Réforme sociale ou révolution ?
Rosa Luxembourg
Première partie
1. La méthode opportuniste
S’il est vrai que les théories sont les images des phénomènes du monde extérieur reflétées dans le cerveau humain, il faut ajouter, en ce qui concerne les thèses de Bernstein, que ce sont des images renversées. La thèse de l’instauration du socialisme par le moyen de réformes sociales, après l’abandon définitif des réformes en Allemagne ! La thèse d’un contrôle des syndicats sur la production – après la défaite des constructeurs de machines anglais ! La thèse d’une majorité parlementaire socialiste – après la révision de la constitution saxonne et les attentats contre le suffrage universel au Reichstag((Chaque Etat (Land) de l’Empire allemand avait sa constitution et son Parlement (Landtag). Après l’expansion considérable du mouvement socialiste, dès l’abolition de la loi d’exception, la Saxe avait instauré un système électoral analogue à celui existant en Prusse et fondé sur les catégories de revenus (Dreiklassenwahl).)). Cependant, l’essentiel de la théorie de Bernstein n’est pas sa conception des tâches pratiques de la social-démocratie ; ce qui compte, c’est la tendance objective de l’évolution de la société capitaliste et qui va de pair avec cette conception. D’après Bernstein, un effondrement total du capitalisme est de plus en plus improbable, parce que d’une part le système capitaliste fait preuve d’une capacité d’adaptation de plus en plus grande, et que, d’autre part, la production est de plus en plus différenciée. D’après Bernstein, la capacité d’adaptation du capitalisme se manifeste
- dans le fait qu’il n’y a plus de crise générale ; ceci, on le doit au développement du crédit, des organisations patronales, des communications, et des services d’information ;
- dans la survie tenace des classes moyennes, résultat de la différenciation croissante des branches de la production et de l’élévation de larges couches du prolétariat au niveau des classes moyennes ;
- enfin, dans l’amélioration de la situation économique et politique du prolétariat, grâce à l’action syndicale.
Ces observations entraînent des conséquences générales pour la lutte pratique de la social-démocratie : celle-ci, selon Bernstein, ne doit pas viser à conquérir le pouvoir politique, mais à améliorer la situation de la classe ouvrière et à instaurer le socialisme non pas à la suite d’une crise sociale et politique, mais par une extension graduelle du contrôle social de l’économie et par l’établissement progressif d’un système de coopératives.
Bernstein lui-même ne voit rien de nouveau dans ces thèses. Il pense tout au contraire qu’elles sont conformes aussi bien à certaines déclarations de Marx et d’Engels qu’à l’orientation générale prise jusqu’à présent par la social-démocratie.
Il est cependant incontestable que la théorie de Bernstein est en contradiction absolue avec les principes du socialisme scientifique. Si le révisionnisme consistait seulement à prédire une évolution du capitalisme beaucoup plus lente que l’on a coutume de se la figurer, on pourrait seulement en déduire un ajournement de la conquête du pouvoir par le prolétariat ; dans la pratique, il en résulterait simplement un ralentissement de la lutte.
Mais il ne s’agit pas de cela. Ce que Bernstein remet en cause, ce n’est pas la rapidité de l’évolution, mais l’évolution elle-même de la société capitaliste et de ce fait même le passage au socialisme. Dans la thèse socialiste affirmant que le point de départ de la révolution socialiste serait une crise générale et catastrophique, il faut à notre avis distinguer deux choses : l’idée fondamentale qu’elle contient et sa forme extérieure.
L’idée est celle-ci : on suppose que le régime capitaliste fera naître de lui-même, à partir de ses propres contradictions internes, le moment où son équilibre sera rompu et où il deviendra proprement impossible. Que l’on ait imaginé ce moment sous la forme d’une crise commerciale générale et catastrophique, on avait de bonnes raisons de le faire, mais c’est finalement un détail accessoire pour l’idée fondamentale elle-même. En effet, le socialisme scientifique s’appuie, on le sait, sur trois données du capitalisme :
- sur l’anarchie croissante de l’économie capitaliste qui en entraînera fatalement l’effondrement ;
- sur la socialisation croissante du processus de la production qui crée les premiers fondements positifs de l’ordre social à venir ;
- enfin sur l’organisation et la conscience de classe croissantes du prolétariat qui constituent l’élément actif de la révolution imminente.
Bernstein élimine le premier de ces fondements du socialisme scientifique : il prétend que l’évolution du capitalisme ne s’oriente pas dans le sens d’un effondrement économique général. De ce fait, ce n’est pas une forme déterminée de l’écroulement du capitalisme qu’il rejette, mais cet écroulement lui-même. Il écrit textuellement : « On pourrait objecter que lorsqu’on parle de l’écroulement de la société actuelle, on a autre chose en vue qu’une crise commerciale générale et plus forte que les autres, à savoir un écroulement complet du système capitaliste par suite de ses propres contradictions. «
Il réfute cette objection en ces termes : » Un écroulement complet et à peu près général du système de production actuel est, du fait du développement croissant de la société, non pas plus probable, mais plus improbable, parce que celui-ci accroît d’une part, la capacité d’adaptation, et d’autre part – ou plutôt simultanément – la différenciation de l’industrie. » (Neue Zeit, 1897-1898, V, 18, p. 555).
Mais alors une grande question se pose : atteindrons-nous le but final où tendent nos aspirations et, si oui, pourquoi et comment ? Pour le socialisme scientifique la nécessité historique de la révolution socialiste est surtout démontrée par l’anarchie croissante du système capitaliste qui enferme celui-ci dans une impasse. Mais si l’on admet l’hypothèse de Bernstein : l’évolution du capitalisme ne s’oriente pas dans le sens de l’effondrement – alors le socialisme cesse d’être une nécessité objective. Il ne reste plus, des fondements scientifiques du socialisme, que les deux autres données du système capitaliste : la socialisation du processus de production et la conscience de classe du prolétariat. C’est bien, en effet, ce à quoi Bernstein faisait allusion dans le passage suivant : » [Refuser l’effondrement de la thèse du capitalisme] n’affaiblit aucunement la force de conviction de la pensée socialiste. Car en examinant de plus près tous les facteurs d’élimination ou de modification des anciennes crises, nous constatons qu’ils sont tout simplement les prémisses ou même les germes de la socialisation de la production et de l’échange » (Neue Zeit, 1897-1898, V, n° 18, page 554).
Il suffit d’un coup d’œil pour apercevoir l’inexactitude de ces conclusions. Les phénomènes désignés par Bernstein comme étant les signes de l’adaptation du capitalisme : les cartels, le crédit, les moyens de communication perfectionnés, l’élévation du niveau de vie de la classe ouvrière, signifient simplement ceci : ils abolissent, ou du moins atténuent, les contradictions internes de l’économie capitaliste, les empêchent de se développer et de s’exaspérer. Ainsi la disparition des crises signifie l’abolition de l’antagonisme entre la production et l’échange sur une base capitaliste ; ainsi l’élévation du niveau de vie de la classe ouvrière soit comme telle, soit dans la mesure où une partie des ouvriers passe à la classe moyenne, signifie l’atténuation de l’antagonisme entre le capital et le travail. Si les cartels, le système du crédit, les syndicats, etc., abolissent les contradictions capitalistes, sauvant ainsi le système capitaliste de la catastrophe (c’est pourquoi Bernstein les appelle les » facteurs d’adaptation « ) comment peuvent-ils en même temps constituer les » prémisses ou même les germes » du socialisme ? Il faut sans doute comprendre qu’ils font ressortir plus nettement le caractère social de la production. Mais en en conservant la forme capitaliste ils rendent superflu le passage de cette production socialisée à la production socialiste. Aussi peuvent-ils être des prémisses et des germes du socialisme au sens théorique et non pas au sens historique du terme, phénomènes dont nous savons, par notre conception du socialisme, qu’ils sont apparentés avec lui mais ne suffisent pas à l’instaurer et moins encore à le rendre superflu. Il ne reste donc plus, comme fondement du socialisme, que la conscience de classe du prolétariat. Mais même celle-ci ne reflète plus sur le plan intellectuel les contradictions internes toujours plus flagrantes du capitalisme ou l’imminence de son effondrement, puisque les » facteurs d’adaptation » empêchent celui-ci de se produire ; elle se réduit donc à un idéal, dont la force de conviction ne repose plus que sur les perfections qu’on lui attribue.
En un mot, cette théorie fait reposer le socialisme sur la » connaissance pure » autrement dit en termes clairs, il s’agit d’un fondement idéaliste du socialisme, excluant la nécessité historique : le socialisme ne s’appuie plus sur le développement matériel de la société. La théorie révisionniste est confrontée à une alternative : ou bien la transformation socialiste de la société est la conséquence, comme auparavant, des contradictions internes du système capitaliste, et alors l’évolution du système inclut aussi le développement de ses contradictions, aboutissant nécessairement un jour ou l’autre à un effondrement sous une forme ou sous une autre ; en ce cas, même les » facteurs d’adaptation » sont inefficaces, et la théorie de la catastrophe est juste. Ou bien les » facteurs d’adaptation » sont capables de prévenir réellement l’effondrement du système capitaliste et d’en assurer la survie, donc d’abolir ces contradictions, en ce cas, le socialisme cesse d’être une nécessité historique ; il est alors tout ce que l’on veut sauf le résultat du développement matériel de la société. Ce dilemme en engendre un autre : ou bien le révisionnisme a raison quant au sens de l’évolution du capitalisme – en ce cas la transformation socialiste de la société est une utopie ; ou bien le socialisme n’est pas une utopie, et en ce cas la théorie des » facteurs d’adaptation » ne tient pas.
That is the question : c’est là toute la question.