Réforme sociale ou révolution ?
Rosa Luxembourg
Préface
Le titre de cet ouvrage peut surprendre au premier abord. Réforme sociale ou révolution ? La social-démocratie peut-elle donc être contre les réformes sociales ? Ou peut-elle opposer la révolution sociale, le bouleversement de l’ordre établi, qui est son but final, à la réforme sociale ? Assurément non ! Pour la social-démocratie, lutter à l’intérieur même du système existant, jour après jour, pour les réformes, pour l’amélioration de la situation des travailleurs, pour des institutions démocratiques, c’est la seule manière dᾀ?engager la lutte de classe prolétarienne et de s’orienter vers le but final, c’est-à-dire de travailler à conquérir le pouvoir politique et à abolir le système du salaire. Entre la réforme sociale et la révolution, la social-démocratie voit un lien indissoluble : la lutte pour la réforme étant le moyen, et la révolution sociale le but.
Ces deux éléments du mouvement ouvrier, nous les trouvons opposés pour la première fois dans les thèses d’Edouard Bernstein, telles qu’elles sont exposées dans ses articles sur les » Problèmes du socialisme « , parus dans la Neue Zeit en 1897-1898, ou encore dans son ouvrage intitulé : Die Vorausssetzungen des Sozialismus und die Aufgaben der Sozialdemokratie((Paru en français sous le titre : Socialisme théorique et social-démocratie pratique, Paris, Stock 3° éd. 1912.)). Sa théorie tout entière tend pratiquement à une seule chose : à nous faire abandonner le but final de la social-démocratie, la révolution sociale, et à faire inversement de la réforme sociale, simple moyen de la lutte de classe, son but ultime. Bernstein lui-même a formulé ses opinions de la façon la plus nette et la plus caractéristique, écrivant : « Le but final, quel qu’il soit, n’est rien, le mouvement est tout « .
Or, le but final du socialisme est le seul élément décisif distinguant le mouvement socialiste de la démocratie bourgeoise et du radicalisme bourgeois, le seul élément qui, plutôt que de donner au mouvement ouvrier la vaine tâche de replâtrer le régime capitaliste pour le sauver, en fait une lutte de classe contre ce régime, pour l’abolition de ce régime ; ceci étant, l’alternative posée par Bernstein : « réforme sociale ou révolution » équivaut pour la social-démocratie à la question : être ou ne pas être.
Dans la controverse avec Bernstein et ses partisans, ce qui est en jeu – et chacun, dans le parti, doit en être conscient – c’est non pas telle ou telle méthode de lutte, non pas l’emploi de telle ou telle tactique, mais l’existence tout entière du mouvement socialiste.
Or, il est doublement important pour les travailleurs d’en avoir conscience parce que c’est d’eux, très précisément, qu’il s’agit et de leur influence dans le mouvement, parce que c’est leur propre peau qu’on veut vendre ici. Le courant opportuniste à l’intérieur du parti, qui a trouvé, grâce à Bernstein, sa formulation théorique, n’est rien d’autre qu’une tentative inconsciente d’assurer la prédominance aux éléments petit-bourgeois venus au parti, et d’infléchir la pratique, de transformer les objectifs du parti dans leur esprit.
L’alternative : réforme sociale ou révolution, but final ou mouvement, est, sous une autre face, l’alternative du caractère petit-bourgeois ou prolétarien du mouvement ouvrier.