Réforme sociale ou révolution ?
Rosa Luxembourg
Première partie
3. La réalisation du socialisme par des réformes sociales
Bernstein récuse la théorie de la catastrophe, il refuse d’envisager l’effondrement du capitalisme comme voie historique menant à la réalisation de la société socialiste. Quelle est donc la voie qui y mène selon les théoriciens de l’ » adaptation du capitalisme » ? Bernstein ne fait que de brèves allusions à cette question à laquelle Conrad Schmidt a essayé de répondre en détail dans l’esprit de Bernstein (voir le Vorwärts du 20 février 1898, revue des livres). D’après Conrad Schmidt » la lutte syndicale et la lutte politique pour les réformes auraient pour résultat un contrôle social de plus en plus poussé sur les conditions de la production » ; et parviendraient à » restreindre de plus en plus au moyen de la législation les droits du propriétaire du capital en réduisant son rôle à celui d’un simple administrateur » jusqu’au jour où finalement on » enlèvera au capitaliste à bout de résistance, voyant sa propriété perdre de plus en plus de valeur pour lui, la direction et l’administration de l’exploitation » et où l’on introduira en fin de compte l’exploitation collective.
Bref les syndicats, les réformes sociales et, ajoute Bernstein, la démocratisation politique de l’Etat, tels sont les moyens de réaliser progressivement le socialisme.
Commençons par les syndicats : leur principale fonction – personne ne l’a mieux exposé que Bernstein lui-même en 1891 dans la Neue Zeit – consiste à permettre aux ouvriers de réaliser la loi capitaliste des salaires, c’est-à-dire la vente de la force de travail au prix conjoncturel du marché. Les syndicats servent le prolétariat en utilisant dans leur propre intérêt, à chaque instant, ces conjonctures du marché. Mais ces conjonctures elles-mêmes, c’est-à-dire d’une part la demande de force de travail déterminée par l’état de la production, et d’autre part l’offre de force de travail créée par la prolétarisation des classes moyennes et la reproduction naturelle de la classe ouvrière, enfin le degré de productivité du travail sont situées en dehors de la sphère d’influence des syndicats. Aussi ces éléments ne peuvent-ils pas supprimer la loi des salaires. Ils peuvent, dans le meilleur des cas, maintenir l’exploitation capitaliste à l’intérieur des limites » normales » dictées à chaque instant par la conjoncture, mais ils sont absolument hors d’état de supprimer l’exploitation elle-même, même progressivement.
Conrad Schmidt considère, il est vrai, le syndicalisme actuel comme étant » à un faible stade de début « , il espère que dans l’avenir le » mouvement syndical exercera une influence de plus en plus régulatrice sur la production « . Mais cette influence régulatrice sur la production ne peut s’entendre que de deux manières : il s’agit soit d’intervenir dans le domaine technique du processus de la production, soit de fixer les dimensions de la production elle-même. De quelle nature peut être, dans ces deux domaines, l’influence des syndicats ? Il est évident que, pour ce qui est de la technique de la production, l’intérêt du capitalisme coïncide jusqu’à un certain point avec le progrès et le développement de l’économie capitaliste. C’est la nécessité vitale qui le pousse aux améliorations techniques. Mais la situation de l’ouvrier individuel est absolument inverse : toute transformation technique s’oppose aux intérêts des ouvriers directement concernés et aggrave leur situation immédiate en dépréciant la force de travail, en rendant le travail plus intensif, plus monotone, plus pénible. Dans la mesure où le syndicat peut intervenir dans la technique de la production il ne peut évidemment le faire qu’en ce sens, c’est-à-dire en épousant l’attitude de chaque groupe ouvrier directement intéressé, par conséquent en s’opposant nécessairement aux innovations. En ce cas, on n’agit pas dans l’intérêt de l’ensemble de la classe ouvrière ni de son émancipation, qui coïncide plutôt avec le progrès technique, c’est-à-dire avec l’intérêt de chaque capitaliste, mais tout au contraire dans le sens de la réaction. En effet, de telles interventions dans le domaine technique se rencontrent non dans l’avenir, où les cherche Conrad Schmidt, mais dans le passé du mouvement syndical. Elles sont caractéristiques de la plus ancienne phase du trade-unionisme anglais (jusqu’au milieu des années 1860) où l’on retrouvait des survivances corporatives moyen-âgeuses et qui s’inspiraient du principe périmé du » droit acquis à un travail convenable « , selon l’expression des Webb dans leur Théorie et pratique des syndicats anglais (t. II, p. 100 et suivantes). La tentative des syndicats pour fixer les dimensions de la production et les prix des marchandises est, tout au contraire, un phénomène de date récente. Ce n’est que dans les tout derniers temps que nous le voyons apparaître, encore une fois en Angleterre seulement (ibid., t. II, p. 115 et suiv.). Il est d’inspiration et de tendance analogues aux précédentes. À quoi se réduit en effet la participation active des syndicats à la fixation des dimensions et du coût de la production des marchandises ? À un cartel rassemblant des ouvriers et des entrepreneurs contre le consommateur : ils font usage contre les entrepreneurs concurrents de mesures coercitives qui ne le cèdent en rien aux méthodes de l’association patronale ordinaire. Il ne s’agit plus là d’un conflit entre le travail et le capital mais d’une lutte menée solidairement par le capital et la force de travail contre la société consommatrice. Si nous jugeons sa valeur sociale, c’est une entreprise réactionnaire, elle ne peut constituer un stade de la lutte pour l’émancipation du prolétariat, car elle est tout le contraire d’une lutte de classes ; si nous jugeons sa valeur pratique, c’est une utopie : il suffit d’un coup d’œil pour voir qu’elle ne peut s’étendre à de grandes branches de production travaillant pour le marché mondial.
L’activité des syndicats se réduit donc essentiellement à la lutte pour l’augmentation des salaires et pour la réduction du temps de travail ; elle cherche uniquement à avoir une influence régulatrice sur l’exploitation capitaliste en suivant les fluctuations du marché ; toute intervention sur le processus de production lui reste, par la nature même des choses, interdite. Mais, bien plus, le mouvement syndical se développe dans un sens tout à fait opposé à l’hypothèse de Conrad Schmidt : il tend à couper entièrement le marché du travail de tout contact direct avec le reste du marché. Citons un exemple caractéristique de cette tendance : toute tentative pour relier directement le contrat de travail à la situation générale de la production par le système de l’échelle mobile des salaires est dépassée par l’évolution historique, et les trade-unions s’en écartent de plus en plus (Webb, ibid, p. 115). Mais même à l’intérieur des limites de sa sphère d’influence, le mouvement syndical n’accroît pas indéfiniment son expansion, comme le supposait la théorie de l’adaptation du capitalisme. Bien au contraire. Si l’on examine d’assez longues périodes de développement social, on est obligé de constater que dans l’ensemble nous allons au-devant d’une époque non pas d’expansion triomphante, mais de difficultés croissantes pour le mouvement syndical. Les réformes se heurtent d’ailleurs aux limites des intérêts du capital. Certes, Bernstein et Conrad Schmidt estiment que le mouvement actuel n’est qu’à un » faible stade de début » ; ils espèrent pour l’avenir des réformes se développant à l’infini pour le plus grand bien de la classe ouvrière. Ils cèdent en cela à la même illusion que lorsqu’ils croient à l’expansion illimitée du syndicalisme. Quand le développement de l’industrie aura atteint son apogée et que sur le marché mondial commencera pour le capital la phase descendante, la lutte syndicale deviendra difficile : 1° parce que les conjonctures objectives du marché seront défavorables à la force de travail, la demande de force de travail augmentant plus lentement et l’offre plus rapidement, que ce n’est le cas aujourd’hui ; 2° parce que le capital lui-même, pour se dédommager des pertes subies sur le marché mondial, s’efforcera de réduire la part du produit revenant aux ouvriers. La réduction des salaires n’est-elle pas, en somme, selon Marx, l’un des principaux moyens de freiner la baisse des taux de profits ? (voir Marx, Capital, livre III, chap. XIV, 2, tome X, p. 162). L’Angleterre nous offre déjà l’exemple de ce qu’est le début du deuxième stade du mouvement syndical. À ce stade la lutte se réduit nécessairement de plus en plus à la simple défense des droits acquis, et même celle-ci devient de plus en plus difficile. Telle est la tendance générale de l’évolution dont la contre-partie doit être le développement de la lutte de classe politique et sociale.
Conrad Schmidt commet la même erreur de perspective historique en ce qui concerne la réforme sociale : il attend d’elle qu’elle » dicte à la classe capitaliste avec l’aide des coalitions ouvrières syndicales les conditions dans lesquelles celle-ci peut acheter la force de travail « . C’est dans le sens de la réforme sociale ainsi comprise que Bernstein appelle la législation ouvrière un morceau de » contrôle social » et comme tel, un morceau de socialisme. De même Conrad Schmidt dit en parlant des lois de protection ouvrière : » contrôle social » ; après avoir transformé ainsi avec bonheur l’Etat en société, il ajoute, avec une belle confiance : » c’est-à-dire la classe ouvrière ascendante » ; grâce à ce tour de passe-passe les inoffensives mesures de protection du travail décrétées par le Conseil fédéral allemand deviennent des mesures de transition vers le socialisme du prolétariat allemand.
La mystification saute aux yeux. L’Etat actuel n’est justement pas une » société » dans le sens de » classe ouvrière ascendante « , mais le représentant de la société capitaliste, c’est-à-dire un Etat de classe. C’est pourquoi la réforme qu’il propose n’est pas une application du » contrôle social « , c’est-à-dire du contrôle de la société des travailleurs libres sur son propre processus de travail, mais un contrôle de l’organisation de classe de capital sur le processus de production du capital. Les réformes se heurtent d’ailleurs aux limites des intérêts du capital ; certes Bernstein et Conrad Schmidt ne voient dans le courant actuel qu’un » faible stade de début « , ils espèrent pour l’avenir des réformes se développant à l’infini, pour le plus grand bien de la classe ouvrière. Ils sont victimes de la même illusion que lorsqu’ils cédaient à leur foi en une expansion illimitée du syndicalisme.
La théorie de la réalisation progressive du socialisme au moyen de réformes sociales implique, et c’est là son fondement, un certain développement objectif tant de la propriété capitaliste que de l’Etat. En ce qui concerne la première, le schéma du développement futur tend, d’après Conrad Schmidt, à » restreindre de plus en plus les droits du propriétaire du capital en réduisant son rôle à celui de simple administrateur « . Pour compenser la prétendue impossibilité d’abolir d’un seul coup la propriété des moyens de production, Conrad Schmidt invente une théorie de l’expropriation progressive. Il imagine que le droit de propriété se divise en » droit suprême de propriété » attribué à la » société » et appelé selon lui à s’étendre toujours davantage, et en droit de jouissance qui, dans les mains du capitalisme, se réduirait de plus en plus à la simple gestion de l’entreprise. Or, de deux choses l’une : ou bien cette construction théorique n’est qu’une innocente figure de rhétorique à laquelle il n’attache guère d’importance, et alors la théorie de l’expropriation progressive perd tout fondement. Ou bien elle représente à ses yeux le véritable schéma de l’évolution juridique ; mais alors il se trompe du tout au tout. La décomposition du droit de propriété en diverses compétences juridiques, dont Conrad Schmidt se réclame pour échafauder sa théorie de » l’expropriation progressive » du capital, caractérise la société féodale fondée sur l’économie naturelle : la répartition du produit social entre les différentes classes de la société se faisait en nature et se fondait sur des relations personnelles entre le seigneur féodal et ses sujets. La décomposition de la propriété en divers droits partiels correspondait à l’organisation établie de la répartition de la richesse sociale. En revanche, le passage à la production marchande et la dissolution de tous les liens personnels entre les différents participants au processus de la production renforcent les rapports entre l’homme et la chose, c’est-à-dire la propriété privée. La répartition ne se fondait plus désormais sur des liens personnels, mais s’accomplissait par le moyen de l’échange, les différents droits de participation à la richesse sociale ne se mesurant pas en fractions de droits de propriété d’un objet commun, mais selon la valeur apportée par chacun sur le marché. Aussi bien le premier grand changement introduit dans les rapports juridiques et consécutif à la naissance de la production marchande dans les communes urbaines du Moyen-âge fut-il la création de la propriété privée absolue au sein même des rapports juridiques féodaux, dans un régime de droit de propriété morcelé. Mais dans la production capitaliste cette évolution ne fait que se poursuivre. Plus le processus de production est socialisé, plus la répartition se fonde exclusivement sur l’échange, et plus la propriété privée capitaliste prend un caractère absolu et sacré ; la propriété capitaliste, qui était un droit sur les produits de son propre travail, se transforme de plus en plus en un droit de s’approprier le travail d’autrui. Tant que le capitaliste gère lui-même l’usine, la répartition reste liée, dans une certaine mesure, à une participation personnelle au processus de la production. Mais dans la mesure où on peut se passer du capitaliste pour diriger l’usine – ce qui est tout à fait le cas dans les sociétés par actions – la propriété du capital en tant que participation à la répartition se détache complètement de toute relation personnelle avec la production, il apparaît alors dans sa forme la plus pure et la plus absolue. C’est dans le capital-action et le capital de crédit industriel que le droit de propriété capitaliste est parvenu à son stade le plus achevé.
Le schéma historique de Conrad Schmidt qui montre le propriétaire passant de la fonction de » propriétaire à celle de simple gestionnaire » ne correspond donc aucunement à la tendance réelle de l’évolution : celle-ci nous le montre au contraire passant du rôle de propriétaire et de gestionnaire au rôle de simple propriétaire.
Il en va de Conrad Schmidt ici comme de Goethe : » ce qu’il possède il le voit comme lointain, ce qui n’est plus devient réalité à ses yeux « .
Son schéma historique nous indique une évolution économique qui rétrograderait du stade moderne de la société par actions à celui de la manufacture ou même de l’atelier artisanal ; de même juridiquement il veut ramener le monde capitaliste à son berceau, le monde féodal de l’économie naturelle.
Dans cette perspective le » contrôle social » tel que nous le montre Conrad Schmidt apparaît sous un autre jour. Ce qui joue aujourd’hui le rôle de » contrôle social » – la législation ouvrière, le contrôle des sociétés par actions, etc. – n’a, en fait, rien de commun avec une participation au droit de propriété, avec une » propriété suprême » de la société. Sa fonction n’est pas de limiter la propriété capitaliste, mais au contraire de la protéger. Ou encore – économiquement parlant – il ne constitue pas une atteinte à l’exploitation capitaliste, mais une tentative pour la normaliser. Lorsque Bernstein pose la question de savoir si telle ou telle loi de protection ouvrière contient plus ou moins de socialisme, nous pouvons lui répondre que la meilleure des lois de protection ouvrière contient à peu près autant de socialisme que les ordonnances municipales sur le nettoyage des rues et l’allumage des becs de gaz – qui relèvent aussi du » contrôle social « .