Réforme sociale ou révolution ?
Rosa Luxembourg
Deuxième partie
5. L’opportunisme en théorie et en pratique
Le livre de Bernstein a eu pour le mouvement ouvrier allemand et international une grande importance historique : il a constitué la première tentative pour donner aux courants opportunistes, à la social-démocratie, une base théorique.
Si l’on tient compte de certaines manifestations sporadiques qui se sont fait jour – nous pensons par exemple à la fameuse question de la subvention accordée aux compagnies maritimes((C’est en 1884 et 1885 que fut discutée au Parlement la question de la subvention que Bismarck voulait accorder aux compagnies maritimes, en particulier celles qui reliaient les premières (ou futures) colonies allemandes à la métropole. La social-démocratie allemande fut très divisée sur ce problème. )) – les tendances opportunistes à l’intérieur de notre mouvement remontent assez loin. Mais c’est seulement en 1890 qu’on voit se dessiner une tendance déclarée et unique en ce sens : après l’abolition de la loi d’exception contre les socialistes, quand la social-démocratie eut reconquis le terrain de la légalité. Le socialisme d’Etat à la Vollmar , le vote du budget en Bavière((Vote du budget en Bavière : À partir des années 90 fut introduite la tradition dans le parti socialiste en Bavière de voter le budget du Land. C’était contraire à la tradition du Parti dans son ensemble : au Reichstag les députés socialistes refusaient chaque année en bloc le budget. Wolfgang Heine (1861-1944) socialiste allemand. Député au Reichstag. Rédacteur à la revue Sozialistische Monatshefte, appartenait à l’aile droite du parti. Schippel (1859-1928) appartint au groupe révisionniste. Rédacteur aux Sozialistische Monatshefte, partisan d’un certain protectionnisme. )) , le socialisme agraire d’Allemagne du Sud, les projets de Heine tendant à l’établissement d’une politique de marchandage, les vues de Schippel sur la politique douanière et la milice : telles sont les principales étapes qui jalonnent la voie de la pratique opportuniste.
Le signe distinctif de l’opportunisme, c’est d’abord l’hostilité à la » théorie « . C’est tout naturel, puisque notre » théorie » – c’est-à-dire les principes du socialisme scientifique – pose des limites très fermes à l’action pratique à la fois quant aux objectifs visés, aux moyens de lutte, et enfin au mode de lutte lui-même.
Aussi ceux qui ne recherchent que les succès pratiques ont-ils tout naturellement tendance à réclamer la liberté de manœuvre, c’est-à-dire à séparer la pratique de la » théorie « , à s’en rendre indépendants.
Mais à chaque tentative d’action pratique la théorie leur retombait sur la tête : le socialisme d’Etat, le socialisme agraire, la politique de marchandage, le problème de la milice, autant de défaites pour l’opportunisme. Bien évidemment, pour affirmer son existence contre nos principes, ce courant devait en toute logique finir par s’en prendre à la théorie elle-même, aux principes, et plutôt que de les ignorer chercher à les ébranler et à construire sa propre théorie. La théorie de Bernstein fut une tentative de cet ordre ; aussi avons-nous vu au Congrès de Stuttgart tous les éléments opportunistes se grouper autour de la bannière de Bernstein.
Si les divers courants de l’opportunisme pratique sont un phénomène très naturel, explicable par les conditions de notre lutte et la croissance de notre mouvement, la théorie de Bernstein est par ailleurs une tentative non moins naturelle pour réunir ces courants en une expression théorique générale, pour découvrir une base théorique qui leur soit propre et rompre en lice avec le socialisme scientifique. La doctrine bernsteinienne servit donc de légitimation scientifique à l’opportunisme et le soumit à l’épreuve du feu. Comment l’opportunisme soutint-il cette épreuve ? Nous l’avons vu : l’opportunisme n’est pas en mesure de construire une théorie positive qui résiste, si peu que ce soit, à la critique. Il n’est capable que de s’attaquer d’abord à certains principes isolés de la doctrine marxiste ; mais comme cette doctrine constitue un édifice solidement assemblé, il finit par abattre le système tout entier, du dernier étage aux fondations. Ce qui prouve que l’opportunisme pratique est incompatible, par sa nature et ses fondements, avec le système marxiste.
Mais cela prouve également que l’opportunisme est incompatible avec le socialisme en général ; sa tendance intime le porte à orienter le mouvement ouvrier dans la voie bourgeoise, autrement dit à paralyser complètement la lutte de classes prolétarienne. Sans doute, si on les considère dans une perspective historique, la lutte de classes prolétarienne et le système marxiste ne sont-ils pas identiques. Avant Marx et indépendamment de lui il y a eu un mouvement ouvrier et divers systèmes socialistes ; ceux-ci, chacun à sa manière et selon les conditions de l’époque, traduisaient sur le plan théorique les aspirations à l’émancipation de la classe ouvrière. Tous les éléments de la doctrine de Bernstein se trouvent déjà dans des systèmes antérieurs au marxisme : un socialisme fondé sur des notions morales de justice, la lutte contre le mode de répartition des richesses plutôt que contre le mode de production ; une conception des antagonismes de classes réduits à l’antagonisme entre pauvres et riches ; la volonté de greffer sur l’économie marxiste le système du » coopératisme « . Or, en leur temps, ces théories malgré leur insuffisance, étaient des théories authentiques de la lutte de classes prolétarienne ; elles furent l’alphabet historique dans lequel le prolétariat apprit à lire.
Mais après l’évolution de la lutte des classes et de ses conditions sociales, une fois ces théories abandonnées, et les principes du socialisme scientifique formulés – il ne peut exister, en Allemagne du moins, d’autre socialisme que le socialisme marxiste ni d’autre lutte de classe socialiste que celle de la social-démocratie. Revenir aux théories socialistes antérieures à Marx, ce n’est pas seulement revenir au b a ba, au premier grand alphabet du prolétariat, c’est ânonner le catéchisme anachronique de la bourgeoisie.
La théorie de Bernstein fut la première tentative, mais aussi la dernière, pour donner à l’opportunisme une base théorique. Nous disons » la dernière » parce qu’avec la doctrine bernsteinienne l’opportunisme est allé si loin – à la fois négativement dans l’abjuration du socialisme scientifique et positivement dans la confusion théorique, l’assemblage incohérent de tous les éléments disponibles des autres systèmes – qu’il ne lui reste rien à ajouter. Le livre de Bernstein marque la fin de l’évolution théorique de l’opportunisme, il en tire les dernières conséquences.
La doctrine marxiste est non seulement capable de le réfuter théoriquement mais encore elle est seule en mesure d’expliquer ce phénomène historique qu’est l’opportunisme à l’intérieur de l’évolution du parti. La progression historique du prolétariat jusqu’à la victoire n’est effectivement pas une chose si simple. L’originalité de ce mouvement réside en ceci : pour la première fois dans l’histoire, les masses populaires décident de réaliser elles-mêmes leur volonté en s’opposant à toutes les classes dominantes ; par ailleurs, la réalisation de cette volonté, elles la situent au-delà de la société actuelle, dans un dépassement de cette société. L’éducation de cette volonté ne peut se faire que dans la lutte permanente contre l’ordre établi et à l’intérieur de cet ordre. Rassembler la grande masse populaire autour d’objectifs situés au-delà de l’ordre établi ; allier la lutte quotidienne avec le projet grandiose d’une réforme du monde, tel est le problème posé au mouvement socialiste ; ce qui doit guider son évolution et sa progression, c’est le souci d’éviter deux écueils : il ne doit sacrifier ni son caractère de mouvement de masse, ni le but final ; il doit éviter à la fois de retomber à l’état de secte et de se transformer en un mouvement réformiste bourgeois ; il lui faut se garder à la fois de l’anarchisme et de l’opportunisme.
L’arsenal théorique du marxisme nous offre sans doute depuis plus d’un demi-siècle des armes capables de parer à l’un et à l’autre de ces dangers opposés. Mais notre mouvement est un mouvement de masse et les dangers qui le menacent ne sont pas l’invention de cerveaux individuels, mais le produit de conditions sociales ; aussi la doctrine marxiste ne pouvait-elle à l’avance, une fois pour toutes, nous mettre à l’abri des déviations anarchistes ou opportunistes : c’est seulement quand les déviations sont passées dans la pratique qu’elles peuvent être surmontées par le mouvement lui-même – mais seulement à l’aide des armes fournies par Marx.
La social-démocratie a déjà surmonté le moins grave de ces deux dangers, la maladie infantile anarchiste, avec le » mouvement des indépendants((Le » mouvement des Indépendants » est issu du groupe des » Junge » de tendance anarchiste, à l’intérieur du S.P.D. )) « . Elle est en train de surmonter actuellement le second et le plus grave de ces maux : l’hydropisie opportuniste.
Si l’on considère l’expansion énorme prise par le mouvement au cours des dernières années et le caractère complexe des conditions où devait s’engager la lutte ainsi que des objectifs qu’elle devait se donner, il était inévitable que se manifeste à un moment donné un certain flottement : scepticisme quant à la possibilité d’atteindre les grands objectifs finaux, hésitations quant à l’élément théorique du mouvement. Le mouvement ouvrier ne peut ni ne doit progresser autrement ; les instants d’hésitation, de crainte, bien loin de surprendre les marxistes, ont été au contraire prévus et prédits depuis bien longtemps par Marx :
» Les révolutions bourgeoises « , écrivait Marx, il y a un demi-siècle dans son Dix-huit Brumaire, » comme celles du XVIII° siècle, se précipitent rapidement de succès en succès, leurs effets dramatiques se surpassent à l’envi, hommes et choses semblent sertis dans des feux de diamants, l’enthousiasme extatique est la mentalité quotidienne, mais elles ont la vie courte. Rapidement elles ont atteint leur point culminant, et un long mal aux cheveux s’empare de la société avant qu’elle n’apprenne à s’approprier tranquillement les résultats de sa période orageuse. Les révolutions prolétariennes, par contre, comme celle du XIX° siècle, se critiquent elles-mêmes constamment, interrompent à tout instant leur propre cours, reviennent sur ce qui semble accompli, pour le recommencer à nouveau, raillent impitoyablement les insuffisances, les faiblesses et les misères de leurs premières tentatives, paraissent n’abattre leur adversaire que pour que, tirant de la terre des forces nouvelles, il se dresse à nouveau, plus gigantesque en face d’elles, prennent constamment peur à nouveau devant l’immensité infinie de leur propre but, jusqu’à ce que soit créée la situation qui rend impossible tout retour en arrière et que les circonstances elles-mêmes leur crient :
» Hic Rhodus, hic salta ! «
» C’est ici qu’est la rose ! c’est ici qu’il faut danser((Marx, Le Dix-huit brumaire de Louis Bonaparte, trad. Molitor, p. 154. La traduction respecte le contresens fait par Marx sur le proverbe latin tiré de la fable d’Esope et dont le sens est : C’est ici qu’est Rhodes, saute ! ))! «
Ceci n’a pas cessé d’être vrai, même après qu’ait été édifiée la théorie du socialisme scientifique. Le mouvement prolétarien n’en est pas pour autant devenu d’un seul coup, même en Allemagne, socialiste ; il le devient peu à peu chaque jour, il le devient en corrigeant les déviations opposées : l’anarchisme, l’opportunisme ; l’une et l’autre erreur ne sont que des phases du mouvement socialiste considéré comme un processus continu.
Dans cette perspective ce n’est pas tant l’apparition d’un courant opportuniste qui doit surprendre, c’est plutôt sa faiblesse. Tant qu’il ne s’était manifesté qu’à des occasions isolées, à propos de l’action pratique du parti, on pouvait imaginer qu’il s’appuyait sur une base théorique sérieuse.
Mais aujourd’hui, en lisant dans le livre de Bernstein l’expression théorique accomplie de cette tendance, on s’écrie avec stupéfaction : Comment ? C’est tout ce que vous avez à dire ? Pas l’ombre d’une pensée originale ! Pas une idée que le marxisme n’ait, il y a des dizaines d’années, réfutée, écrasée, raillée, réduite en poussière ! Il a suffi que l’opportunisme prît la parole pour démontrer qu’il n’avait rien à dire. C’est là ce qui fait, pour l’histoire du parti, toute l’importance du livre de Bernstein.
Bernstein a abandonné les catégories de pensée du prolétariat révolutionnaire, la dialectique et la conception matérialistes de l’histoire ; or, c’est à elles qu’il doit les circonstances atténuantes de son revirement. Car seules la dialectique et la conception matérialistes de l’histoire peuvent le faire apparaître, dans leur grande magnanimité, pour ce qu’il a été inconsciemment : l’instrument prédestiné qui, en révélant à la classe ouvrière une défaillance passagère de son élan, l’a forcée à le rejeter loin d’elle d’un geste de mépris railleur((La première édition se terminait par les deux paragraphes suivants que Rosa Luxemburg a supprimés parce qu’ils ne lui paraissaient plus opportuns. Nous en donnons ici la traduction :
» Nous avons dit : le mouvement devient socialiste en corrigeant les déviations anarchistes et opportunistes qui sont un produit inévitable de sa croissance. Mais les surmonter ne signifie pas laisser tout faire en toute tranquillité comme il plaît à Dieu. Surmonter le courant opportuniste actuel signifie le rejeter.
Bernstein termine son livre par le conseil donné au parti : qu’il ose paraître ce qu’il est : c’est-à-dire un parti réformiste, socialiste et démocrate. Le parti, c’est-à-dire son organe suprême, le Congrès devrait, à notre avis, suivre ce conseil en proposant à Bernstein de paraître à son tour ce qu’il est : un progressiste démocrate petit-bourgeois. »
Ce passage indique donc que Rosa Luxemburg jugeait opportune, en 1899, l’exclusion de Bernstein et des révisionnistes. En 1908 cette exigence avait perdu toute actualité, le révisionnisme semblait définitivement vaincu.)).