La Révolution russe
Rosa Luxembourg
2. Le parti bolchevik, force motrice de la révolution russe
La première période de la révolution russe, depuis le moment où elle a éclaté, en mars, jusqu’au coup d’État d’octobre, répond exactement, dans son cours général, au schéma du développement, tant de la Révolution anglaise que de la Révolution française. C’est la forme de développement typique de tout premier grand heurt des forces révolutionnaires créées au sein de la société bourgeoise contre les chaînes de la vieille société.
Son développement se poursuit naturellement selon une ligne ascendante, en partant de débuts modérés, jusqu’à des buts de plus en plus radicaux, et, parallèlement, de la collaboration des classes et des partis à la domination exclusive du parti le plus radical.
Au début, en mars 1917, la révolution fut dirigée par les « cadets((Les Cadets : Parti Constitutionnel Démocrate apparu en 1905. Ses dirigeants étaient Milioukov et Strouve.)) », c’est-à-dire la bourgeoisie libérale. La première vague du flot révolutionnaire emporta tout : la quatrième Douma, le produit le plus réactionnaire du plus réactionnaire des systèmes électoraux, celui des quatre classes, issu du coup d’Etat, se transforma du jour au lendemain en un organe de la révolution. Tous les partis bourgeois, y compris les droites nationalistes, formèrent soudain un seul bloc uni contre l’absolutisme. Celui-ci s’écroula dès le premier choc, presque sans combat, comme un organe pourri qu’il suffisait de toucher du doigt pour le faire tomber. De même, la courte tentative faite par la bourgeoisie libérale pour sauver au moins la dynastie et le trône fut brisée en quelques heures. Le flot impétueux des évènements submergea en quelques jours des territoires que la Révolution française avait mis des dizaines d’années à conquérir. Il apparut ici que la Russie réalisait les résultats d’un siècle de développement européen, et, avant tout, que la révolution de 1917 était une continuation directe de celle de 1905-1907, et non un cadeau des « libérateurs allemands ». En somme, la révolution reprenait en mars 1917 au point exact où la précédente avait interrompu son oeuvre, dix ans auparavant. La République démocratique était le produit tout prêt, intérieurement mûr, du premier assaut de la révolution.
Alors commença la seconde étape, la plus difficile. Dès le début, la force motrice de la révolution fut le prolétariat des villes. Mais ses revendications étaient loin d’être épuisées par l’instauration de la démocratie politique, elles portaient avant tout sur la question brûlante de la politique internationale : la paix immédiate. En même temps, la révolution se précipita sur la masse de l’armée, qui éleva la même revendication d’une paix immédiate, et sur la masse de la paysannerie, qui mit au premier plan la question agraire, ce pivot de la révolution depuis 1905.
La paix immédiate et la terre : avec ces deux mots d’ordre, la scission intérieure du bloc révolutionnaire était faite. Le premier était en contradiction absolue avec les tendances impérialistes de la bourgeoisie libérale, dont le porte-parole était Milioukov. Le second, véritable spectre pour l’aile droite de la bourgeoisie, la noblesse terrienne, était en même temps, en tant qu’attentat à la sacro-sainte propriété individuelle, un point douloureux pour l’ensemble des classes possédantes.
C’est ainsi que, au lendemain même de la première victoire de la révolution, commença dans son sein une lutte autour de ces deux questions brûlantes : la paix et la question agraire. La bourgeoisie libérale lança une tactique de diversion et de faux-fuyants. Les masses ouvrières, l’armée, les paysans, exerçaient une pression de plus en plus forte. Il ne fait aucun doute qu’à ces deux questions, celle de la paix et celle de la terre, étaient liés les destins mêmes de la bourgeoisie politique, de la république. Les classes bourgeoises qui, submergées par la première vague de la révolution, s’étaient laissées entraîner jusqu’à la forme d’Etat républicain, commencèrent à chercher en arrière des points d’appui pour pouvoir organiser en silence la contre-révolution. La marche sur Petrograd des cosaques de Kalédine exprima nettement cette tendance. Si ce premier assaut avait été couronné de succès, c’en était fait, non seulement de la question de la paix et de la question agraire, mais aussi du sort de la démocratie elle-même. Une dictature militaire, avec un régime de terreur contre le prolétariat, puis le retour à la monarchie, en eussent été les conséquences inévitables.
On peut mesurer par là ce qu’a d’utopique et au fond de réactionnaire la tactique suivie par les socialistes russes de la tendance Kautsky, les mencheviks. Entêtés dans leur fiction du caractère bourgeois de la révolution russe – puisque la Russie n’était pas encore mûre pour la révolution sociale ! -, ils s’accrochaient désespérément à la collaboration avec les libéraux bourgeois, c’est-à-dire à l’union forcée des éléments, qui, séparés par la marche logique, interne, du développement révolutionnaire, étaient déjà entrés en opposition violente. Les Axelrod, les Dan, voulaient à tout prix collaborer avec les classes et les partis qui menaçaient précisément des plus grands dangers la révolution et sa première conquête, la démocratie((C’est, à vrai dire, un étonnement que d’observer comment cet homme laborieux (Kautsky) a, durant les quatre années de la guerre mondiale, par un travail d’écriture infatigable, tranquille et méthodique, creusé trou après trou dans la théorie du socialisme, une besogne dont le socialisme sort pareil à une passoire sans une place saine. L’impassibilité dénuée de sens critique avec laquelle ses partisans assistent à ce travail appliqué de leur théoricien officiel et avalent ses découvertes toujours nouvelles sans remuer un cil ne rencontre d’équivalent que l’impassibilité avec laquelle les partisans de Scheidemann et Cie assistent à la façon dont ceux-ci criblent littéralement de trous le socialisme. Le fait est que les deux genres de travail se complètent parfaitement; Kautsky, gardien officiel du temple du Marxisme, ne fait en réalité, depuis qu’a éclaté la guerre, qu’accomplir théoriquement ce que les Scheidemann font dans la pratique : 1° l’Internationale, un instrument de paix; 2° désarmement et Société des nations; 3° enfin, démocratie et non socialisme.)).
Dans cette situation, c’est à la tendance bolcheviste que revient le mérite historique d’avoir proclamé dès le début et suivi avec une logique de fer la tactique qui seule pouvait sauver la démocratie et pousser la révolution en avant. Tout le pouvoir aux masses ouvrières et paysannes, tout le pouvoir aux soviets -c’était là en effet le seul moyen de sortir de la difficulté où se trouvait engagée la révolution, c’était là le coup d’épée qui pouvait trancher le nœud gordien, tirer la révolution de l’impasse et lui ouvrir un champ de développement illimité.
Le parti de Lénine fut ainsi le seul en Russie qui comprit les vrais intérêts de la révolution; dans cette première période, il en fut la force motrice, en tant que seul parti qui poursuivit une politique réellement socialiste.
C’est ce qui explique également pourquoi les bolcheviks, au début minorité calomniée et traquée de toutes parts, furent en peu de temps poussés à la pointe du mouvement, et purent rassembler sous leurs drapeaux toutes les masses vraiment populaires : le prolétariat des villes, l’armée, la paysannerie, ainsi que les éléments révolutionnaires de la démocratie, à savoir l’aile gauche des socialistes-révolutionnaires.
Au bout de quelques mois, la situation réelle de la révolution russe se trouva résumée dans l’alternative suivante : ou victoire de la contre-révolution ou dictature du prolétariat, ou Kalédine ou Lénine. Telle est la situation qui se produit très rapidement dans chaque révolution, une fois dissipée la première ivresse de la victoire, et qui découlait en Russie des questions brûlantes de la paix et de la terre, pour lesquelles il n’y avait pas de solution possible dans les cadres de la révolution « bourgeoise ».
La révolution russe n’a fait que confirmer par là l’enseignement fondamental de toute grande révolution, dont la loi est la suivante : ou aller de l’avant rapidement et résolument, abattre d’une main de fer tous les obstacles, et reculer ses buts de plus en plus loin, ou être rejetée en arrière de son point de départ et écrasée par la contre-révolution. S’arrêter, piétiner sur place, se contenter des premiers résultats obtenus, cela est impossible dans une révolution. Et quiconque veut transporter dans la tactique révolutionnaire ces petites habiletés de la lutte parlementaire, montre uniquement qu’il ignore non seulement la psychologie, la loi profonde de la révolution, mais encore tous les enseignement de l’histoire.
Le cours de la Révolution anglaise de 1642 montre comment précisément les tergiversations lamentables des presbytériens, la guerre menée avec hésitation contre l’armée royale, guerre au cours de laquelle les chefs presbytériens évitèrent de propos délibéré une bataille décisive et une victoire sur Charles I°, obligèrent les Indépendants à les chasser du parlement et à s’emparer du pouvoir. Et de même, au sein de l’armée des Indépendants, ce fut la masse petite-bourgeoise des soldats, les « niveleurs » de Lilburn, qui constituèrent la force de choc de tout le mouvement indépendant; de même qu’enfin ce furent les éléments prolétariens de la masse des soldats, ceux qui étaient les plus radicaux du point de vue social, regroupés dans le mouvement des « diggers », qui représentèrent à leur tour le levain du parti démocratique des « niveleurs ».
Sans l’action exercée par les éléments révolutionnaires prolétariens sur la masse des soldats, sans la pression de la masse démocratique des soldats sur la couche inférieure bourgeoise du parti des Indépendants, il n’y aurait eu ni « épuration » du Long Parlement, ni victoire sur l’armée des Cavaliers et sur les Ecossais, ni procès et exécution de Charles I°, ni suppression de la Chambre des Lords et proclamation de la République.
Que se passa-t-il pendant la Révolution française ? Après quatre années de luttes, la prise du pouvoir par les jacobins apparut comme le seul moyen de sauver les conquêtes de la révolution, de réaliser la République, de détruire la féodalité, d’organiser la défense révolutionnaire à l’intérieur comme à l’extérieur, d’étouffer les conspirations de la contre-révolution, d’étendre à toute l’Europe la vague révolutionnaire venue de France.
Kautsky et ses coreligionnaires politiques russes, qui voulaient que la révolution russe conservât son caractère bourgeois du début, font un pendant exact à ces libéraux allemands et anglais du siècle dernier, qui distinguaient dans la Révolution française deux périodes bien distinctes : la « bonne », celle des girondins, et la « mauvaise », et défendent une conception tout à fait plate de l’histoire, ne pouvant naturellement pas comprendre que, sans le coup d’Etat des jacobins, même les premières conquêtes timides et incomplètes de la phase girondine auraient été bientôt ensevelies sous les ruines de la révolution. Que la seule possibilité réelle, en dehors de la dictature jacobine, telle que la posait la marche inexorable du développement historique en 1793, était, non pas une démocratie « modérée », mais la restauration des Bourbons ! Dans aucune révolution on ne peut observer le « juste milieu », car sa loi naturelle exige une décision rapide. De deux choses l’une : ou bien la locomotive escalade la côte historique à toute vapeur, ou bien, entraînée par son propre poids, elle redescend la pente jusqu’au point d’où elle était partie, entraînant avec elle dans l’abîme tous ceux qui tenteraient, à l’aide de leurs faibles forces, de la retenir à mi-chemin.
Ainsi s’explique que, dans toute révolution, le seul parti qui puisse s’emparer du pouvoir est celui qui a le courage de lancer le mot d’ordre le plus radical et d’en tirer toutes les conséquences. Ainsi s’explique le rôle pitoyable des mencheviks russes, Dan, Tseretelli, etc., qui, après avoir exercé au début une influence énorme sur les masses, ont été, après une longue période d’oscillations, où ils se débattirent des pieds et des mains pour n’avoir pas à prendre le pouvoir, ignominieusement balayés de la scène.
Le parti de Lénine a été le seul qui ait compris le devoir d’un parti vraiment révolutionnaire, et qui, par son mot d’ordre : « Tout le pouvoir aux ouvriers et aux paysans !« , a assuré le progrès de la révolution((Par là, les bolcheviks ont résolu la fameuse question de la « majorité du peuple » qui, depuis toujours, pèse comme un cauchemar sur la poitrine des socialistes allemands. Elèves du crétinisme parlementaire, ils transfèrent simplement à la révolution la prudence terre-à-terre de la petite classe parlementaire : pour faire passer quelque chose, il faudrait d’abord avoir la majorité. De même, par conséquent, de la révolution : « Devenons d’abord majorité. » La véritable dialectique de la révolution renverse cette sagesse de taupe parlementaire : la voie n’est pas de la majorité à la tactique révolutionnaire, mais de la tactique révolutionnaire à la majorité. Seul un parti qui sait les conduire, c’est-à-dire les pousser en avant, gagne dans la tempête la masse des adhérents. La détermination avec laquelle Lénine et ses camarades ont, au moment décisif, lancé le seul mot d’ordre capable de mobiliser : « tout le pouvoir aux mains du prolétariat et des paysans« , a fait d’eux, en une nuit, d’une minorité persécutée, calomniée, illégale, dont les chefs étaient, comme Marat, forcés de se cacher dans les caves, les maîtres absolus de la situation.)).
Les bolcheviks ont, de même, posé immédiatement comme but à cette prise du pouvoir le programme révolutionnaire le plus avancé : non pas défense de la démocratie bourgeoise, mais dictature du prolétariat en vue de la réalisation du socialisme. Ils ont ainsi acquis devant l’histoire le mérite impérissable d’avoir proclamé pour la première fois le but final du socialisme comme un programme immédiat de la politique pratique.
Tout ce qu’un parti peut apporter, en un moment historique, en fait de courage, d’énergie, de compréhension révolutionnaire et de conséquence, les Lénine, Trotsky et leurs camarades l’ont réalisé pleinement. L’honneur et la capacité d’action révolutionnaire, qui ont fait à tel point défaut à la social-démocratie, c’est chez eux qu’on les a trouvés. En ce sens, leur insurrection d’Octobre n’a pas sauvé seulement la révolution russe, mais aussi l’honneur du socialisme international.