Réforme sociale ou révolution ?
Rosa Luxembourg
Première partie
4. La politique douanière et le militarisme
La deuxième condition nécessaire à la réalisation progressive du socialisme selon Edouard Bernstein est la transformation graduelle de l’Etat en société. C’est aujourd’hui un lieu commun que de dire que l’Etat actuel est un Etat de classe. Il faut prendre cette affirmation non pas dans un sens absolu et rigide, mais dans un sens dialectique comme tout ce qui a trait à la société capitaliste.
Par la victoire politique de la bourgeoisie, l’Etat est devenu un Etat capitaliste. Certes, le développement du capitalisme lui-même modifie profondément le caractère de l’Etat, élargissant sans cesse la sphère de son action, lui imposant constamment de nouvelles fonctions, notamment dans le domaine de l’économie où il rend de plus en plus nécessaires son intervention et son contrôle. En ce sens il prépare peu à peu la fusion future de l’Etat et de la société, et, pour ainsi dire, la reprise des fonctions de l’Etat par la société. Dans cet ordre d’idées on peut parler également d’une transformation progressive de l’Etat capitaliste en société ; en ce sens il est incontestable, comme Marx le dit, que la législation ouvrière est la première intervention consciente de la » société » dans son processus vital social, phase à laquelle se réfère Bernstein.
Mais d’autre part, ce même développement du capitalisme réalise une autre transformation dans la nature de l’Etat. L’Etat actuel est avant tout une organisation de la classe capitaliste dominante. Il assume sans doute des fonctions d’intérêt général dans le sens du développement social ; mais ceci seulement dans la mesure où l’intérêt général et le développement social coïncident avec les intérêts de la classe dominante. La législation de protection ouvrière, par exemple, sert autant l’intérêt immédiat de classe des capitalistes que ceux de la société en général. Mais cette harmonie cesse à un certain stade du développement capitaliste. Quand ce développement a atteint un certain niveau, les intérêts de classe de la bourgeoisie et ceux du progrès économique commencent à se séparer même à l’intérieur du système de l’économie capitaliste. Nous estimons que cette phase a déjà commencé ; en témoignent deux phénomènes extrêmement importants de la vie sociale actuelle : la politique douanière d’une part, et le militarisme de l’autre. Ces deux phénomènes ont joué dans l’histoire du capitalisme un rôle indispensable et, en ce sens, progressif, révolutionnaire. Sans la protection douanière, le développement de la grande industrie dans les différents pays eût été presque impossible. Mais actuellement la situation est tout autre. La protection douanière ne sert plus à développer les jeunes industries, mais à maintenir artificiellement des formes vieillies de production. Du point de vue du développement capitaliste, c’est-à-dire du point de vue de l’économie mondiale, il importe peu que l’Allemagne exporte plus de marchandises en Angleterre ou que l’Angleterre exporte plus de marchandises en Allemagne. Par conséquent, si l’on considère le développement du capitalisme, la protection douanière a joué le rôle du bon serviteur qui, ayant rempli son office, n’a plus qu’à partir. Il devrait même le faire ; étant donné l’état de dépendance réciproque dans lequel se trouvent actuellement les différentes branches d’industrie, les droits de douane sur n’importe quelle marchandise ont nécessairement pour résultat de renchérir la production des autres marchandises à l’intérieur du pays, c’est-à-dire d’entraver à nouveau le développement de l’industrie. Il n’en est pas de même du point de vue des intérêts de la classe capitaliste. L’industrie n’a pas besoin, pour son développement, de la protection douanière, mais les entrepreneurs en ont besoin, eux, pour protéger leurs débouchés. Cela signifie qu’actuellement les douanes ne servent plus à protéger une production capitaliste en voie de développement contre une autre plus avancée, mais qu’ils favorisent la concurrence d’un groupe national de capitalistes contre un autre groupe national. En outre, les douanes n’ont plus la fonction nécessaire de protection de l’industrie naissante, elles n’aident plus celle-ci à créer et conquérir un marché intérieur ; elles sont des agents indispensables dans la cartellisation de l’industrie, c’est-à-dire dans la lutte des producteurs capitalistes contre la société consommatrice. Enfin, dernier trait spécifique de la politique douanière actuelle : ce n’est pas l’industrie mais l’agriculture qui joue aujourd’hui le rôle prédominant dans la politique douanière, autrement dit le protectionnisme est devenu un moyen d’expression des intérêts féodaux et sert à les maquiller des couleurs du capitalisme.
On assiste à une évolution semblable du militarisme. Si nous considérons l’histoire non telle qu’elle aurait pu ou dû être, mais telle qu’elle s’est produite dans la réalité, nous sommes obligés de constater que la guerre a été un auxiliaire indispensable du développement capitaliste. Aux Etats-Unis d’Amérique du Nord, en Allemagne, en Italie, dans les Etats balkaniques, en Russie, et en Pologne, dans tous ces pays le capitalisme dut son premier essor aux guerres, quelle qu’en fût l’issue, victoire ou défaite. Tant qu’il existait des pays dont il fallait détruire l’état de division intérieure ou d’isolement économique, le militarisme joua un rôle révolutionnaire du point de vue capitaliste, mais aujourd’hui la situation est différente. L’enjeu des conflits qui menacent la scène de la politique mondiale n’est pas l’ouverture de nouveaux marchés au capitalisme ; il s’agit plutôt d’exporter dans d’autres continents les antagonismes européens déjà existants. Ce qui s’affronte aujourd’hui, les armes à la main, qu’il s’agisse de l’Europe ou des autres continents, ce ne sont pas d’une part les pays capitalistes, et d’autre part les pays d’économie naturelle ; ce sont des Etats d’économie capitaliste avancée, poussés au conflit par l’identité de leur développement. Il est vrai que le conflit, s’il éclate, ne pourra être que fatal à ce développement ; en effet, il ébranlera et bouleversera profondément la vie économique de tous les pays capitalistes. Mais la chose apparaît tout à fait différente du point de vue de la classe capitaliste. Pour elle, le militarisme est actuellement devenu indispensable à un triple point de vue : 1° Il lui sert à défendre des intérêts nationaux en concurrence contre d’autres groupes nationaux ; 2° il constitue un domaine d’investissement privilégié, tant pour le capital financier que pour le capital industriel, et 3° il lui est utile à l’intérieur pour assurer sa domination de classe sur le peuple travailleur, tous intérêts qui n’ont, en soi, rien de commun avec le progrès du capitalisme. Deux traits spécifiques caractérisent le militarisme actuel : c’est d’abord son développement général et concurrent dans tous les pays ; on le dirait poussé à s’accroître par une force motrice interne et autonome : phénomène encore inconnu il y a quelques décennies ; c’est ensuite le caractère fatal, inévitable de l’explosion imminente, bien que l’on ignore l’occasion qui la déclenchera, les Etats qui seront d’abord touchés, l’objet du conflit et toutes les autres circonstances. Le moteur du développement capitaliste, le militarisme, à son tour, est devenu une maladie capitaliste.
Dans ce conflit entre le développement du capitalisme et les intérêts de la classe dominante, l’Etat se range du côté de cette dernière. Sa politique, de même que celle de la bourgeoisie, s’oppose au développement social. Il cesse ainsi toujours plus d’être le représentant de l’ensemble de la société et en même temps se transforme toujours plus en un pur Etat de classe, ou plus exactement ces deux qualités cessent de coïncider pour devenir des données contradictoires internes de l’Etat. Et cette contradiction ne fait que s’aggraver de jour en jour. Car d’une part on voit s’accroître les fonctions d’intérêt général de l’Etat, ses interventions dans la vie sociale, son » contrôle » sur celle-ci. Mais d’autre part son caractère de classe l’oblige toujours plus à accentuer son activité coercitive dans des domaines qui ne servent que le caractère de classe de la bourgeoisie et n’ont pour la société qu’une importance négative : à savoir le militarisme et la politique douanière et coloniale. Et par ailleurs le » contrôle social » qu’il exerce est également marqué par son caractère de classe (que l’on songe à la façon dont est appliquée la protection ouvrière dans tous les pays).
Bernstein voyait dans l’extension de la démocratie un dernier moyen de réaliser progressivement le socialisme : or une telle extension, loin de s’opposer à la transformation du caractère de l’Etat telle que nous venons de la décrire, ne fait que la confirmer.
Conrad Schmidt affirme même que la conquête d’une majorité socialiste au Parlement est le moyen direct de réaliser le socialisme par étapes. Or les formes démocratiques de la politique sont incontestablement un signe très net du passage progressif de l’Etat en société ; il y a bien là en ce sens une étape vers la transformation socialiste. Mais le caractère contradictoire de l’Etat capitaliste se manifeste de manière éclatante dans le parlementarisme moderne. Certes, formellement, le parlementarisme sert à exprimer dans l’organisation de l’Etat les intérêts de l’ensemble de la société. Mais d’autre part, ce que le parlementarisme représente ici, c’est uniquement la société capitaliste, c’est-à-dire une société dans laquelle prédominent les intérêts capitalistes. Par conséquent, dans cette société, les institutions formellement démocratiques ne sont, quant à leur contenu, que des instruments des intérêts de la classe dominante. On en a des preuves concrètes : dès que la démocratie a tendance à nier son caractère de classe et à se transformer en instrument de véritables intérêts du peuple, les formes démocratiques elles-mêmes sont sacrifiées par la bourgeoisie et par sa représentation d’Etat. Aussi l’idée de la conquête d’une majorité parlementaire apparaît-elle comme un faux calcul : en se préoccupant uniquement, à la manière du libéralisme bourgeois, de l’aspect formel de la démocratie, on néglige entièrement l’autre aspect, son contenu réel. Et le parlementarisme dans son ensemble n’apparaît pas du tout, comme le croit Bernstein, comme un élément immédiatement socialiste, qui imprégnerait peu à peu toute la société capitaliste, mais au contraire comme un instrument spécifique de l’Etat de classe bourgeois, un moyen de faire mûrir et de développer les contradictions capitalistes.
Si l’on considère ce développement objectif de l’Etat, on se rend compte que le mot de Bernstein et de Conrad Schmidt sur le » contrôle social » croissant n’est qu’une formule creuse contredite de jour en jour davantage par la réalité.
La théorie de l’instauration progressive du socialisme évoque finalement une réforme de la propriété et de l’Etat capitaliste évoluant dans le sens du socialisme. Or la propriété et l’Etat évoluent, des faits sociaux en témoignent, dans un sens absolument opposé. Le processus de production se socialise de plus en plus, et l’intervention du contrôle de l’Etat sur ce processus de production s’étend de plus en plus. Mais en même temps la propriété privée prend toujours plus la forme de l’exploitation capitaliste brutale du travail d’autrui, et le contrôle exercé par l’Etat est toujours plus marqué par des intérêts de classe. Par conséquent, dans la mesure où l’Etat, c’est-à-dire l’organisation politique, et les rapports de propriété, c’est-à-dire l’organisation juridique du capitalisme deviennent de plus en plus capitalistes, et non pas de plus en plus socialistes, ils opposent à la théorie de l’introduction progressive du socialisme deux difficultés insurmontables.
Fourier avait eu l’invention fantastique de transformer, grâce au système des phalanstères, toute l’eau des mers du globe en limonade. Mais l’idée de Bernstein de transformer, en y versant progressivement les bouteilles de limonade réformistes, la mer de l’amertume capitaliste en l’eau douce du socialisme, est peut-être plus plate, mais non moins fantastique.
Les rapports de production de la société capitaliste se rapprochent de plus en plus des rapports de production de la société socialiste. En revanche, ses rapports politiques et juridiques élèvent entre la société capitaliste et la société socialiste un mur de plus en plus haut. Ce mur, non seulement les réformes sociales ni la démocratie ne le battront en brèche, mais au contraire elles l’affermissent et le consolident. Ce qui pourra l’abattre, c’est uniquement le coup de marteau de la révolution, c’est-à-dire la conquête du pouvoir politique par le prolétariat.