Réforme sociale ou révolution ?
Rosa Luxembourg
Deuxième partie
1. Le développement économique et le socialisme((Cette partie se rapporte non plus aux articles mais au livre de Bernstein » Die Voraussetzungen des Sozialismus und die Aufgaben der Sozial-Demokratie. » Les pages que nous indiquons renvoient à l’édition allemande.))
La plus grande conquête de la lutte de classe prolétarienne au cours de son développement a été la découverte que la réalisation du socialisme trouve un appui dans les fondements économiques de la société capitaliste. Jusque là le socialisme était un » idéal « , l’objet de rêves millénaires de l’humanité ; il est devenu une nécessité historique.
Bernstein conteste l’existence dans la société actuelle de ces fondements économiques du socialisme. Son argumentation a d’ailleurs subi une évolution intéressante à cet égard. Au début, dans la Neue Zeit, il constatait simplement la rapidité du processus de concentration de l’industrie, il se fondait sur une comparaison des chiffres de la statistique professionnelle en Allemagne de 1895 et de 1882. Pour pouvoir utiliser ces résultats à ses fins, il était obligé d’avoir recours à des procédés sommaires et mécaniques. Mais même dans le meilleur des cas Bernstein, en montrant la survie tenace des moyennes entreprises, ne pouvait affaiblir en rien l’analyse marxiste. Le marxisme n’implique, comme condition de la réalisation du socialisme, ni un certain rythme de la concentration industrielle, c’est-à-dire un délai déterminé pour la réalisation du but final du socialisme, ni, comme nous l’avons déjà montré, la disparition absolue des petits capitaux, autrement dit la disparition de la petite bourgeoisie.
Par la suite, dans son livre Bernstein fournit un nouveau matériel de preuves, à savoir : la statistique des sociétés par actions, qui d’après lui doit montrer que le nombre des actionnaires s’accroît constamment, que par conséquent la classe capitaliste, loin de diminuer en nombre, augmente. Il est étonnant de constater à quel point Bernstein connaît peu les documents existants et comme il sait peu les utiliser en faveur de sa thèse !
S’il avait voulu, en s’appuyant sur les sociétés par actions, citer des preuves contre la loi marxiste du développement industriel, il aurait dû fournir de tout autres chiffres. Car quiconque connaît l’histoire des sociétés par actions en Allemagne, sait que leur capital de fondation moyen par entreprises diminue presque régulièrement. C’est ainsi que, tandis qu’avant 1871 ce capital s’élevait à environ 10,8 millions de marks, il n’était plus en 1871 que de 4,01 millions de marks ; en 1873 de 3,8 millions ; de 1882 à 1887 de moins d’un million ; en 1891 de 0,52 million ; et en 1892 de 0,62 million de marks seulement. Depuis, ces chiffres ont oscillé autour d’un million de marks, ils sont même tombés du chiffre de 1,78 million en 1895 à 1,19 million de marks au cours du premier semestre 1897 (Van der Borght : Handwörterbuch der Staatswissenschaften, 1).
Voilà des chiffres étonnants ; Bernstein pouvait en déduire toute une tendance anti-marxiste du développement qui serait la réduction des grandes entreprises et le retour à de petites entreprises. Mais en ce cas n’importe qui pourrait lui répondre : pour que ces statistiques aient une valeur de preuve, vous devez tout d’abord prouver qu’elles se rapportent aux mêmes branches d’industrie ; vous devez démontrer qu’on voit apparaître de petites entreprises à la place de grandes entreprises, et non dans une branche où dominait le capital familial ou même l’artisanat ou la minuscule entreprise. Cette preuve, vous ne pouvez pas la fournir, car le remplacement d’immenses sociétés par actions par des entreprises moyennes ou petites ne peut ne peut s’expliquer que par le fait que le système des sociétés par actions pénètre dans des branches toujours nouvelles de la production ; il est vrai que ce système ne s’appliquait au début qu’à un petit nombre de grandes entreprises, il s’est adapté de plus en plus aux moyennes et même aux petites entreprises (on constate même des fondations de sociétés par actions au-dessous de mille marks de capital !).
Mais que signifie sur le plan économique l’extension de plus en plus grande du système des sociétés par actions ? Elle signifie la socialisation croissante de la production à l’intérieur du capitalisme, la socialisation de la grande, mais également de la moyenne et de la petite production, par conséquent quelque chose qui ne contredit pas la théorie marxiste, mais la confirme au contraire de la manière la plus éclatante.
En effet, s’il faut définir économiquement la fondation de sociétés par actions, on dira que ce phénomène consiste d’une part à réunir un grand nombre de petites fortunes en un grand capital de production ; d’autre part, à séparer la production et la propriété du capital ; par conséquent il réussit à dépasser d’une double manière le mode de production capitaliste sans quitter ses fondements capitalistes. Que signifie donc, en face de ces faits, la statistique citée par Bernstein du grand nombre des actionnaires participant à une entreprise ? Elle prouve simplement qu’actuellement une entreprise capitaliste ne correspond pas, comme autrefois, à un seul propriétaire du capital, mais à un nombre de plus en plus considérable de capitalistes et que, par conséquent, la notion économiste de » capitaliste » ne recouvre plus un individu isolé, elle signifie donc que le capitaliste industriel d’aujourd’hui est une personne collective composée de centaines et même de milliers d’individus, que la catégorie capitaliste elle-même est devenue, dans les cadres de l’économie capitaliste, une catégorie sociale, qu’elle est socialisée.
Comment expliquer alors l’erreur de Bernstein qui voit dans le phénomène des sociétés par actions une dispersion et non une concentration du capital, et qui aperçoit l’extension de la propriété capitaliste là où Marx voyait tout au contraire la » suppression de cette même propriété » ? Cette erreur s’explique par une confusion économique très simple : pour Bernstein la notion de capitaliste recouvre non pas une catégorie de la production mais du droit de propriété, non pas une unité économique mais une unité fiscale et par capital il entend non pas un facteur de la production, mais simplement une certaine fortune en argent. C’est pourquoi dans l’exemple qu’il cite du trust anglais du fil, il voit, non pas la fusion de 12 300 individus en une seule personne collective, mais 12 300 capitalistes individuels ; c’est pourquoi son ingénieur Schulze qui a reçu du rentier Müller, en guise de dot pour sa femme, » un grand nombre d’actions » (p. 54) est à ses yeux un capitaliste. C’est pourquoi le monde entier lui paraît fourmiller de » capitalistes « ((Bernstein voit manifestement dans la grande diffusion des petites actions une preuve que la richesse sociale commence à verser sa pluie de bienfaits sur les petites gens. En effet, qui pourrait, sinon les petits-bourgeois ou même les ouvriers, acheter des actions pour la bagatelle d’une livre sterling ou de vingt marks ! Malheureusement cette hypothèse repose sur une erreur de calcul : on opère avec la valeur nominale des actions au lieu d’opérer avec leur valeur marchande, ce qui est tout différent. Sur le marché minier on a traité entre autres les mines sud-africaines du Rand, les actions, tout comme la plupart des valeurs minières d’une livre sterling, soit 20 marks papier. Mais elles coûtaient déjà en 1899 trois livres sterling (voir les cours de la fin du mois de mars), c’est-à-dire non pas 20 mais 860 marks ! Il en est à peu près de même partout. En réalité, les petites actions sont donc, bien qu’elles aient l’air si démocratiques, des » bons sur la richesse sociale » tout à fait bourgeois et nullement petit-bourgeois ou prolétariens car ce n’est que par une toute petite minorité d’actionnaires qu’elles sont achetées à leur valeur nominale.)) Mais cette confusion héritée de l’économie vulgaire sert à Bernstein de base théorique à une » vulgarisation » du socialisme. En transférant la notion de capitaliste de la sphère de la production dans celle de la propriété, et en » parlant d’hommes au lieu de parler d’entrepreneurs » (p. 53), Bernstein transfère également le socialisme du domaine de la production dans le domaine des rapports de fortune ; il transforme les rapports entre le capital et le travail en rapports entre riches et pauvres.
Nous voilà ramenés de Marx et d’Engels à l’auteur de l’Evangile du pauvre pécheur, avec cette différence que Weitling, avec son sûr instinct de prolétaire, voyait précisément dans cet antagonisme entre riches et pauvres les antagonismes de classe sous leur forme primitive ; il entendait en faire un levier du socialisme ; Bernstein, lui, voit la réalisation du socialisme dans la transformation des pauvres en riches, c’est-à-dire dans l’atténuation des antagonismes de classe ; il s’engage donc dans une voie petite-bourgeoise.
Il est vrai que Bernstein ne se borne pas à la statistique des revenus. Il nous fournit également des statistiques d’entreprises, dans plusieurs pays : l’Allemagne, la France, l’Angleterre, la Suisse, l’Autriche, et les Etats-Unis. Mais que valent ces statistiques ? Il ne compare pas les chiffres de différentes périodes dans chaque pays, mais de chaque période dans différents pays, il ne compare pas par conséquent – à l’exception de l’Allemagne, où il reprend sa vieille comparaison entre les années 1895 et 1882 – la statistique d’un des pays déterminés à différentes époques, mais seulement les chiffres absolus pour différents pays (pour l’Angleterre en 1891, pour la France en 1894, et pour les Etats-Unis en 1890, etc.). Il aboutit à la conclusion que si » la grande exploitation domine effectivement aujourd’hui l’industrie, elle ne représente cependant, en y incluant les entreprises qui dépendent d’elle, même dans un pays aussi développé que la Prusse, que la moitié tout au plus de la population occupée dans la production « . Il en est de même pour l’Allemagne, l’Angleterre, la Belgique, etc.
Ce qu’il démontre ainsi, ce n’est manifestement pas telle ou telle tendance du développement économique, mais seulement le rapport absolu des forces des différentes formes d’entreprises ou des différentes classes professionnelles. Il prétend prouver ainsi la possibilité de réaliser le socialisme, mais son argumentation se fonde sur la thèse selon laquelle ce qui décide de l’issue de la bataille sociale, c’est le rapport des forces numériques matérielles, des éléments qui s’affrontent ; par conséquent, la seule violence. Bernstein, qui partout ailleurs n’a pas assez d’invectives contre le blanquisme, tombe lui-même dans la plus grossière erreur blanquiste. Avec cette différence toutefois que les blanquistes, qui sont de tendance socialiste révolutionnaire, partent du postulat de la possibilité de la réalisation économique du socialisme et fondent sur ce postulat les chances de victoire d’une révolution violente, même accomplie par une petite minorité ; Bernstein au contraire conclut de la majorité numérique insuffisante du peuple à l’impossibilité de la réalisation économique du socialisme. La social-démocratie n’attend pas la réalisation du but final de la violence victorieuse d’une minorité, pas plus que de la supériorité numérique de la majorité ; c’est la nécessité économique – et la conscience de cette nécessité – qui conduira au renversement du capitalisme par les masses populaires ; l’expression la plus visible de cette nécessité est l’anarchie capitaliste.
Quant à cette question décisive de l’anarchie dans l’économie capitaliste, Bernstein lui-même ne nie que les grandes crises générales mais non pas les crises partielles, ou nationales. Ce faisant, il conteste qu’il y ait beaucoup d’anarchie ; il admet l’existence d’un peu d’anarchie. Il en est de l’économie capitaliste, pour Bernstein, comme, pour citer Marx, de cette vierge folle avec son enfant » qui était tout petit « . Mais le malheur, dans une affaire comme celle-ci, c’est que peu ou beaucoup d’anarchie reviennent absolument au même. Si Bernstein admet l’existence d’un peu d’anarchie, le mécanisme de l’économie marchande provoque automatiquement l’extension monstrueuse de cette anarchie – jusqu’à ce que le système s’effondre. Mais si Bernstein espère que tout en restant dans le cadre de l’économie marchande ce petit jeu d’anarchie cèdera la place à l’ordre et à l’harmonie, il tombe à son tour dans l’une des erreurs fondamentales de l’économie bourgeoise vulgaire, en regardant le mode d’échange comme indépendant du mode de production.
Nous ne prétendons pas montrer ici dans toute son ampleur la confusion surprenante que Bernstein manifeste dans son livre à propos des principes les plus élémentaires de l’économie politique. Mais il est un point à traiter à propos de la question fondamentale de l’anarchie capitaliste et que nous devons éclairer brièvement.
Bernstein déclare que la loi de la valeur-travail de Marx est une simple abstraction ; ce terme, en économie politique, a manifestement pour lui la valeur d’une injure. Or si la valeur travail est une simple abstraction, » une construction de l’esprit « , tout citoyen normal ayant fait son service militaire, payant régulièrement ses impôts, a le même droit que Marx d’inventer n’importe quelle sottise pour en faire une » construction de l’esprit » telle que la loi de la valeur. » Marx a le droit de faire abstraction des qualités des marchandises pour en faire de simples incarnations de quantités de ce travail humain, aussi bien que les économistes de l’école de Boehm-Jevons((Jevons, philosophe et économiste anglais (1835-1882). Partisan de la théorie de l’utilité marginale. L’école marginaliste pratiquait le recours systématique aux mathématiques. (Theory of Practical Economy 1871). Boehm, plus souvent appelé par son nom complet Boehm-Bawerk, économiste autrichien (1851-1914). Fondateur de l’école autrichienne de l’utilité marginale. Auteur de Kapital und Kapitalzins (1884-1889), Macht oder ökonomisches Gesetz (1924-1926).)), celui de faire abstraction de toutes les qualités des marchandises en ne gardant que leur utilité. «
Par conséquent le travail social de Marx et l’utilité abstraite de Menger((Carl Menger, économiste autrichien (1840-1921). Membre de l’école psychologique autrichienne. Auteur de la théorie de la » moindre jouissance « , qu’il défend dans les Principes d’économie politique (1871), proches des théories de Jevons.)) se valent à ses yeux, il s’agit dans les deux cas d’une pure abstraction. Mais Bernstein oublie complètement que l’abstraction de Marx n’est pas une invention pure et simple mais une découverte, sortie non pas de la tête de Marx, mais de l’économie marchande, qu’elle n’a pas une existence imaginaire, mais une existence sociale réelle, si réelle qu’elle peut être découpée, pesée et monnayée. Le travail humain abstrait découvert par Marx n’est rien d’autre sous une forme développée que l’argent, c’est là une des découvertes économiques les plus géniales de Marx ; en revanche, pour toute l’économie politique bourgeoise, du premier des mercantilistes jusqu’au dernier des classiques, l’argent a gardé son caractère mystique qui en fait une énigme insoluble.
Par contre, l’idée de l’utilité abstraite, chère à Boehm et à Jevons, n’est effectivement qu’une construction de l’esprit, ou plutôt une construction du néant intellectuel, une sottise dont on ne peut rendre responsable ni la société capitaliste ni aucune autre société humaine, mais uniquement l’économie vulgaire bourgeoise elle-même. Avec cette belle » construction de l’esprit « , Bernstein, Boehm et Jevons et toute leur communauté mystique peuvent bien rester cois pendant vingt ans encore devant le mystère de l’argent : ils n’en découvriront rien d’autre que ce que savait déjà n’importe quel savetier : à savoir que l’argent est chose » utile « .
Ainsi Bernstein s’est interdit tout moyen de comprendre la théorie marxienne de la valeur. Or il est bien évident pour ceux qui connaissent tant soit peu la doctrine économique de Marx, que sans la loi de la valeur l’ensemble du système reste incompréhensible ; soyons plus concrets : si on ne comprend pas le caractère de la marchandise et de l’échange, l’économie capitaliste et ses rapports restent nécessairement mystérieux. Grâce à quelle clé magique Marx a-t-il réussi à pénétrer les secrets les plus profonds de tous les phénomènes capitalistes, à résoudre comme en se jouant des problèmes dont les plus grands esprits de l’économie politique bourgeoise, tels que Smith et Ricardo ne soupçonnaient même pas l’existence ? C’est simplement qu’il a conçu l’économie capitaliste tout entière comme un phénomène historique, dont l’histoire s’étend non seulement derrière elle, comme l’admettait à la rigueur l’économie classique, mais aussi devant elle ; c’est d’avoir considéré non seulement le passé, l’économie féodale, mais aussi l’avenir socialiste. Le secret de la théorie de la valeur chez Marx, de son analyse de l’argent, de sa théorie du capital, du taux de profit, et par conséquent de tout le système économique actuel, est la découverte du caractère éphémère et transitoire de l’économie capitaliste, son effondrement et par conséquent – ceci n’en est que l’aspect complémentaire – le but final socialiste. C’est uniquement parce que Marx considérait l’économie capitaliste en sa qualité de socialiste, c’est-à-dire du point de vue historique, qu’il put en déchiffrer les hiéroglyphes ; c’est parce qu’il se plaçait à un point de vue socialiste, pour analyser scientifiquement la société bourgeoise, qu’il put à son tour donner une base scientifique au socialisme.
C’est en sachant cela qu’il faut juger les observations de Bernstein à la fin de son livre, où il se plaint de la » dualité » » qui se manifeste à travers l’œuvre monumentale de Marx « , » dualité dans le caractère de l’œuvre qui, d’une part veut être une étude scientifique, et d’autre part prétend prouver une thèse toute faite antérieure à la rédaction du livre ; thèse qui se fonde sur un schéma préétabli contenant déjà le résultat, devrait être l’aboutissement de l’étude même. Le retour au Manifeste communiste [c’est-à-dire le but final socialiste R. L. !] montre ici l’existence d’un reste d’utopisme dans la doctrine de Marx » (p. 77).
En qualifiant la dualité théorique de Marx de » survivance de l’utopisme « , Bernstein avoue naïvement qu’il nie la dualité historique existant dans la société bourgeoise, les antagonismes capitalistes de classe, il avoue que le socialisme lui-même n’est à ses yeux qu’une » survivance de l’utopisme « . Le » monisme « , l’unité de Bernstein, c’est l’unité du régime capitaliste voué à l’éternité, l’unité du socialiste qui a renoncé au but final et voit dans la société bourgeoise une et inébranlable l’étape ultime de l’évolution de l’humanité.
Mais puisqu’il ignore dans la structure économique du capitalisme la dualité, le germe du socialisme, il lui faut pour sauver le programme socialiste, au moins dans sa forme, avoir recours à une construction idéaliste, extérieure à l’évolution économique et faire du socialisme, de phase historique déterminée du développement social qu’il est en réalité, un principe abstrait.
Le principe bernsteinien du coopératisme, dont il prétend orner l’économie capitaliste, cette maigre décantation du but final socialiste, apparaît comme une concession de sa théorie bourgeoise faite non pas à l’avenir socialiste de la société, mais au passé socialiste de Bernstein.