La Démocratie Nouvelle
Mao Zedong
V. Le système politique de Démocratie Nouvelle
La nouvelle particularité historique de la révolution chinoise est sa division en deux étapes, la première étant la révolution de démocratie nouvelle. Comment se manifeste-t-elle concrètement dans les rapports politiques et économiques internes de la Chine ? C’est ce que nous allons examiner.
Avant le Mouvement du 4 Mai 1919 (qui a eu lieu après la première guerre mondiale impérialiste, celle de 1914, et après la Révolution russe d’Octobre en 1917), la direction politique de la révolution démocratique bourgeoise en Chine appartenait à la petite bourgeoisie et à la bourgeoisie (à leurs intellectuels). A ce moment-là, le prolétariat n’était pas encore entré dans l’arène politique comme une force de classe consciente et indépendante ; en participant à la révolution, il ne faisait que suivre la petite bourgeoisie et la bourgeoisie. Tel a été par exemple son rôle à l’époque de la Révolution de 1911.
A partir du Mouvement du 4 Mai, bien que la bourgeoisie nationale fût restée dans les rangs de la révolution, la direction politique de la révolution démocratique bourgeoise en Chine n’appartenait plus à la bourgeoisie, mais au prolétariat. Ce dernier, en raison de sa propre maturité et de l’influence de la révolution russe, était déjà devenu, et très rapidement, une force politique consciente et indépendante. C’est le Parti communiste chinois qui lança le mot d’ordre « A bas l’impérialisme ! » et avança un programme conséquent pour toute la révolution démocratique bourgeoise en Chine ; et il fut seul à mener la Révolution agraire.
La bourgeoisie nationale chinoise, étant une bourgeoisie de pays colonial et semi-colonial, opprimée par l’impérialisme, garde à certains moments et jusqu’à un certain point – même à l’époque de l’impérialisme – un caractère révolutionnaire dans la lutte contre l’impérialisme étranger et, comme en témoignent la Révolution de 1911 et l’Expédition du Nord, contre les gouvernements des bureaucrates et des seigneurs de guerre de son propre pays ; elle peut s’allier au prolétariat et à la petite bourgeoisie contre les ennemis qu’elle entend combattre. C’est là ce qui distingue la bourgeoisie chinoise de la bourgeoisie de la Russie tsariste. Comme la Russie tsariste était déjà une puissance impérialiste féodale et militaire, un Etat agresseur, la bourgeoisie russe était dénuée de tout caractère révolutionnaire. Là, le prolétariat avait pour tâche de lutter contre la bourgeoisie et non de s’allier avec elle. Mais, comme la Chine est un pays colonial et semi-colonial, victime d’agressions, la bourgeoisie nationale chinoise peut avoir à certains moments et jusqu’à un certain point un caractère révolutionnaire. Ici, le prolétariat a pour devoir de ne pas méconnaître ce caractère révolutionnaire de la bourgeoisie nationale, mais de former avec elle un front uni contre l’impérialisme et contre les gouvernements des bureaucrates et des seigneurs de guerre.
En même temps, du fait précisément que la bourgeoisie nationale chinoise est celle d’un pays colonial et semi-colonial et qu’elle est, par conséquent, extrêmement faible du point de vue économique et politique, elle possède une autre caractéristique, la disposition au compromis avec les ennemis de la révolution. Même quand elle prend part à la révolution, elle n’entend pas rompre complètement avec l’impérialisme ; au surplus, elle est étroitement liée à l’exploitation qui se pratique dans les campagnes par l’affermage des terres, de sorte qu’elle ne veut ni ne peut s’engager à fond dans la lutte pour le renversement de l’impérialisme, et moins encore des forces féodales. Elle ne peut donc résoudre aucun des deux problèmes fondamentaux, aucune des deux tâches fondamentales de la révolution démocratique bourgeoise. Quant à la grande bourgeoisie représentée par le Kuomintang, elle s’est jetée dans les bras de l’impérialisme et a fait bloc avec les forces féodales pour combattre le peuple révolutionnaire pendant la longue période qui va de 1927 à 1937. En 1927 et pendant une certaine période après cette date, la bourgeoisie nationale chinoise s’est rangée, elle aussi, du côté de la contrerévolution. Aujourd’hui, dans la Guerre de Résistance, une fraction de la grande bourgeoisie, représentée par Wang Tsing-wei, a capitulé devant l’ennemi, offrant un nouvel exemple de trahison commise par cette classe C’est là ce qui distingue la bourgeoisie chinoise des anciennes bourgeoisies d’Europe et d’Amérique et spécialement de l’ancienne bourgeoisie française. Quand la bourgeoisie des pays d’Europe et d’Amérique, et spécialement de France, était encore dans sa période révolutionnaire, les révolutions bourgeoises étaient relativement conséquentes ; en Chine, la bourgeoisie n’a même pas cet esprit de suite.
D’un côté, sa participation possible à la révolution, de l’autre, sa disposition au compromis avec les ennemis de la révolution, voilà ce qui témoigne de son double caractère : elle « joue deux rôles à elle seule ». Même la bourgeoisie d’Europe et d’Amérique a eu, dans le passé, ce double caractère : quand elle se heurtait à un ennemi puissant, elle s’alliait avec les ouvriers et les paysans pour le combattre, mais quand la conscience politique s’éveillait chez ces derniers, elle s’alliait avec l’ennemi pour lutter contre eux. C’est une loi générale qui s’applique à la bourgeoisie de tous les pays du monde ; mais ce trait est encore plus prononcé chez la bourgeoisie chinoise.
En Chine, il est parfaitement clair que quiconque saura conduire le peuple dans la lutte pour renverser l’impérialisme et les forces féodales gagnera sa confiance, car ce sont là ses ennemis jurés, surtout l’impérialisme. Aujourd’hui, quiconque saura guider le peuple pour chasser l’impérialisme japonais et instaurer la démocratie sera son sauveur. L’histoire a prouvé que la bourgeoisie chinoise est incapable de s’acquitter de cette tâche, qui incombe donc inévitablement au prolétariat.
Ainsi, de toute façon, le prolétariat, la paysannerie, les intellectuels et les autres fractions de la petite bourgeoisie constituent les forces fondamentales qui décident du destin de la Chine. Et ces classes, les unes déjà éveillées, les autres s’éveillant, deviendront nécessairement les éléments de base de l’Etat et du pouvoir politique de la république démocratique chinoise, avec le prolétariat en tant que force dirigeante. La république démocratique chinoise que nous voulons fonder aujourd’hui ne pourra être qu’une république démocratique où tous les éléments antiimpérialistes et antiféodaux exercent une dictature conjointe dirigée par le prolétariat, c’est-à-dire une république de démocratie nouvelle, une république des nouveaux trois principes du peuple vraiment révolutionnaires, avec leurs trois thèses politiques fondamentales.
Cette république de démocratie nouvelle sera différente des républiques capitalistes de l’ancien type européen et américain, à dictature bourgeoise, qui représentent la vieille forme, déjà périmée, de la démocratie ; d’autre part, elle sera différente aussi de la république socialiste du type soviétique, à dictature prolétarienne. Cette république socialiste fleurit déjà en Union soviétique ; elle s’établira dans tous les pays capitalistes et deviendra indubitablement la forme dominante de l’Etat et du pouvoir dans tous les pays industriels évolués. Mais pendant une période déterminée de l’histoire, cette forme ne convient pas à la révolution dans les pays coloniaux et semi-coloniaux. Par conséquent, dans ces pays, la révolution ne peut adopter qu’une troisième forme d’Etat, à savoir la république de démocratie nouvelle. C’est une forme pour une période donnée de l’histoire, donc une forme transitoire, mais une forme nécessaire, indispensable.
Les nombreux régimes d’Etat qui existent dans le monde peuvent donc être ramenés à trois types fondamentaux, d’après le caractère de classe du pouvoir politique : a) la république de dictature bourgeoise, b) la république de dictature prolétarienne, c) la république de dictature conjointe de plusieurs classes révolutionnaires.
Le premier type est représenté par les Etats de vieille démocratie. Aujourd’hui, alors que la seconde guerre impérialiste a éclaté, il n’y a plus trace de démocratie dans nombre de pays capitalistes qui sont devenus ou sont en voie de devenir des Etats où la bourgeoisie exerce une dictature militaire sanglante. Certains Etats placés sous la dictature conjointe des propriétaires fonciers et de la bourgeoisie peuvent être assimilés à ce type.
Le deuxième type, qui existe déjà en Union soviétique, est en gestation dans divers pays capitalistes. Dans l’avenir, il deviendra, pour une période donnée, la forme dominante dans le monde.
Le troisième type est la forme d’Etat transitoire que doivent adopter les révolutions dans les pays coloniaux ou semi-coloniaux. Elles auront nécessairement chacune leurs caractéristiques propres, mais ce seront de petites différences dans une grande ressemblance. Que la révolution s’accomplisse dans ces pays, la structure de l’Etat et du pouvoir politique y sera forcément la même dans ses grandes lignes, c’est-à-dire qu’il s’agira d’Etats de démocratie nouvelle, sous la dictature conjointe de plusieurs classes antiimpérialistes. Aujourd’hui, en Chine, cet Etat de démocratie nouvelle prend la forme du front uni antijaponais. Antijaponais et anti-impérialiste, il est aussi le front uni, l’alliance de plusieurs classes révolutionnaires. Malheureusement, bien que la Guerre de Résistance dure déjà depuis longtemps, le travail de démocratisation du pays n’a, en fait, pas encore commencé dans la plupart des régions, c’est-à-dire en dehors des bases démocratiques antijaponaises dirigées par le Parti communiste ; l’impérialisme japonais a profité de cette faiblesse essentielle pour pénétrer à grands pas à l’intérieur de notre pays. Si rien ne se fait dans ce domaine, la nation sera en péril.
Nous discutons ici du « régime d’Etat ». Cette question controversée depuis plusieurs dizaines d’années, à partir de la fin de la dynastie des Tsing, n’est pas encore éclaircie. En réalité, elle se ramène à la position des diverses classes sociales dans l’Etat. La bourgeoisie a toujours dissimulé la position des classes sous le vocable de « citoyen », pour exercer en fait sa dictature d’une seule classe. Cette dissimulation n’est aucunement dans l’intérêt du peuple révolutionnaire, disons-le nettement. Le terme de « citoyen » peut être utilisé, mais il ne doit pas inclure les contre-révolutionnaires et les traîtres. Une dictature de toutes les classes révolutionnaires s’exerçant à l’égard des contrerévolutionnaires et des traîtres, voilà le genre d’Etat dont nous avons besoin aujourd’hui.
Dans les Etats modernes, le système dit démocratique est le plus souvent monopolisé par la bourgeoisie et est devenu un simple instrument pour opprimer le peuple. Par contre, selon le principe de la démocratie du Kuomintang, le système démocratique est le bien commun de tout le peuple, et non quelque chose qu’une minorité peut s’approprier.
Telle est la déclaration solennelle contenue dans le Manifeste du Ier Congrès national du Kuomintang qui s’est tenu en 1924, dans le cadre de la coopération entre le Kuomintang et le Parti communiste. Or, depuis seize ans, le Kuomintang a violé cette déclaration, au point de provoquer la grave crise que traverse aujourd’hui notre pays. Voilà la monstrueuse erreur qu’il a commise ; souhaitons qu’il la corrige dans le feu purificateur de la Guerre de Résistance.
Quant à la question de la « structure politique », c’est celle de savoir quelle est la structure du pouvoir politique, quelle forme une classe sociale déterminée entend donner à ses organes du pouvoir pour combattre ses ennemis et se défendre. Un Etat ne peut être représenté que par des organes du pouvoir adéquats. La Chine peut adopter aujourd’hui le système des assemblées populaires, de l’assemblée populaire nationale aux assemblées populaires de province, de district, d’arrondissement et de canton, ces assemblées élisant à tous les échelons les gouvernements respectifs. Mais ce système doit être fondé sur des élections à un suffrage réellement universel et égal pour tous, sans distinction de sexe, de croyance, de fortune ou d’éducation ; seuls les organes du pouvoir ainsi élus pourront représenter chaque classe révolutionnaire, selon la position qu’elle occupe dans l’Etat, exprimer la volonté du peuple, diriger la lutte révolutionnaire et incarner l’esprit de la démocratie nouvelle. C’est cela le centralisme démocratique. Seul un gouvernement fondé sur le centralisme démocratique pourra permettre pleinement à la volonté de tout le peuple révolutionnaire de s’exprimer, et combattre les ennemis de la révolution avec le maximum d’énergie. Le refus de considérer la démocratie comme « quelque chose qu’une minorité peut s’approprier » doit s’exprimer dans la composition du gouvernement et de l’armée ; sans un vrai régime démocratique, on ne peut atteindre ce but, et la structure politique ne sera pas en harmonie avec le régime d’Etat.
La dictature conjointe de toutes les classes révolutionnaires comme régime d’Etat, et le centralisme démocratique comme structure politique, voilà ce qui constitue le système politique de démocratie nouvelle, la république de démocratie nouvelle, la république du front uni antijaponais, la république des nouveaux trois principes du peuple avec leurs trois thèses politiques fondamentales, voilà la République chinoise de nom et de fait. Actuellement, bien que nous ayons une République chinoise, elle ne l’est que de nom et ne l’est pas de fait ; créer une réalité qui corresponde au nom, voilà notre tâche d’aujourd’hui.
Tels sont les rapports politiques internes qu’une Chine révolutionnaire, qu’une Chine en lutte contre l’envahisseur japonais doit établir et ne peut pas ne pas établir ; telle est aujourd’hui l’unique orientation juste pour le travail de « construction nationale ».