A propos de la stratégie des communistes Russes
Staline
2. Le plan stratégique
1. Les tournants historiques. Les plans stratégiques
La stratégie du Parti n’est pas quelque chose de constant, qui serait donné une fois pour toutes. Elle change avec les tournants de l’histoire, avec les transformations historiques.
Ces changements se traduisent par l’établissement, pour chaque tournant historique, d’un plan stratégique particulier, qui lui correspond et qui reste en vigueur durant toute la période comprise entre deux tournants. Le plan stratégique comporte la détermination de l’axe de l’effort principal des énergies révolutionnaires et le schéma de la disposition adéquate de millions d’hommes sur le front social.
Naturellement, un plan stratégique bon pour une période historique qui a ses caractères propres, ne saurait convenir à une autre période dont les particularités sont toutes autres. A chaque tournant historique correspond le plan stratégique nécessaire pour lui et adapté à ses besoins.
On peut en dire autant par rapport à l’art militaire. Le plan stratégique élaboré contre Koltchak ne pouvait convenir à la campagne contre Denikine ; cette fois, il en fallait un autre, lequel, à son tour, ne pouvait servir, disons, pour la guerre de 1920 contre les Polonais puisque les axes d’effort principaux, aussi bien que les schémas relatifs à la disposition du gros des forces, ne pouvaient manquer de différer dans ces trois cas.
L’histoire russe contemporaine a connu trois tournants principaux qui ont donné naissance, dans la vie de notre Parti, à trois plans stratégiques différents. Nous croyons devoir les retracer brièvement pour montrer comment le Parti, d’une façon générale, change ses plans stratégiques en fonction des mouvements nouveaux de l’histoire.
2. Le premier tournant historique et l’orientation sur la révolution démocratique bourgeoise en Russie
Ce tournant a commencé au début du XX° siècle, pendant la guerre russo-japonaise, quand la défaite des armées tsaristes et les grèves politiques grandioses des ouvriers russes eurent mis en branle et précipité dans la lutte politique toutes les classes de la population. Il a pris fin lors de la révolution de février 1917.
Au cours de cette période, deux plans stratégiques se sont affrontés au sein de notre Parti : celui des menchéviks (Plékhanov-Martov, 1905) et celui des bolchéviks (le camarade Lénine, 1905).
La stratégie menchévik prévoyait que le coup principal contre le tsarisme serait porté par une coalition de la bourgeoisie libérale et du prolétariat.
Partant du fait que la révolution était alors considérée comme bourgeoise, ce plan attribuait l’hégémonie (la direction) du mouvement à la bourgeoisie libérale et vouait le prolétariat au rôle d’ »opposition d’extrême-gauche », de « stimulant » de la bourgeoisie, en perdant de vue, ou presque, le fait que la paysannerie était l’une des forces révolutionnaires essentielles.
On conçoit sans peine que ce plan était foncièrement utopique, puisqu’il laissait de côté les millions de paysans dans un pays comme la Russie ; il était réactionnaire, puisqu’il confiait le sort de la révolution à la bourgeoisie libérale (hégémonie de la bourgeoisie) ; celle-ci, en effet, était toujours prête à mettre fin, en transigeant avec le tsarisme, à la révolution, dont la victoire complète ne l’intéressait nullement.
La stratégie bolchévik (voir Deux Tactiques ((Lénine : Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique (voir Oeuvres, 4° édition, tome IX, pp. 1-119).)) du camarade Lénine) prévoyait que le coup principal de la révolution contre le tsarisme serait porté par une coalition du prolétariat et de la paysannerie, la bourgeoisie libérale étant neutralisée.
Partant du fait que la bourgeoisie libérale n’était pas intéressée à la victoire complète de la révolution démocratique bourgeoise, qu’à la victoire de la révolution elle préférait une transaction avec le tsarisme aux dépens des ouvriers et des paysans, ce plan attribuait l’hégémonie du mouvement révolutionnaire au prolétariat, seule classe de la Russie qui fût révolutionnaire jusqu’au bout.
Ce plan avait ceci de remarquable que non seulement il tenait un compte correct des forces motrices de la révolution, mais il renfermait en germe l’idée de la dictature du prolétariat (hégémonie du prolétariat) ; il prévoyait d’une façon géniale la phase suivante, la phase supérieure, de la révolution de Russie et facilitait le passage à cette phase.
Le cours ultérieur de la révolution jusqu’en février 1917 a confirmé entièrement la justesse de ce plan stratégique.
3. Le deuxième tournant historique et l’orientation sur la dictature du prolétariat en Russie
Le deuxième tournant a commencé avec la révolution de février 1917, après le renversement du tsarisme ; à ce moment, la guerre impérialiste avait mis à nu les plaies mortelles du capitalisme dans le monde entier ; la bourgeoisie libérale, incapable de prendre la direction effective du pays, avait dû se contenter d’un pouvoir tout formel (Gouvernement provisoire) ; les Soviets des députés ouvriers et soldats, qui détenaient en fait le pouvoir, manquaient d’expérience et manquaient aussi de la volonté de faire de ce pouvoir l’usage nécessaire ; les soldats du front, les ouvriers et les paysans de l’arrière gémissaient sous le poids de la guerre et de la ruine économique ; le régime de la « dualité du pouvoir » et de la « commission de contacts » ((La « Commission de contact », composée de Tchkhéïdzé, Steklov, Soukhanov, Philippovski et Skobélev (et, par la suite, de Tchernov et de Tsérétéli), avait été désignée par le Comité exécutif (d’opinion menchévik et socialiste-révolutionnaire) du Soviet des députés ouvriers et soldats de Pétrograd, le 7 mars 1917, pour entrer en contact avec le Gouvernement provisoire, « influer » sur lui et « contrôler » son activité.
En fait, la « commission de contact » aida le Gouvernement provisoire à appliquer sa politique bourgeoise et essaya de détourner les masses ouvrières de la lutte révolutionnaire active tendant à faire passer tout le pouvoir aux Soviets. Elle subsista jusqu’en mai 1917, date à laquelle les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires se firent représenter directement au Gouvernement provisoire.)), déchiré par ses contradictions internes et également incapable de faire la guerre ou la paix, loin de trouver une « issue à l’impasse », ne faisait qu’ajouter à la confusion.
Cette période s’est terminée par la Révolution d’octobre 1917.
Deux plans stratégiques s’affrontaient alors au sein des Soviets : le plan des menchéviks et des socialistes-révolutionnaires, d’une part, le plan bolchévik, d’autre part.
La stratégie menchévik et socialiste-révolutionnaire qui, les premiers temps, hésitait entre les Soviets et le Gouvernement provisoire, entre la révolution et la contre-révolution, s’est cristallisée définitivement lors de l’ouverture de la Conférence démocratique (septembre 1917).
Elle visait à écarter, peu à peu mais sans relâche, les Soviets du pouvoir, et à concentrer tout le pouvoir dans le pays entre les mains d’un « Préparlement », préfiguration du futur parlement bourgeois. Les questions de la paix et de la guerre, les questions agraire et ouvrière, ainsi que la question nationale, étaient ajournées jusqu’à la convocation d’une Assemblée constituante, elle-même ajournée sine die.
« Tout le pouvoir à l’Assemblée constituante ! » : c’est ainsi que les socialistes révolutionnaires et les menchéviks formulaient leur plan stratégique. C’était un plan qui préparait la dictature de la bourgeoisie, dictature bien peignée et bien pommadée, il est vrai, et « parfaitement démocratique », mais qui n’en était pas moins une dictature de la bourgeoisie.
La stratégie bolchévik (voir les Thèses du camarade Lénine publiées en avril 1917 ((Lénine : Les tâches du prolétariat dans notre révolution (voir Oeuvres, 4° édition, tome XXIV, pp. 1-7).))) prévoyait que le coup primordial serait porté par les forces réunies du prolétariat et de la paysannerie pauvre, afin de liquider le pouvoir de la bourgeoisie et d’organiser la dictature du prolétariat sous la forme d’une république des Soviets.
Rupture avec l’impérialisme et sortie de la guerre ; affranchissement des nationalités opprimées de l’ancien Empire russe ; expropriation des grands propriétaires fonciers et des capitalistes ; préparation des conditions permettant d’organiser une économie socialiste : tels étaient les éléments du plan stratégique des bolchéviks durant cette période.
« Tout le pouvoir aux Soviets ! » : c’est ainsi que les bolchéviks formulaient alors leur plan stratégique. Il avait ceci d’important que, non seulement il tenait un compte correct des forces motrices de la révolution nouvelle, de la révolution prolétarienne, en Russie, mais il facilitait et accélérait le déclenchement d’un mouvement révolutionnaire en Occident.
Le cours ultérieur des événements jusqu’à la Révolution d’Octobre a confirmé entièrement la justesse de ce plan stratégique.
4. Le troisième tournant historique et l’orientation sur la révolution prolétarienne en Europe
Le troisième tournant a commencé avec la Révolution d’Octobre ; à ce moment, la lutte à mort que se livraient les deux groupements impérialistes d’Occident avait atteint son point culminant ; il était manifeste que la crise révolutionnaire mûrissait en Occident ; en Russie, le pouvoir bourgeois, ayant fait faillite et empêtré dans ses contradictions, était tombé sous les coups de la révolution prolétarienne ; une fois victorieuse, cette révolution, après avoir rompu avec l’impérialisme et être sortie de la guerre, avait trouvé dans les coalitions impérialistes d’Occident des ennemis jurés ; les actes du nouveau gouvernement soviétique relatifs à la paix, à la confiscation des terres des grands propriétaires fonciers, à l’expropriation des capitalistes et à l’affranchissement des nationalités opprimées lui avaient gagné la confiance de millions de travailleurs du monde entier.
C’était un tournant de portée internationale, puisque pour la première fois le front mondial du Capital était rompu, pour la première fois la question du renversement du capitalisme était posée en pratique.
Par là-même, la Révolution d’Octobre cessait d’être une force purement nationale et russe, pour devenir une force internationale ; et les ouvriers russes, autrefois détachement retardataire du prolétariat international, passaient à son avant-garde, en éveillant par leur lutte pleine d’abnégation les ouvriers d’Occident et les pays opprimés d’Orient.
Ce tournant n’a pas encore atteint le terme de son développement, il ne s’est pas encore effectué à l’échelle internationale ; mais sa teneur et son orientation générale se sont déjà révélées d’une façon suffisamment claire.
Deux plans stratégiques s’affrontaient alors dans les milieux politiques de Russie : le plan des contre-révolutionnaires, qui avaient entraîné dans leurs organisations la partie active des menchéviks et les socialistes-révolutionnaires, et le plan des bolchéviks.
Les contre-révolutionnaires et les éléments actifs des socialistes-révolutionnaires et des menchéviks visaient à grouper dans un même camp tous les mécontents : les officiers de l’ancien régime à l’arrière et au front, les gouvernements nationalistes bourgeois des régions périphériques, les capitalistes et les grands propriétaires fonciers expropriés par la révolution, les agents de l’Entente qui préparaient l’intervention, etc.
Ils s’orientaient sur le renversement d’un pouvoir des Soviets par des soulèvements ou par l’intervention étrangère, et sur la restauration du régime capitaliste en Russie.
Les bolchéviks, au contraire, visaient à consolider la dictature du prolétariat à l’intérieur de la Russie et à étendre la sphère d’action de la révolution prolétarienne à tous les pays du monde en unissant l’effort des prolétaires de Russie à ceux du prolétariat européen et des pays opprimés d’Orient contre l’impérialisme mondial.
Le camarade Lénine a résumé ce plan stratégique en une très remarquable formule, brève et précise, que l’on trouve dans sa brochure La Révolution prolétarienne et le renégat Kautsky : « [Faire] le maximum de ce qui est réalisable dans un seul pays (le sien. – J. S.) POUR le développement, le soutien, l’éveil de la révolution, dans tous les pays(( Lénine : La Révolution prolétarienne et le renégat Kautsky (voir Oeuvres, t. 28, p. 302.) )).
« Ce qui fait la valeur de ce plan stratégique, c’est que non seulement il tenait un compte correct des forces motrices de la révolution mondiale, mais il prévoyait et facilitait l’évolution des choses qui, par la suite, a imposé la Russie soviétique à l’attention du mouvement révolutionnaire du monde entier et a fait d’elle le porte-drapeau de l’émancipation des ouvriers d’Occident et des colonies d’Orient.
Le développement ultérieur de la révolution dans le monde entier et les cinq ans d’existence du pouvoir des Soviets en Russie ont entièrement confirmé la justesse de ce plan stratégique.
Quand on voit, par exemple, les contre-révolutionnaires, les socialistes-révolutionnaires et les menchéviks, qui ont tenté à plusieurs reprises de renverser le pouvoir des Soviets, se morfondre aujourd’hui dans l’émigration, alors que le pouvoir des Soviets et l’organisation prolétarienne internationale deviennent un instrument de première importance de la politique du prolétariat mondial, n’est-il pas manifeste que ces faits plaident en faveur du plan stratégique des bolchéviks ?