La Révolution russe
Rosa Luxembourg
3. Deux mots d’ordre petit-bourgeois
Les bolcheviks sont les héritiers historiques des « niveleurs » anglais et des jacobins français. Mais la tâche qui leur incombait dans la Révolution russe au lendemain de la prise du pouvoir était incomparablement plus difficile que celle de leurs devanciers((Importance de la question agraire. Dès 1905. Puis, dans la troisième Douma, les paysans de droite ! Question paysanne et défense nationale. Armée. (Notes de R. Luxemburg non rédigées))). Assurément, le mot d’ordre de la prise et du partage des terres par les paysans était la formule la plus brève, la plus simple et la plus lapidaire pour atteindre un double but : détruire la grande propriété foncière; lier les paysans au gouvernement révolutionnaire. Comme mesure politique pour renforcer le gouvernement socialiste-prolétarien, c’était là une tactique excellente. Malheureusement, elle avait deux faces, et son revers, c’est que la prise directe des terres et leur partage entre les paysans n’a absolument rien de commun avec le socialisme.
La transformation socialiste de l’économie suppose, en ce qui concerne l’agriculture, deux choses :
Tout d’abord, la nationalisation de la grande propriété, comme présentant le degré techniquement le plus avancé de la concentration des moyens de production agricole, qui seule peut servir de base à l’économie socialiste dans les campagnes. Si, bien entendu, il n’est pas nécessaire d’enlever au petit cultivateur son lopin de terre et si on peut lui laisser tranquillement le soin de se convaincre par lui-même des avantages de l’exploitation collective, pour le gagner d’abord au groupement coopératif, puis au système de l’exploitation collective, toute transformation socialiste de l’économie agricole doit commencer naturellement par la grande et la moyenne propriété. Elle doit transférer, avant tout, le droit de propriété à la nation, ou, ce qui revient au même avec un gouvernement socialiste, à l’Etat, car cela seul garantit la possibilité d’organiser la production agricole sur une base socialiste.
Mais, deuxièmement, l’une des conditions indispensables de cette transformation, c’est de supprimer l’opposition entre l’agriculture et l’industrie, qui constitue le trait caractéristique de la société bourgeoise, pour faire place à une pénétration et à une fusion complète de ces deux branches de production, à une transformation, tant de la production agraire que de la production industrielle, selon un point de vue commun. De quelque façon qu’en soit pratiquement organisée la gestion, qu’elle soit confiée aux municipalités des villes, comme certains le proposent, ou à l’Etat, en tout cas, la condition préalable est une réforme réalisée d’une façon unitaire et dirigée par le centre, cette reforme supposant elle-même la nationalisation du sol. Nationalisation de la grande et moyenne propriété, union de l’industrie et de l’agriculture, telles sont les deux conditions fondamentales de toute transformation socialiste de l’économie, sans lesquelles il n’y a pas de socialisme.
Que le gouvernement des soviets en Russie n’ait pas réalisé ces réformes considérables, qui pourrait le lui reprocher ? Ce serait une mauvaise plaisanterie d’exiger ou d’attendre de Lénine et de ses amis que, dans le court intervalle de leur domination, dans le tourbillon vertigineux des luttes intérieures et extérieures, pressés de tous côtés par des ennemis sans nombre et des résistances insurmontables, ils résolvent l’un des problèmes les plus difficiles, nous pouvons même dire le plus difficile, de la transformation socialiste, ou seulement s’y attaquent. Quand nous serons au pouvoir, même en Occident et dans les conditions les plus favorables, nous nous casserons plus d’une dent sur cette noix avant d’avoir résolu même les plus simples parmi les mille difficultés complexes de cette tâche gigantesque.
Mais il y a une chose, en tout cas, qu’un gouvernement socialiste au pouvoir doit faire : c’est prendre des mesures qui aillent dans le sens de ces conditions fondamentales d’une transformation socialiste de l’agriculture. Il doit éviter tout ce qui barrerait la route conduisant à cette transformation.
Or le mot d’ordre lancé par les bolcheviks : prise immédiate et partage des terres par les paysans, devait agir précisément dans le sens inverse. Car non seulement ce n’est pas une mesure socialiste, mais elle barre la route qui y mène, elle accumule devant la transformation socialiste de l’agriculture des difficultés insurmontables.
La prise de possession des terres par les paysans, conformément au mot d’ordre bref et lapidaire de Lénine et de ses amis : « Allez et prenez la terre ! » conduisait au passage subit et chaotique de la grande propriété foncière non à la propriété sociale, mais une nouvelle propriété privée, et cela par l’émiettement de la grande propriété en une foule de petites et moyennes propriétés, de la grande exploitation relativement avancée en une quantité de petites exploitations primitives, travaillant, du point de vue technique, avec les méthodes de l’époque des pharaons. Mais ce n’est pas tout : par cette mesure et la façon chaotique, purement arbitraire, dont elle fut appliquée, les différences sociales dans les campagnes n’ont pas été supprimées, mais aggravées au contraire. Quoique les bolcheviks aient recommandé aux paysans de former des comités pour faire de la prise de possession des terres de la noblesse en quelque sorte une action collective, il est clair que ce conseil d’un caractère tout à fait général ne pouvait rien changer à la pratique véritable et aux rapports de classes à la campagne. Avec ou sans comités, ce sont les paysans riches et les usuriers, lesquels représentent la bourgeoisie rurale et détiennent, dans tous les villages russes, le pouvoir effectif, qui ont été, en réalité, les principaux profiteurs de la révolution agraire. Sans qu’il soit nécessaire de l’avoir vu de ses propres yeux, chacun peut se rendre compte que le résultat du partage des terres n’a pas été de supprimer, mais d’accroître au contraire l’inégalité sociale et économique au sein de la paysannerie et d’y aggraver les antagonismes de classes. Mais ce déplacement de forces s’est fait au détriment des intérêts prolétariens et socialistes. Autrefois, une réforme socialiste à la campagne se heurtait uniquement à la résistance d’une petite caste de grands propriétaires fonciers, tant nobles que capitalistes, ainsi que d’une petite fraction de la bourgeoisie rurale, dont l’expropriation par une masse populaire révolutionnaire n’est qu’un jeu d’enfant. Maintenant, après la prise de possession de la terre par les paysans, l’ennemi se dresse devant toute socialisation de l’agriculture, c’est une masse énorme et considérablement grossie de paysans propriétaires qui défendront de toutes leurs forces leur propriété nouvellement acquise contre toutes les atteintes du pouvoir socialiste. Maintenant, la question de la socialisation future de l’agriculture, et par conséquent de la production, en Russie, est devenue une question de lutte entre le prolétariat des villes et la masse paysanne. A quel point cet antagonisme s’est aggravé aujourd’hui, c’est ce que prouve le boycottage des villes par les paysans, lesquels conservent par devers eux les denrées alimentaires, afin d’en tirer des profits usuraires, exactement comme font les hobereaux prussiens.
Le petit paysan français était devenu le plus vaillant défenseur de la Révolution française, qui lui avait donné la terre enlevée aux émigrés. Il porta, comme soldat de Napoléon, le drapeau français à la victoire, parcourut en tous sens l’Europe entière et détruisit la féodalité dans un pays après l’autre. Il se peut que Lénine et ses amis aient attendu un effet semblable de leur mot d’ordre agraire. Mais le paysan russe, ayant pris la terre de sa propre autorité, n’a pas songé même en rêve à défendre la Russie et la révolution, à qui il la devait. Il s’est claquemuré dans sa nouvelle propriété, abandonnant la révolution à ses ennemis, l’Etat à la ruine et la population des villes à la famine.
La réforme agraire de Lénine a créé pour le socialisme dans les campagnes une nouvelle et puissante couche d’ennemis, dont la résistance sera beaucoup plus dangereuse et plus opiniâtre que l’était celle de l’aristocratie foncière.
Si la défaite militaire a abouti à l’effondrement et à la ruine de la Russie, les bolcheviks en portent incontestablement une part de responsabilité. Les difficultés objectives de la situation, les bolcheviks les ont aggravées eux-mêmes par ce mot d’ordre, qu’ils ont mis au premier plan de leur politique, du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, ou ce qui se cachait en réalité derrière ce mot d’ordre : le dépècement de la Russie. Cette formule, proclamée sans cesse avec une obstination dogmatique, du droit des différentes nations de l’empire russe à décider elles-mêmes de leur propre sort, « jusque et y compris leur séparation complète d’avec la Russie« , était un cri de guerre particulier de Lénine et ses amis dans leur lutte contre l’impérialisme, tant celui de Milioukov que celui de Kerensky. Elle fut l’axe de leur politique intérieure après le coup d’Etat d’octobre. Elle constitua toute la plate-forme des bolcheviks à Brest-Litovsk, la seule arme qu’ils eussent à opposer à la puissance de l’impérialisme allemand.
Ce qui frappe, tout d’abord, dans l’obstination et l’entêtement avec lesquels Lénine et ses amis se sont tenus à ce mot d’ordre, c’est qu’il est en contradiction flagrante, tant avec le centralisme, si souvent affirmé, de leur politique, qu’avec leur attitude à l’égard des autres principes démocratiques. Tandis qu’ils faisaient preuve du mépris le plus glacial à l’égard de l’Assemblée constituante, du suffrage universel, de la liberté de la presse et de réunion, bref de tout l’appareil des libertés démocratiques fondamentales des masses populaires, libertés dont l’ensemble constituait le « droit de libre détermination » en Russie même, ils faisaient de ce droit des peuples à disposer d’eux-mêmes un noyau de la politique démocratique, pour l’amour duquel il fallait faire taire toutes les considérations pratiques de la critique réaliste. Alors qu’ils ne s’en laissaient imposer en rien par le vote populaire pour l’Assemblée constituante en Russie, vote émis sur la base du suffrage le plus démocratique du monde et dans la pleine liberté d’une république populaire, et que, pour de froides considérations critiques, ils en déclaraient les résultats simplement nuls et non avenus, ils défendaient à Brest-Litovsk le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes comme le vrai palladium de toute liberté et de toute démocratie, quintessence inaltérée de la volonté des peuples, et comme l’instance décisive suprême dans la question du sort politique des nations.
La contradiction, qui est ici flagrante, est d’autant plus incompréhensible que, dans les formes démocratiques de la vie politique de tous les pays, il s’agit effectivement, comme nous le verrons encore plus loin, de bases extrêmement précieuses et même indispensables de la politique socialiste, alors que ce fameux droit des peuples à disposer d’eux-mêmes n’est qu’une phrase creuse, une foutaise petite-bourgeoise.
Que signifie ce droit en effet ? C’est un principe élémentaire de la politique socialiste, qu’elle combat, comme toute sorte d’oppression, celle d’une nation par une autre. Si, malgré tout, des hommes politiques aussi réfléchis que Lénine, Trotsky et leur amis, qui n’ont que haussements d’épaules ironiques pour des mots d’ordre utopiques tels que « désarmement« , « société des nations« , etc., ont fait cette fois leur cheval de bataille d’une phrase creuse du même genre, cela est dû, nous semble-t-il, à une sorte de politique d’opportunité. Lénine et ses amis comptaient manifestement sur le fait qu’il n’y avait pas de plus sûr moyen de gagner à la cause de la révolution les nombreuses nationalités allogènes que comptait l’empire russe que de leur accorder, au nom de la révolution et du socialisme, le droit absolu de disposer de leur propre sort. C’était une politique analogue à celle que les bolcheviks adoptaient à l’égard des paysans russes, qu’ils pensaient gagner à l’aide du mot d’ordre de prise de possession directe des terres et lier ainsi au drapeau de la révolution et du gouvernement prolétarien. Malheureusement, dans un cas comme dans l’autre, le calcul s’est révélé entièrement faux : tandis que Lénine et ses amis espéraient manifestement que, parce qu’ils avaient été les défenseurs de la liberté nationale, et cela jusqu’à la séparation complète, la Finlande, l’Ukraine, la Pologne, la Lituanie, les pays baltes, le Caucase, etc., deviendraient autant d’alliés fidèles de la Révolution russe, nous avons précisément assisté au spectacle inverse : l’une après l’autre, toutes ces « nations » utilisèrent la liberté qu’on venait de leur octroyer pour s’allier à l’impérialisme allemand contre la Révolution russe. L’intermède avec l’Ukraine à Brest-Litovsk, qui a amené un tournant décisif des négociations et de toute la situation politique, tant intérieure qu’extérieure, des bolcheviks, en est un exemple frappant. L’attitude de la Finlande, de la Pologne, de la Lituanie, des pays baltes, et des nations du Caucase, montre de la façon la plus convaincante que nous n’avons pas affaire ici à une exception fortuite, mais à un phénomène typique.
Assurément, dans tous les cas, ce ne sont pas les « nations » qui ont fait cette politique réactionnaire, mais seulement les classes bourgeoises et petites-bourgeoises, qui, en opposition complète avec les masses prolétariennes de leur pays, ont fait de ce « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » un instrument de leur politique contre-révolutionnaire. Mais – et nous touchons ici au nœud du problème -, le caractère utopique, petit-bourgeois, de ce mot d’ordre nationaliste consiste précisément en ceci, que, dans la dure réalité de la société de classes, surtout dans une période d’antagonismes extrêmes, il se transforme en un moyen de domination de la classe bourgeoise. Les bolcheviks devaient apprendre à leurs dépens et à ceux de la révolution que, sous le règne du capitalisme, il n’y a pas de libre détermination des peuples, que, dans une société de classes, chaque classe de la nation cherche à se »déterminer » d’une manière différente, que, pour les classes bourgeoises, les considérations de liberté nationale passent complètement après celles de la domination de classe. La bourgeoisie finlandaise, comme la petite-bourgeoisie ukrainienne, étaient entièrement d’accord pour préférer la domination allemande à la liberté nationale, dès que celle-ci devait être liée au danger du « bolchevisme ».
L’espoir de changer ces rapports réels de classes en leur contraire au moyen des « plébiscites », qui constituaient le principal objet des délibérations de Brest-Litovsk, et, en se basant sur les sentiments de la masse populaire, d’obtenir un vote en faveur du rattachement à la Révolution russe, cet espoir témoignait, s’il était sincère, d’un optimisme incompréhensible de la part de Lénine et de Trotsky; s’il n’était qu’une manœuvre tactique dans la lutte avec la politique de force allemande, c’était un jeu dangereux. Même sans l’occupation militaire allemande, le fameux « plébiscite », à supposer qu’on en serait venu là dans les pays limitrophes, eût, vu l’état d’esprit de la masse paysanne et des couches importantes de prolétaires encore indifférents, les tendances réactionnaires de la petite-bourgeoise et les mille moyens dont disposait la bourgeoisie pour influencer le vote, donné partout un résultat dont les bolcheviks n’eussent pas eu lieu de se féliciter. On peut, dans ces problèmes de plébiscite sur la question nationale, admettre comme une règle absolue que les classes dominantes s’arrangent ou bien pour l’empêcher, quand il ne fait pas leur jeu, ou, s’il y a lieu, pour en influencer les résultats à l’aide de toutes les manœuvres qui font précisément que nous ne pourrons jamais introduire le socialisme par voie de plébiscite.
Le fait que la question des revendications et tendances nationales ait été jetée en plein milieu des luttes révolutionnaires, et, par le traité de Brest-Litovsk, portée au premier plan et même considérée comme le « schibboleth »((Mot de passe d’une secte juive.)) de la politique socialiste et révolutionnaire, ce fait a jeté le plus grand trouble dans les rangs du socialisme et a ébranlé les positions du prolétariat précisément dans les pays limitrophes. En Finlande, le prolétariat socialiste, aussi longtemps qu’il luttait en tant que partie intégrante de la phalange révolutionnaire de Russie, avait déjà conquis une position dominante. Il possédait la majorité à la Diète, dans l’armée, il avait réduit la bourgeoisie à une impuissance complète, et était maître de la situation dans le pays. L’Ukraine russe avait été, au début du siècle, alors que les folies du « nationalisme ukrainien », avec les « Karbovantse » et les « Universals »((Les Karbovantse étaient la monnaie frappée en Ukraine. L’Universal était l’assemblée nationale de toute l’Ukraine.)) de même que le « dada » de Lénine d’une « Ukraine indépendante » n’avaient pas encore été inventés, la forteresse du mouvement révolutionnaire russe. C’est de là, de Rostov, d’Odessa, de la région du Don, qu’avaient jailli les premiers torrents de lave de la révolution (dès les années 1902-1904), qui embrasèrent rapidement toute la Russie du Sud, préparant ainsi l’explosion de 1905. Le même phénomène se reproduisit dans la révolution actuelle, où le prolétariat de la Russie du Sud fournit les troupes d’élite de la phalange prolétarienne. La Pologne et les Etats baltes étaient, depuis 1905, les foyers les plus ardents et les plus sûrs de la révolution, où le prolétariat socialiste joue un rôle prépondérant.
Comment se fait-il que, dans ces pays, la contre-révolution ait brusquement triomphé ? C’est que, précisément, le mouvement nationaliste a, en le détachant de la Russie, paralysé le prolétariat, et l’a livré à la bourgeoisie nationale. Au lieu de viser, selon l’esprit même de la nouvelle politique internationale de classe, qu’ils représentaient par ailleurs, à grouper en une masse la plus compacte possible les forces révolutionnaires sur tout le territoire de l’empire russe, en tant que territoire de la révolution, d’opposer, en tant que commandement suprême de leur politique, la solidarité des prolétaires de toutes les nationalités à l’intérieur de l’empire russe à toutes les séparations nationalistes, les bolcheviks ont, par leur mot d’ordre nationaliste retentissant du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, jusque et y compris la séparation complète« , fourni à la bourgeoisie, dans tous les pays limitrophes, le prétexte le plus commode, on pourrait même dire la bannière, pour leur politique contre-révolutionnaire. Au lieu de mettre en garde les prolétaires dans les pays limitrophes contre tout séparatisme, comme piège de la bourgeoisie, ils ont, au contraire, par leur mot d’ordre, égaré les masses, les livrant ainsi à la démagogie des classes possédantes. Ils ont, par cette revendication nationaliste, provoqué, préparé eux-mêmes, le dépècement de la Russie, et mis ainsi aux mains de leurs propres ennemis le poignard qu’ils devaient plonger au cœur de la Révolution russe.
Certes, sans l’aide de l’impérialisme allemand, sans « les crosses allemandes dans les poings allemands« , écrivait la Neue Zeit de Kautsky, jamais les Lubinsky et autres canailles de l’Ukraine, jamais les Erich, les Mannerheim((Mannerheim, Karl-Gustav-Emil (1867-1951). Officier russe, il servit dans la guerre russo-japonaise puis dans la première guerre mondiale. Commandant en chef des armées blanches dans la guerre civile finlandaise, il fut, de 1918 à 1919, régent de Finlande.)) en Finlande, et les barons baltes, ne seraient venus à bout des masses prolétariennes socialistes de leur pays. Mais le séparatisme national fut le cheval de Troie, grâce auquel les « camarades » allemands ont été introduits, fusil au poing, dans tous ces pays. Certes, ce sont les antagonismes de classes réels et les rapports de forces militaires qui ont amené l’intervention de l’Allemagne. Mais ce sont les bolcheviks qui ont fourni l’idéologie à l’aide de laquelle on masque cette campagne de la contre-révolution, renforçant ainsi les positions de la bourgeoisie et affaiblissant celles du prolétariat. La meilleure preuve en est l’Ukraine, qui devait jouer un rôle si néfaste dans les destinées de la Révolution russe. Le nationalisme ukrainien était en Russie quelque chose de tout à fait différent de ce qu’était par exemple le nationalisme tchèque, polonais ou finlandais, une simple lubie, une sorte de manie de quelques douzaines d’intellectuels petits-bourgeois, n’ayant aucune base dans les conditions économiques, politiques ou intellectuelles du pays, ne s’appuyant sur aucune tradition historique, étant donné que l’Ukraine n’a jamais constitué une nation ou un Etat indépendant, n’a jamais possédé une culture nationale, en dehors de quelques poésies romantico-réactionnaires, et n’eût par conséquent pas pu devenir un organisme politique sans le cadeau de baptême du « droit des peuples à disposer d’eux mêmes« ((C’est absolument comme si, un beau matin les gens de la Wasserkante voulaient fonder sur Fritz Reuter une nouvelle nation et un Etat bas-allemand. Et ce sont ces bouffonneries insensées de quelques professeurs et étudiants d’université que Lénine et consorts ont, par leur agitation doctrinaire au nom du « droit à l’autodétermination jusque et y compris, etc. », gonflées artificiellement en un facteur politique. A ce qui n’était au début que farce, ils ont donné une telle importance qu’elle devint la plus sanglante des gravités : non pas un mouvement national sérieux, qui n’a de toutes façons toujours pas de racines, mais une enseigne et un fanion de rassemblement pour la contre-révolution ! C’est de cette bulle d’air que les baïonnettes allemandes ont rampé jusqu’à Brest-Litovsk.)).
Cette sorte de phraséologie a parfois dans l’histoire des luttes de classes une importance très réelle. C’est une véritable fatalité pour le socialisme que, dans cette guerre mondiale, il lui ait été réservé de fournir des mots d’ordre à la politique contre-révolutionnaire. Au moment de la déclaration de guerre, la social-démocratie allemande se hâta de couvrir le brigandage de l’impérialisme allemand d’un manteau idéologique tiré du magasin d’accessoires du marxisme, en déclarant qu’elle était la guerre de libération contre le tsarisme russe que souhaitaient nos vieux maîtres. Avec le mot d’ordre du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, il était réservé aux adversaires des socialistes de gouvernement, aux bolcheviks, d’apporter de l’eau au moulin de la contre-révolution et de fournir ainsi un prétexte idéologique, non seulement pour l’écrasement de la Révolution russe elle-même, mais pour la liquidation contre-révolutionnaire projetée de la guerre mondiale. Sous ce rapport, nous avons de bonnes raisons d’examiner de très près la politique des bolcheviks. Le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes« , accouplé à la « société des nations » et au « désarmement », par la grâce de Wilson, est le cri de guerre sous lequel se déroulera le conflit imminent entre le socialisme international et le monde bourgeois. Il est clair que ce mot d’ordre et toute l’idéologie nationale, qui constituent actuellement le plus grand danger pour le socialisme international, ont reçu précisément de la Révolution russe et des négociations de Brest-Litovsk un renforcement extraordinaire. Nous aurons encore à nous occuper en détail de cette plate-forme. Les conséquences tragiques de ce mot d’ordre dans la Révolution russe, aux épines duquel les bolcheviks devaient se prendre et s’écorcher jusqu’au sang, doivent servir au prolétariat international d’avertissement.
De tout cela est sortie la dictature de l’Allemagne. Du traité de Brest-Litovsk au « traité annexe » ! Les 200 victimes expiatoires de Moscou. C’est de là que sont venus la terreur et l’écrasement de la démocratie.