitation). Il lui aurait été alors facile de voir que si l’on prend les données sur les budgets, on obtient effectivement une quasi égalité pour la somme d’impôt qu’il faut payer par déciatine de terre communale, et ce, en dépit du fait que ces données ont été établies à partir d’exploitations qui se trouvent dans des communautés et même dans des districts différents.
Et maintenant, admirez les procédés employés par monsieur le critique pour venir à bout de son adversaire. Il prend le passage relatif au montant des impôts par déciatine de terre concédée, que j’ai souligné; il ne remarque pas (sic) que ce passage concerne uniquement les données budgétaires; il tente de faire croire que dans ce passage j’affirme que le montant des impôts à payer pour une déciatine de terre communautaire est à peu près le même pour toute la paysannerie russe; puis il m’accuse triomphalement d’ignorer la statistique des zemstvos et il me cite deux tableaux d’où il ressort que pour une déciatine de terre concédée, les impôts sont très variables d’une communauté, d’un canton et d’un district à l’autre (ce que tout le monde savait). Ce tour de passe-passe ayant été mené à bien, il ajoute: «A l’intérieur d’une communauté où tous les lots sont identiques, il va de soi que les impôts sont non pas quasiment mais complètement égaux. Mais l’ennui, c’est que M. Iline ne sait pas de quelle communauté il parle. Pour en finir avec l’abus qu’il fait de la statistique des zemstvos», etc. (2292). Je serais quant à moi extrêmement curieux de savoir si on peut trouver dans la littérature scientifique un autre exemple de ce genre de critique.
Maintenant que nous savons quels sont les procédés utilisés par M. Skvortsov pour «prouver» que les données budgétaires que je cite sont «absolument inutilisables», il me semble que nous pouvons négliger les expressions énergiques (et faibles) dont se sert mon critique pour manifester le mécontentement de l’emploi que je fais de ces données. En réclamant des données budgétaires globales, il parle une fois de plus de quelque chose qui n’a rien à voir avec le problème en discussion car les descriptions d’exploitations concrètes dont je me sers ne sont jamais globales et ne peuvent jamais l’être. J’indique au début du paragraphe incriminé dans quels ouvrages on trouve ces budgets d’exploitations concrètes, et il va de soi que je n’aurais eu que de la reconnaissance pour un critique qui aurait complété ou corrigé mes indications. Mais M. Skvortsov est un «critique» qui a l’art de ne jamais aborder le fond des problèmes. Quand j’essaie de prouver le caractère typique de ces budgets en comparant les chiffres moyens pour l’effectif des familles, la superficie des emblavures, les fermages, pour le bétail, etc., des foyers qui n’ont pas de cheval et de ceux qui en ont un, avec les chiffres que l’on trouve dans les données globales (p. 102((Voir «Le développement du capitalisme en Russie», Ch. II, XII. )) de mon ouvrage), M. Skvortsov se contente de qualifier ma tentative de «bizarre». Pourquoi? Personne ne le sait. Peut-être s’agit-il là du même genre de bizarrerie qu’un autre «critique» trouvait dans le nom même de Tchitchikov? D’ailleurs, poursuit M. Skvortsov, «le simple fait que dans la province de Voronèje, il est très rare que l’on vende du blé en automne et qu’on en achète au printemps, alors que dans l’ensemble de la Russie» ce phénomène est très fréquent, ainsi que l’aurait prouvé M. N.-on, ce simple fait donc suffit à montrer que les budgets «ne sont pas typiques» (2291). Ce n’est pas pour rien que l’on dit que les beaux esprits se rencontrent(( En français dans le texte. )). Le. «vrai» marxiste qu’est M. Pavel Skvortsov constate-t-il qu’il existe une contradiction entre les données de la statistique des zemstvos et les affirmations de cet autre «vrai» marxiste qu’est M. N. -on, il n’hésite pas un instant et la question est immédiatement résolue: s’il y a contradiction, c’est que les données ne sont pas typiques et il ne lui vient même pas à l’idée qu’il se pourrait que les affirmations de M. N.-on soient inexactes ou trop générales. Mais à propos, quel rapport y a-t-il entre la question des ventes de blé en automne et des achats au printemps et notre discussion sur le caractère typique des budgets dont je ne me sers à aucun moment quand j’analyse cette question.
III
Après la besogne ingrate qui consistait à relever des accusations portant sur des allégations sans aucun fondement, il est agréable de trouver enfin une objection qui porte sur le fond du problème, même si cette objection est accompagnée des habituelles algarades («fétichisme», «complète incompréhension») que décidément M. Skvortsov semble trouver convaincantes, et même si mon critique exprime son opinion à mots si couverts qu’il faut faire un effort pour la deviner. M. Skvortsov a parfaitement raison de dire que «tout mon ouvrage est inspiré par une seule et même idée».
Pour bien faire ressortir nos divergences, je vais confronter nos opinions respectives dans leurs expressions les plus extrêmes. M. Skvortsov pense vraisemblablement (du moins, c’est ce qui ressort de ses objections) que si les paysans avaient reçu moins de terre au moment de l’émancipation, ou que s’ils avaient dû la payer plus cher, le développement du capitalisme en Russie aurait été plus rapide. Moi je pense au contraire que si les paysans avaient reçu davantage de terre et que s’ils avaient dû la payer moins cher, le développement du capitalisme aurait été d’autant plus rapide, plus large et plus libre, le niveau de vie de la population aurait été d’autant plus élevé, le marché intérieur d’autant plus vaste, les progrès du machinisme d’autant plus rapides et le développement économique de la Russie, en un mot, d’autant plus proche de celui de l’Amérique. Pour prouver la justesse de ma thèse, je me bornerai à citer les deux facteurs suivants: 1) C’est à cause du manque de terre et de la lourdeur des impôts que pu se développer dans une très large région de notre pays le système d’exploitation des domaines privés fondés sur les prestations de travail, qui est une survivance directe du servage((Au fait, cette dernière thèse (que les prestations de travail sont une survivance du servage) est énoncée expressément dans mon livre. M. Skvortsov n’en dit rien, mais s’attaque à une remarque où je dis que les prestations existent, au fond, depuis la Rousskaïa Pravda, ce qui provoque son courroux. Et dans la réplique de M. Skvortsov à cette remarque, on trouve tout ce qu’on veut: une citation de Klioutchevski, les marchés intérieurs au XIIe siècle, le fétichisme des marchandises, l’assertion que pour moi «la production marchande est un principe miraculeux expliquant toute l’histoire (sic) depuis la Rousskaïa Pravda» (sic). C’est, on le voit, toujours la même critique du type «tchkhi-tchkhi», dont il me semble que je ne me suis que trop occupé au début de cet article. )) et qui n’a rien à voir avec le capitalisme; 2) C’est précisément dans les provinces qui se trouvent aux confins de la Russie, c’est-à-dire là où le servage était ou bien complètement inconnu, ou bien très faiblement développé, là où les paysans souffrent le moins du manque de terre, là où les impôts et les redevances sont les moins lourds, que le capitalisme s’est le plus développé dans l’agriculture. Et, si on veut analyser quelles sont les «conditions du passage d’une formation sociale à une autre», conditions que M. Skvortsov m’accuse si âprement et si gratuitement d’ignorer, il est absolument indispensable d’établir ce parallèle.
Les remarques de M. Skvortsov sur les migrations et sur la destruction des vieilles barrières moyenâgeuses par le capitalisme révèlent une fois de plus à quel point sont vulgaires et banales les idées de notre critique sur les processus économiques dont notre économie paysanne est le théâtre. Mais à propos, n’avais-je pas raison de rapprocher M. Pavel Skvortsov de M. Nikolaï-on? Pour «résoudre» le problème des migrations, en effet, ils se contentent l’un comme l’autre de lancer une remarque extrêmement simple et entièrement négative contre ceux qui «attachent de l’importance» à ces migrations. Il est pourtant clair que seul un marxisme on ne peut plus primitif … pardon, «véritable» qui se contente des lieux communs les plus abstraits peut être satisfait par une telle conclusion. Car enfin, que signifie «attacher de l’importance» aux migrations? Faut-il prendre ces mots à la lettre? Dans ce cas, il n’est pas un seul économiste sain d’esprit, qui n’attache pas d’importance aux migrations annuelles. Faut-il considérer qu’ils ne s’appliquent qu’au capitalisme? S’il en est ainsi, je me vois dans l’obligation de signaler 1) que M. Skvortsov déforme ma pensée car dans le passage qu’il cite je dis exactement le contraire et 2) qu’un économiste qui se propose d’étudier les particularités du régime et du développement économiques de la Russie (et non de citer Marx abondamment et bien souvent à contretemps) se trouve obligatoirement amené à se demander quelle est précisément l’influence des migrations en Russie. Sans étudier spécialement ce problème, j’ai indiqué dans le passage cité par M. Skvortsov que mes conclusions rejoignent entièrement celles de M. Gourwich((A propos de M. Gourwich. Par son mépris hautain et non motivé des «conclusions» de cet écrivain, connu dans la littérature marxiste comme auteur de deux livres et collaborateur de revues, M. Skvortsov ne fait que trahir sa présomption. )). En outre je reviens plusieurs fois sur la question des migrations à divers endroits de mon ouvrage. Il se peut que mon opinion soit erronée. Mais s’il en est ainsi, M. Skvortsov n’apporte aucun élément susceptible de la compléter ou de la corriger. Bien plus, il masque le fond du problème derrière des algarades menaçantes. Ensuite M. Skvortsov tire de mes remarques la conclusion que «le fétichiste de la marchandise croit que son fétiche est maintenant doté d’une puissance miraculeuse» (sic). Voilà qui s’appelle «éreinter» son adversaire! Mais, cher Monsieur le critique, niez-vous mes raisons, oui ou non? Si c’est oui, pourquoi n’exposez-vous pas vos raisons concrètes au public? Pourquoi n’analysez-vous pas des données concrètes, ne fût-ce que pour un district? Ce serait tout naturel de la part d’une personne qui s’occupe spécialement de la statistique des zemstvos. C’est pourquoi je me permettrai de conserver mon opinion en dépit des mots terribles que M. Skvortsov emploie contre moi (fétichisme, puissance miraculeuse) et qui – peut-on en douter? – sont de nature à effrayer n’importe qui((j’ai écrit: «Avant le capitalisme l’agriculture en Russie était affaire de maître, fantaisie de grand seigneur pour les uns, obligation corvée pour les autres» [Voir «Le développement du capitalisme en Russie», Ch. IV, IX. (p. 288 – N. R.)]. Or, selon M. Skvortsov, «il paraît que toute une formation sociale, le mode de production basé sur le servage n’aurait été qu’une fantaisie de grand seigneurs». Non, M. Skvortsov, il n’y «paraît» rien du tout, car j’ai indiqué en son lieu que «l’économie féodale formait en quelque mesure un système régulier et achevé» (129) [Voir «Le développement du capitalisme en Russie», Ch. III, I ( p. 170 – N. R.)], et ici je n’ai défini qu’un seul des traits distinctifs de ce système. Que l’exploitation seigneuriale ait contenu un élément de «fantaisie de grand seigneur», c’est ce que verra sans peine quiconque se rappellera les types fameux des «Oblomov de l’époque du servage ou de la servitude» (152) [Voir «Le développement du capitalisme en Russie», Ch.III, VI. ( p. 195 – N. R.)]. – C’est ce qu’indiquent aussi les statisticiens des zemstvos, à qui appartient l’expression: «fantaisie de grand seigneur» (148) [Voir «Le développement du capitalisme en Russie», Ch.III, V. ( p. 191 – N. R.)] – C’est ce qu’attestent encore les données relatives à une période déterminée du développement du machinisme agricole en Russie: la tentative des seigneurs terriens pour faire venir tout bonnement de l’étranger ouvriers et machines ( 131 et 155) [Voir «Le développement du capitalisme en Russie», Ch.III, II et VII. ( pp. 171 et 197 – N. R.)] n’était qu’une «fantaisie de grand seigneur». – «Quand et où s’est opérée la transformation par le capitalisme du seigneur féodal» (M. P. S. a tort de croire que cette catégorie n’est applicable qu’à l’époque «qui a précédé le servage»; elle est applicable aussi à l’époque de servage) «et du paysan dépendant en industriels, M. Iline, malheureusement. ne le dit pas» (2293). J’en parle au contraire dans les chapitres II et III et surtout IV du livre, où il est justement question de transformer l’agriculture en une entreprise industrielle et commerciale. Il se peut très bien que mes indications relatives à ce processus demandent à être complétées et rectifiées; je ne doute pas que tout critique sérieux et compétent n’ait pu le faire, mais M. Skvortsov, malheureusement, a complètement masqué le fond de la question sous de simples apostrophes menaçantes. Avouez que ce n’est pas assez! )).
Il y a enfin un dernier problème à propos duquel il est possible d’avoir une discussion de fond avec M. Skvortsov: c’est celui de la façon dont les données relatives à la paysannerie sont classées par la statistique des zemstvos. Comme M. Skvortsov s’est spécialement occupé de statistique et que, si je ne m’abuse, il continue à s’occuper de la statistique des zemstvos, il m’était permis d’attendre qu’il m’apporterait un certain nombre d’indications basées sur des faits et susceptibles d’éclaircir ce problème controversé et extrêmement important. J’écris dans mon ouvrage que «nous rejetons a limier la classification selon le lot de terre communale et que nous nous servons uniquement de la classification d’après la situation économique (d’après le nombre de bêtes de travail, la surface ensemencée)». J’indique également que bien que la classification d’après le lot soit beaucoup plus répandue que les autres dans la statistique des zemstvos, elle est sans aucune utilité car la vie détruit (à l’intérieur de la communauté) l’égalitarisme basé sur la propriété communautaire du sol: pour vérifier le bien-fondé de cette assertion, il n’est besoin que de rappeler des faits que personne ne songe à nier: comme la mise en location ou l’abandon des lots communautaires, la vente et la prise à bail de terre, le fait qu’à l’agriculture viennent s’ajouter des entreprises industrielles et commerciales ou le travail salarié. C’est pourquoi j’ajoute que «la statistique économique doit nécessairement fonder ses classifications sur l’étendue et le type des exploitations» (60)((Voir «Le développement du capitalisme en Russie», Ch.II, III.)). Voyons maintenant à quoi se ramène la «critique» de M. Skvortsov: «M. Iline, écrit-il, n’est pas satisfait de la méthode qui consiste à grouper les données concernant la paysannerie selon le lot de terre concédée. Il existe deux modes (sic) de classification des données statistiques: le premier, qui est de caractère historique, consiste à mettre ensemble toutes les communautés (!) où la superficie du lot qui revient à chaque âme recensée est identique. Le second, qui est de caractère pratique, consiste à mettre ensemble toutes les exploitations paysannes qui ont le même lot, quelle que soit la communauté à laquelle elles appartiennent. La classification historique a le grand mérite de montrer clairement dans quelles conditions s’est effectué, pour la paysannerie, le passage de la société féodale à la société capitaliste …» et ainsi de suite, sur ce thème que nous avons déjà examiné. «Le mode de classification proposé par M. Iline, ajoute notre critique, brouille définitivement la compréhension historique des conditions dans lesquelles s’est opéré le passage de notre paysannerie d’une formation à une autre. La proposition de M. Iline est plutôt valable pour les recensements des petites industries (sic) qui sont organisés de cette façon en Allemagne» (2289). Voilà un échantillon de la «critique» que nous apporte M. Skvortsov sur un problème où il est spécialiste et au sujet duquel il est impossible avec la meilleure volonté du monde de «citer» Marx. On se demande ce que viennent faire ici ces raisonnements sur la classification «historique» des communautés alors que je parle de la classification des données par foyer. Par quel miracle, la classification des données contemporaines par foyer peut-elle «définitivement brouiller» des données historiques sur les communautés, qui sont depuis longtemps établies? Car sur ce problème, il faut d’ailleurs dire que M. Skvortsov n’est en droit de se servir du mot «historique» que dans la mesure où il tourne le dos à l’histoire: s’il est vrai, en effet, que la classification des communes selon la dimension du lot concédé à chaque âme recensée se rapporte à l’histoire de ce qui se passait il y a quarante ans, il n’est pas moins vrai que les processus qui se déroulent aujourd’hui sous nos yeux à un rythme de plus en plus rapide sont eux aussi de l’histoire. De plus, il est assez inexplicable qu’un homme qui s’occupe de la statistique des zemstvos et qui prend un ton de prophète dès qu’il aborde un sujet quelconque, il est assez inexplicable, dis-je, qu’un tel homme puisse en arriver à écrire qu’il existe «deux classifications» (celle des communautés d’après le lot et celle des foyers d’après le lot) quand tout le monde sait qu’il en existe un très grand nombre: d’après la superficie ensemencée, les bêtes de travail, le nombre des bras, le nombre des ouvriers agricoles, la possession d’une maison, etc … Comment M. Skvortsov peut-il déclarer sans appel et sans apporter l’ombre d’une preuve à l’appui de ses dires que seul le classement d’après le lot «correspond à la réalité» alors que le problème en discussion est précisément de savoir s’il y correspond ou non? Sur l’exemple de toute une série de districts j’indique que s’il est vrai que la répartition des lots communautaires se distingue encore aujourd’hui par son caractère relativement «égalitaire» (les foyers aisés qui représentent 20% du nombre total des foyers et de 26 à 30% de la population ne détiennent dans les différents districts et groupes de districts que de 28 à 36% des lots), la répartition des indices économiques réels par contre (bétail, surface ensemencée, instruments perfectionnés, etc.) dans toutes les régions sans exception est infiniment moins égalitaire. Mais M. Skvortsov trouve le moyen de critiquer et même de condamner mes thèses sans aborder un seul instant le fond du problème.
Je ne suis pas un spécialiste des statistiques et il va de soi que je n’ai jamais prétendu résoudre le problème de la classification. Mais je pense que sur les problèmes fondamentaux de la statistique des zemstvos (or, la question des méthodes de classification des données par foyer constitue précisément un problème fondamental, ainsi que je l’indique dans le passage cité par M. Skvortsov) ce ne sont pas seulement les spécialistes de cette statistique mais tous les économistes qui ont le droit et même le devoir de prendre position. On ne peut imaginer, en effet, qu’un économiste puisse étudier la réalité économique de la Russie en se passant des données de la statistique des zemstvos; mais si cette statistique et le travail des économistes suivent chacun leur chemin sans jamais se rencontrer, ni l’une ni l’autre ne pourront obtenir de bons résultats. Le fait que la classification d’après le lot ne correspond pas à la réalité et qu’elle n’est pas satisfaisante a déjà été partiellement reconnu par les statisticiens des zemstvos eux-mêmes qui nous ont donné toute une série de classifications d’après les bêtes de travail et la superficie ensemencée, que j’utilise dans mon livre. On voit donc que la nécessité d’une révision de ce problème se fait particulièrement sentir aujourd’hui quand la quasi totalité des marxistes s’accorde à en souligner l’importance qui n’est pas niée non plus par les économistes des autres tendances. Mais au lieu de nous donner une véritable critique, M. Skvortsov se contente d’aligner des phrases pompeuses et absolument vides de sens comme celle où il dit par exemple que «nous avons besoin d’un relevé des recueils des zemstvos, qui indique de façon détaillée quelle est la production et la reproduction de l’économie paysanne, de sorte que chacun puisse vérifier le bien-fondé des «conclusions» de M. M. Iline, Postnikov et Gourwich» (2292). Bien sûr que «nous avons besoin d’un relevé». Mais pour que cette phrase ne reste pas lettre morte et pour que ce relevé puisse effectivement apporter une réponse aux questions essentielles qui nous sont posées par le régime économique actuel de la Russie et par l’évolution de ce régime, il faut que le problème fondamental des méthodes qui seront utilisées pour établir ce relevé soit posé et examiné sous tous ses aspects non seulement par quelques spécialistes de la statistique des zemstvos et entre les quatre murs de tel ou tel bureau de statistique, mais dans toute la littérature générale. Ce problème, je l’ai posé dans mon ouvrage et j’ai tenté d’en amorcer la solution. Il va de soi que ce n’est pas à moi de dire si ces conclusions sont justes ou non, mais je suis en droit de conclure, par contre, qu’en dépit de toutes ses algarades, M. Skvortsov n’a absolument rien apporté de positif à cette question et qu’il s’est comporté, sans aucun motif, en défenseur de la routine et d’un point de vue qui était déjà dépassé en 1885 (voir à ce propos la note de la page 58((Voir «Le développement du capitalisme en Russie», Ch.II, III)) de mon ouvrage, où je cite le passage de l’article de Monsieur V. V. intitulé Un nouveau type de travaux de la statistique des zemstvos dans lequel l’auteur reconnaît qu’«il faut appliquer les données numériques non pas à un conglomérat de groupes économiques hétérogènes comme le bourg ou la commune mais à ces groupes eux-mêmes» et où je demande pourquoi Monsieur V. V. ne s’est jamais servi de ces données ayant trait aux différents groupes).
En conclusion, je veux dire quelques mots à propos de l’«orthodoxie», qui ne seront pas superflus étant donné que M. Skvortsov se présente comme un marxiste «véritable», et que, de ce fait, je me trouve dans l’obligation, s’il m’est permis de m’exprimer ainsi, de définir ma position de la façon la plus précise possible. Je pense en effet que ces quelques mots ne seront pas superflus. Bien que je n’ai nullement l’intention de mettre M. Avilov sur le même plan que M. Skvortsov, je crois pourtant qu’il faut s’arrêter sur un passage d’un de ses articles, publié dans le même numéro du Naoutchnoïé Obozrénié. «M. Iline, écrit Avilov à la fin du post-scriptum, est pour l’«orthodoxie». Mais il me semble que cette orthodoxie, c’est-à-dire la simple exégèse de Marx, dispose encore d’un large champ d’action ..» (p. 2308). La phrase que je souligne constitue sans doute un lapsus, car je déclare précisément que, pour moi, l’orthodoxie ne se ramène absolument pas à l’exégèse de Marx. Dans l’article auquel M. Avilov fait allusion, immédiatement après les mots «Il vaut mieux rester sous le signe de l’orthodoxie», j’indique en effet «Ne nous laissons pas persuader que l’orthodoxie permet d’accepter quoi que ce soit comme un article de foi, qu’elle exclut les applications dans un esprit critique et le progrès continu, qu’elle autorise à estomper les questions historiques derrière des schémas abstraits. S’il existe des disciples orthodoxes coupables de ces péchés vraiment graves, la faute en incombe entièrement à eux-mêmes et non à l’orthodoxie qui se distingue par des qualités diamétralement opposées» (Naoutchnoïé Obozrénié, 1899, n° 8, page 1579((L’article de Lénine Nouvelle remarque sur la théorie de la réalisation, a paru sous la signature de «V. Iline» dans la revue Naoutchnoïé Obozrénié, n° 8, août 1899))). On voit donc que je dis on ne peut plus clairement que le fait d’accepter une idée les yeux fermés et d’exclure l’application critique et le développement ultérieur constitue une très grave erreur. Or, si on veut appliquer et développer, il va de soi qu’on ne peut se contenter d’une «simple exégèse». Le désaccord qui oppose les marxistes de la tendance dite du «nouveau courant critique» et ceux de la tendance dite «orthodoxe» vient de ce qu’ils veulent appliquer et développer le marxisme dans des directions différentes: les uns veulent rester des marxistes conséquents, développer les thèses fondamentales du marxisme conformément aux conditions changeantes et aux particularités locales des différents pays et continuer à élaborer la théorie du matérialisme dialectique et la doctrine politique et économique de Marx. Les autres, au contraire, rejettent un certain nombre d’aspects plus ou moins essentiels de la doctrine de Marx; en philosophie, par exemple, ils se placent sur les positions du néo-kantisme et non sur celles du matérialisme dialectique, en économie politique, ils font chorus avec ceux qui accusent certaines thèses de Marx d’être «tendancieuses», etc. Pour toutes ces raisons; les premiers accusent d’éclectisme les seconds et, à mon sens, cette accusation est pleinement justifiée. En revanche, les seconds reprochent à leurs adversaires d’être des «orthodoxes» et, quand on emploie cette expression, il ne faut jamais oublier qu’elle a un caractère polémique et que ce n’est nullement à la critique en général que les «orthodoxes» sont hostiles mais uniquement à celle des éclectiques (qui ne seraient en droit de se dire partisans de la «critique» que dans la mesure où, dans l’histoire de la philosophie, la doctrine de Kant et de ses disciples est connue sous le nom de «criticisme» ou de «philosophie critique»). Dans le même article, j’indique également quels sont les auteurs (1569, note, et 1570, note)((Voir Lénine, Œuvres, Paris-Moscou, t. 4, p. 81 et 82.)), qui, à mon avis, sont les représentants d’un développement du marxisme non pas éclectique mais conséquent et intégral et qui ont fait bien davantage pour ce développement – tant dans le domaine de la philosophie que dans celui de l’économie politique ou dans celui de l’histoire et de la politique – que des auteurs comme Sombart ou Stammler((Cf. contre Stammler les observations très justes de G. Cunow. Une partie de son article a été traduite dans le Naoutchnoïé Obozrénié de 1899. Puis celle de B. Lvov: «La loi sociale» (ibid.) et la traduction de l’article de M. Sadi Günther promise par le Naoutchnoïé Obozrénié pour 1900. )), avec leurs conceptions éclectiques reprises aujourd’hui par toute une série de gens qui considèrent cette simple répétition comme un énorme pas en avant. J’ai à peine besoin d’ajouter qu’au cours de la dernière période, les représentants de la tendance éclectique se sont groupés autour d’Ed. Bernstein. Je me bornerai à ces brèves remarques sur mon «orthodoxie», d’une part parce que ce problème n’a qu’un rapport indirect avec l’objet de mon article et, d’autre part, parce que je n’ai pas la possibilité de développer avec tous les détails voulus les conceptions défendues par les premiers et que je dois renvoyer les lecteurs qui s’y intéressent à la littérature allemande. Les discussions qui se déroulent en Russie sur ce problème ne sont en effet que l’écho de celles qui se déroulent en Allemagne et, si on ne connaît pas ces dernières, on ne peut se faire une idée tout à fait juste de l’objet de ces discussions((A mon avis, c’est précisément à cet éclectisme que se ramène la «nouvelle» tendance «critique» qui «commence à se manifester» dans notre littérature au cours de la dernière période (voir les articles de Strouvé dans la Jizn, 1899, n° 10 et 1900, n° 2; voir également ceux de Tougan-Baranovski dans le Naoutchnoïé Obozrénié, 1899, n° 5, et 1900, n° 3). Il y a déjà plus de cinq années que Strouvé a commencé à «manifester» son attirance pour l’éclectisme dans ses Remarques critiques après la parution desquelles une tentative a été faite (comme M. Strouvé lui-même a la bonté de le rappeler) pour «ouvrir les yeux» du public sur le mélange de marxisme et de science bourgeoise que l’on trouvait dans ses écrits. C’est pourquoi il est étrange d’entendre M. Strouvé dire «fermer simplement les yeux sur la critique dite «bourgeoise» (dite est sans doute là par hasard. – V. I.) de la doctrine de Marx et se contenter de répéter et de paraphraser cette doctrine a été jusqu’à présent chose inutile et même nuisible» (Jizn, n° 2. page 305). Il va de soi qu’il est nuisible de «fermer simplement les yeux» non seulement sur la science bourgeoise mais même sur les théories les plus absurdes, y compris l’extrême obscurantisme. C’est là un lieu commun banal. Mais une chose est de ne pas fermer les yeux sur la science bourgeoise, de se tenir au cousant de cette science, de la mettre à profit, tout en la critiquant et sans rien abandonner de l’unité et de la netteté de sa propre philosophie; autre chose est de s’effacer devant la science bourgeoise et de répéter, par exemple, ces phrases sur l’esprit «tendancieux» de Marx et autres du même genre, qui ont un sens et une portée bien déterminés. Et puis, si l’on parle de «répéter et paraphraser», la répétition et la paraphrase de Boehm-Bawerk et de Wiesser, de Sombart et de Stammler mériteraient-elles vraiment a priori plus d’attention que la répétition et la paraphrase de Marx? Est-il possible que Strouvé, qui s’est déjà ingénié, dans la littérature russe, à trouver «nuisible» (sic) de répéter Marx, n’ait pas aperçu et n’aperçoive pas ce qu’il y a de nuisible à répéter sans critique les amendements formulés par la «science» bourgeoise à la mode? Combien il faut s’être éloigné du marxisme pour en arriver à penser ainsi et à «fermer les yeux» d’aussi impardonnable façon sur «le flottement actuel de la pensée»! A la fin de son article Strouvé exprime tout spécialement le vœu que je me prononce sur les questions soulevées par la «critique». Je ferai observer que ce qui m’occupe surtout maintenant, c’est la tendance éclectique actuelle en philosophie et en économie politique, et que je n’ai pas encore perdu l’espoir de présenter une analyse systématique de cette tendance. Quant à faire la chasse à chaque «erreur fondamentale» ou «antinomie fondamentale»… de l’éclectisme, la chose me paraît (que les honorables «critiques» me le pardonnent!) tout simplement dénuée d’intérêt. En attendant, je me bornerai donc à ce contre-vœu: que la nouvelle «tendance critique» se dessine en toute clarté et n’en reste pas aux allusions. Plus vite cela viendra, et mieux cela vaudra, car il y aura d’autant moins de confusion et le public se rendra d’autant mieux compte de la différence qu’il y a entre le marxisme et la nouvelle «tendance» de la critique bourgeoise de Marx. (voir notes suivantes)))((Cette «tentative «pour ouvrir les yeux» du public sur la confusion du marxisme avec la science bourgeoise», qui est une critique du strouvisme et du «marxisme légal», a été faite par Lénine dans son ouvrage Le contenu économique du populisme et la critique qu’en fait dans son livre M. Strouvé (Influence du marxisme sur la littérature bourgeoise). Cet ouvrage de Lénine se trouve dans le premier tome de la présente édition. Il montre qu’en fait les partisans du «marxisme légal» sont des démocrates bourgeois qui essaient d’utiliser le drapeau du marxisme et le mouvement ouvrier dans l’intérêt de la bourgeoisie. ))((L’analyse systématique de cette tendance fut faite par Lénine dans son ouvrage Matérialisme et empiriocriticisme. Cette œuvre philosophique fondamentale fut rédigée en 1908 et publiée en volume à Moscou en 1909.)).