Réforme sociale ou révolution ?
Rosa Luxembourg
Première partie
5. Conséquences pratiques et caractère général du révisionnisme
Nous avons dans notre premier chapitre essayé de montrer que la théorie de Bernstein retire au programme socialiste toute assise matérielle et le transporte sur une base idéaliste. Voilà pour le fondement théorique de sa doctrine – mais comment apparaît la théorie traduite dans la pratique ? Constatons d’abord que dans la forme elle ne se distingue en rien de la pratique de la lutte social-démocrate telle qu’elle est exercée jusqu’à présent. Luttes syndicales, luttes pour les réformes sociales et pour la démocratisation des institutions politiques, c’est bien là le contenu formel de l’activité du Parti social-démocrate. La différence ne réside donc pas ici dans le quoi mais dans le comment. Dans l’état actuel des choses, la lutte syndicale et la lutte parlementaire sont conçues comme des moyens de diriger et d’éduquer peu à peu le prolétariat en vue de la prise du pouvoir politique. Selon la théorie révisionniste, qui considère comme inutile et impossible la conquête du pouvoir, la lutte syndicale et la lutte parlementaire doivent être menées uniquement en vue d’objectifs immédiats pour l’amélioration de la situation matérielle des ouvriers et en vue de la réduction progressive de l’exploitation capitaliste et de l’extension du contrôle social. Laissons de côté l’amélioration immédiate de la situation des ouvriers, puisque l’objectif est commun aux deux conceptions, celle du Parti et celle du révisionnisme ; la différence entre ces deux conceptions peut alors être définie en quelques mots : selon la conception courante, la lutte politique et syndicale a une signification socialiste en ce sens qu’elle prépare le prolétariat – qui est le facteur subjectif de la transformation socialiste – à réaliser cette transformation. D’après Bernstein la lutte syndicale et politique a pour tâche de réduire progressivement l’exploitation capitaliste, d’enlever de plus en plus à la société capitaliste ce caractère capitaliste et de lui donner le caractère socialiste, en un mot de réaliser objectivement la transformation socialiste de la société. Quand on examine la chose de plus près, on s’aperçoit que ces deux conceptions sont absolument opposées. Selon la conception courante du parti, le prolétariat acquiert par l’expérience de la lutte syndicale et politique la conviction qu’il est impossible de transformer de fond en comble sa situation au moyen de cette seule lutte, et qu’il n’y parviendra définitivement qu’en s’emparant du pouvoir politique. La théorie de Bernstein part du préalable de l’impossibilité de la conquête du pouvoir pour réclamer l’instauration du socialisme au moyen de la seule lutte syndicale et politique.
La théorie de Bernstein croit au caractère socialiste de la lutte syndicale et parlementaire, à laquelle elle attribue une action socialisante progressive sur l’économie capitaliste. Mais cette action socialisante n’existe, nous l’avons montré, que dans l’imagination de Bernstein.
Les structures capitalistes de la propriété et de l’Etat se développent dans une direction tout à fait opposée. De ce fait la lutte quotidienne concrète de la social-démocratie perd, en dernière analyse, tout rapport avec le socialisme. La lutte syndicale et la lutte politique sont importantes parce qu’elles agissent sur la conscience du prolétariat, qu’elles lui donnent une conscience socialiste, qu’elles l’organisent en tant que classe. Leur attribuer un pouvoir direct de socialisation de l’économie capitaliste, c’est non seulement aller au-devant d’un échec en ce domaine, mais encore leur faire perdre tout autre signification : elles cessent alors d’être un moyen d’éduquer la classe ouvrière, de la préparer à la conquête du pouvoir. Aussi Edouard Bernstein et Conrad Schmidt font-ils un contre-sens complet lorsque pour se rassurer ils affirment que même si l’on réduit la lutte aux réformes sociales et au mouvement syndical on n’abandonne pas pour autant le but final du mouvement ouvrier : chaque pas fait en cette voie ne déborde-t-il pas ses propres buts et le but socialiste n’est-il pas présent dans tout le mouvement comme tendance qui l’anime ? C’est tout à fait vrai, sans doute, de la tactique actuelle de la social-démocratie où la conscience du but – la conquête du pouvoir politique – et l’effort pour l’atteindre précèdent et orientent toute la lutte syndicale et le mouvement pour les réformes. Mais si l’on sépare cette orientation préalable du mouvement et si l’on fait de la réforme sociale un objectif autonome, elle ne mènera certes pas à la réalisation du but final, au contraire. Conrad Schmidt s’en remet à un mouvement pour ainsi dire automatique qui, une fois déclenché, ne peut plus s’arrêter de lui-même ; il part de l’idée très simple que l’appétit vient en mangeant et que la classe ouvrière ne peut se contenter de réformes tant que la transformation socialiste de la société n’est pas achevée. Ce dernier postulat est sans doute exact, et l’insuffisance des réformes capitalistes en témoigne. Mais la conclusion qu’il en tire ne serait vraie que si l’on pouvait construire une chaîne ininterrompue de réformes sociales de plus en plus étendues qui mènerait du régime capitaliste actuel au régime socialiste. C’est là une vue fantaisiste. D’après la nature des choses la chaîne se rompra très vite et à partir de cette rupture les voies où le mouvement peut s’engager sont multiples et variées.
Le résultat immédiat le plus probable est un changement de tactique en vue d’obtenir par tous les moyens les résultats pratiques de la lutte, c’est-à-dire les réformes sociales. Le point de vue de classe irréconciliable n’a de sens que si l’on se propose la prise du pouvoir ; il n’est que gênant à partir du moment où l’on n’a en vue que les objectifs pratiques immédiats. On en arrive bientôt à adopter une » politique de compensation » – traduisez une » politique de maquignonnage » – et une attitude conciliante sagement diplomatique. Mais le mouvement ne peut s’arrêter longtemps. Quelque tactique que l’on emploie, puisque les réformes sociales sont et restent, en régime capitaliste, des coquilles vides, en bonne logique l’étape suivante sera la désillusion, même en ce qui concerne les réformes – on aboutira à ce havre paisible où se sont réfugiés les professeurs Schmoller et Cie qui, après avoir navigué sur les eaux du réformisme social, finissent par laisser tout aller à la grâce de Dieu((En 1872, les professeurs Wagner, Schmoller, Brentano, etc. se réunirent en congrès à Eisenach où ils proclamèrent à grand tapage et avec force publicité que leur but était l’instauration des réformes sociales pour la protection de la classe ouvrière. Ces mêmes messieurs, que le libéral Oppenheimer qualifie ironiquement de » maîtres à penser universitaires du socialisme « , fondèrent immédiatement l’Association pour les réformes sociales. Quelques années plus tard, au moment où la lutte contre la social-démocratie s’aggrava, ces flambeaux du » socialisme universitaire » votèrent, en leur qualité de députés au Reichstag, pour la prolongation de la loi d’exception contre les socialistes. À part cela, toute l’activité de l’association consiste en assemblées générales annuelles où l’on donne lecture de quelques rapports académiques sur différents thèmes. En outre, l’association a publié plus de cent volumes sur différentes questions économiques. Mais quant aux réformes sociales, ces professeurs, qui d’ailleurs interviennent en faveur des droits protectionnistes, du militarisme, etc. n’ont pas fait un pas. L’association a même, en fin de compte, abandonné toutes les réformes sociales pour s’occuper exclusivement de la question des crises, des cartels, etc.)). Le socialisme ne découle donc pas automatiquement et en toutes circonstances de la lutte quotidienne de la classe ouvrière. Il naîtra de l’exaspération des contradictions internes de l’économie capitaliste et de la prise de conscience de la classe ouvrière, qui comprendra la nécessité de les abolir au moyen de la révolution sociale. Nier les unes et refuser l’autre, comme le fait le révisionnisme, aboutit à réduire le mouvement ouvrier à une simple association corporative, au réformisme, et conduit automatiquement à abandonner le point de vue de classe.
Ces conséquences apparaissent clairement quand on considère le révisionnisme sous un autre aspect et que l’on se pose la question du caractère général de cette théorie. Il est évident que le révisionnisme ne défend pas les positions capitalistes et n’en nie pas, comme les économistes bourgeois, les contradictions. Au contraire, il admet le préalable marxiste de l’existence de ces contradictions. Mais d’autre part – nous sommes là au cœur de sa conception et c’est là ce qui le différencie de la théorie jusque-là en vigueur dans le parti – il ne fonde pas sa doctrine sur la suppression de ces contradictions, qui seraient la conséquence propre de leur développement interne.
La théorie révisionniste occupe une place intermédiaire entre ces deux pôles extrêmes. Elle ne veut pas porter à maturité les contradictions capitalistes ni les supprimer une fois atteint leur développement extrême par un renversement révolutionnaire de la situation ; elle veut les atténuer, les émousser. Ainsi elle prétend que la contradiction entre la production et l’échange sera atténuée par l’arrêt des crises, par la formation des associations patronales ; de même la contradiction entre le capital et le travail sera atténuée par l’amélioration de la situation du prolétariat et par la survie des classes moyennes, celle entre l’Etat de classe et la société par un contrôle social croissant et le progrès de la démocratie.
Certes, la tactique social-démocrate normale ne consiste pas à attendre le développement extrême des contradictions capitalistes jusqu’à ce que se produise un renversement révolutionnaire de la situation. Au contraire, l’essence de toute tactique révolutionnaire consiste à reconnaître la tendance du développement et à en tirer les conséquences extrêmes dans la lutte politique. C’est ainsi, par exemple, que la social-démocratie a toujours combattu le protectionnisme et le militarisme sans attendre que leur caractère réactionnaire se soit entièrement dévoilé. Mais la tactique de Bernstein ne consiste pas à s’appuyer sur le développement et l’exaspération des antagonismes, il mise au contraire sur leur atténuation. Il définit lui-même sa tactique en parlant d’une » adaptation » de l’économie capitaliste. À quel moment se vérifierait une telle conception ? Les contradictions de la société actuelle résultent toutes du mode de production capitaliste. Supposons que ce mode de production continue à se développer dans la direction actuelle ; il poursuivra nécessairement ses propres conséquences, les contradictions continueront de s’exaspérer, et de s’aggraver au lieu de s’atténuer. Pour que la théorie de Bernstein se vérifie, il faudrait donc que le mode de production capitaliste lui-même soit entravé dans son développement. En un mot, le postulat général qu’implique la théorie de Bernstein, c’est un arrêt du développement capitaliste.
Par là, sa théorie se condamne elle-même doublement. D’une part, elle trahit son caractère utopique quant au but final du socialisme : il est clair d’avance que l’enlisement du développement capitaliste n’aboutira pas à une transformation socialiste de la société ; nous en avons la confirmation dans notre exposé des conséquences pratiques de cette théorie. Ensuite, elle dévoile son caractère réactionnaire quant au développement effectif du capitalisme, qui est rapide. Voilà donc la question qui se pose à présent : étant donné ce développement capitaliste effectif, comment expliquer, ou plutôt caractériser la théorie de Bernstein ?
Nous avons montré dans notre premier chapitre que le postulat économique sur lequel se fonde l’analyse bernsteinienne des rapports sociaux actuels ne tient pas – il suffit de voir sa théorie de » l’adaptation » du capitalisme. Nous avons vu que ni le système de crédit, ni les cartels ne peuvent être considérés comme des » facteurs d’adaptation » de l’économie capitaliste, et que ni l’arrêt momentané des crises, ni la survie des classes moyennes ne peuvent passer pour des symptômes de l’adaptation du capitalisme. Mais tous ces points de détail de la théorie de l’adaptation présentent, outre leur caractère erroné, un trait commun. Cette théorie, plutôt que de rattacher organiquement ces phénomènes de la vie économique à l’ensemble du développement capitaliste, de les relier au mécanisme général de l’économie, les arrache au contexte global et les examine séparément comme des fragments épars d’une machine sans vie. Il en est ainsi, par exemple, de la thèse du crédit comme facteur d’adaptation. Si l’on considère le crédit comme une étape supérieure et naturelle de l’échange, lié aux contradictions immanentes, à l’échange capitaliste, il est impossible d’en faire un » facteur d’adaptation » mécanique, existant en dehors du processus global de l’échange ; pas plus qu’il n’est possible de considérer l’argent, la marchandise, le capital, comme des » facteurs d’adaptation » du capitalisme. Or, le crédit est au même titre que l’argent, la marchandise ou le capital, un maillon organique de l’économie capitaliste à un certain stade de son développement, et, tout comme ceux-ci, constitue à ce stade, un rouage indispensable du mécanisme de l’économie capitaliste, ainsi qu’un facteur destructif, puisqu’il entraîne une aggravation de ces contradictions internes.
Il en est de même des cartels et des moyens de communication perfectionnés.
La même conception mécanique et anti-dialectique se manifeste dans l’idée bersteinienne que l’arrêt des crises est un symptôme » d’adaptation » de l’économie capitaliste. Pour lui les crises sont simplement des désordres qui se produisent dans le mécanisme de l’économie ; si ces désordres cessent, le mécanisme se remet en marche. Or, en fait les crises ne sont pas des désordres au sens propre du mot, ou plutôt si, ce sont des désordres, mais sans lesquels l’économie capitaliste ne peut pas se développer. S’il est vrai que les crises constituent – disons-le schématiquement – la seule méthode possible de à l’intérieur du capitalisme, et donc normale, pour corriger périodiquement le déséquilibre existant entre la capacité d’expansion illimitée de la production et les limites étroites du marché, alors les crises sont des manifestations organiques inséparables de l’ensemble de l’économie capitaliste.
C’est bien plutôt l’absence de désordre dans le développement de la production capitaliste qui recèlerait des dangers plus graves que les crises elles-mêmes. C’est la baisse constante du taux de profit, résultant non pas de la contradiction entre la production et l’échange mais de l’accroissement de la productivité du travail, qui menace de rendre la production impossible aux petits et moyens capitaux, risquant ainsi de limiter la création de nouveaux investissements et de freiner leur expansion. Les crises, autre conséquence du même processus, ont précisément pour effet, en dépréciant périodiquement le capital, en faisant baisser le prix des moyens de production, et en paralysant une partie du capital actif, d’augmenter le profit, créant par là même les conditions de nouveaux investissements, d’une nouvelle extension de la production. Elles apparaissent donc comme un moyen d’animer le développement capitaliste ; si elles cessaient (non pas à certains moments, lorsque le marché mondial se développe mais si elles cessaient tout à fait), leur disparition, loin de favoriser l’essor de l’économie capitaliste, comme le pense Bernstein, provoquerait au contraire son enlisement. Avec la rigidité mécanique qui caractérise toute sa théorie, Bernstein oublie à la fois la nécessité des crises et celle, périodique, de nouveaux investissements de petits et de moyens capitaux ; c’est pourquoi la renaissance constante des petits capitaux lui apparaît comme un signe de l’arrêt du développement capitaliste et non, comme c’est le cas, du développement normal du capitalisme.
Le seul point de vue d’où tous les phénomènes mentionnés ci-dessus apparaissent effectivement tels que les présente la théorie de l’adaptation, c’est celui du capitaliste isolé. Dans cette perspective les faits économiques apparaissent déformés par les lois de la concurrence et se reflètent dans la conscience du capitaliste individuel. Celui-ci considère en effet chaque fragment organique de l’ensemble de l’économie comme un tout indépendant, il n’en voit que les effets sur lui, capitaliste isolé, et par conséquent les considère comme de simples » désordres » ou de simples » facteurs d’adaptation « . Pour le capitaliste isolé les crises sont effectivement de simples désordres dont la disparition lui accorderait un plus long délai d’existence. Pour lui le crédit est un moyen d’adapter ses forces de production insuffisantes aux besoins du marché. Pour lui le cartel auquel il adhère supprime effectivement l’anarchie.
En un mot, la théorie bersteinienne de l’adaptation n’est rien d’autre qu’une généralisation théorique du point de vue du capitaliste isolé ; or ce point de vue est traduit en théorie par l’économie bourgeoise vulgaire. Toutes les erreurs économiques de cette école reposent précisément sur le malentendu selon lequel les phénomènes de la concurrence, considérés du point de vue du capital isolé, passent pour des manifestations de l’ensemble de l’économie capitaliste. Comme le fait Bernstein à propos du crédit, l’économie vulgaire considère encore par exemple l’argent comme un ingénieux » moyen d’adaptation » aux besoins de l’échange. Elle cherche également dans les phénomènes capitalistes eux-mêmes l’antidote contre les maux capitalistes. Elle croit, comme Bernstein, à la possibilité d’une régularisation de l’économie capitaliste. Elle croit à la possibilité d’atténuer les contradictions capitalistes et de replâtrer les lézardes de l’économie capitaliste, en d’autres termes sa démarche est réactionnaire, et non révolutionnaire, elle est du ressort de l’utopie.
On peut donc définir et résumer la théorie révisionniste par ces mots : C’est une théorie de l’enlisement du socialisme fondée sur la théorie de l’économie vulgaire de l’enlisement du capitalisme.