Anarchisme ou socialisme
Staline
2. Théorie matérialiste
« Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est, au contraire, leur être social qui détermine leur conscience. » ((Karl Marx : « Préface à la Contribution à la critique de l’économie politique », dans Karl Marx et Friedrich Engels : Etudes philosophiques, p. 73, Editions sociales, Paris, 1951. (N.T.).))
Nous savons maintenant ce qu’est la méthode dialectique. Qu’est-ce que la théorie matérialiste ?
Tout change dans le monde, tout se développe dans la vie, mais comment s’opère ce changement et sous quelle forme s’effectue ce développement ?
Nous savons, par exemple, que la terre était autrefois une masse incandescente ; puis elle s’est refroidie peu à peu ; ensuite sont apparus les plantes et les animaux ; le monde animal s’étant développé, une espèce déterminée de singes fit son apparition, puis, enfin, parut l’homme.
C’est ainsi que s’est développée dans ses grandes lignes la nature.
Nous savons aussi que la vie sociale non plus n’est pas restée figée. Il fut un temps où les hommes vivaient sous le régime du communisme primitif. A cette époque, ils pourvoyaient à leur existence par la chasse primitive, ils erraient dans les forêts et s’y procuraient de la nourriture. Le temps vint où le communisme primitif céda la place au matriarcat ; à cette époque, les hommes subvenaient à leurs besoins surtout en se livrant à la culture primitive du sol. Ensuite, le matriarcat céda la place au patriarcat, époque à laquelle les hommes pourvoyaient à leur existence principalement par l’élevage. Plus tard, le patriarcat céda la place au régime de l’esclavage ; à cette époque, les hommes pourvoyaient à leur existence par une culture du sol relativement plus développée. Au régime de l’esclavage succéda le servage, lequel fit place au régime bourgeois.
C’est ainsi que s’est développée, dans ses grandes lignes, la vie sociale.
Oui, tout cela est connu… Mais comment ce développement s’est-il opéré : est-ce la conscience qui a suscité le développement de la « nature » et de la « société », ou bien, au contraire, est-ce le développement de la « nature » et de la « société » qui a suscité le développement de la conscience ?
C’est ainsi que la théorie matérialiste pose la question.
D’aucuns affirment que la « nature » et la « vie sociale » ont été précédées par une Idée universelle qui, plus tard, s’est trouvée à la base de leur développement, de sorte que l’évolution des phénomènes de la « nature » et de la « vie sociale » est, pour ainsi dire, la forme extérieure, la simple expression du développement de l’Idée universelle.
Telle a été, par exemple, la doctrine des idéalistes, qui, avec le temps, se sont partagés en plusieurs courants.
D’autres affirment que, de tout temps, il a existé dans le inonde deux forces négatrices l’une de l’autre, l’idée et la matière, la conscience et l’être, et que, de ce fait, les phénomènes se divisent à leur tour en deux séries — idéale et matérielle —, se niant l’une l’autre en luttant entre elles, de sorte que le développement de la nature et de la société est une lutte constante entre les phénomènes idéaux et matériels.
Telle a été, par exemple, la doctrine des dualistes, qui, avec le temps, de même que les idéalistes, se sont partagés en plusieurs courants.
La théorie matérialiste nie radicalement aussi bien le dualisme que l’idéalisme.
Certes, il existe dans le monde des phénomènes idéaux et matériels, mais cela ne signifie pas du tout qu’ils s’excluent mutuellement. Au contraire, le côté idéal et le côté matériel sont deux formes différentes d’une seule et même nature ou d’une seule et même société ; on ne peut les représenter l’un sans l’autre, ils coexistent, se développent ensemble, et nous n’avons, par conséquent, aucune raison de croire qu’ils s’excluent mutuellement.
Ainsi, ce qu’on appelle dualisme se révèle inconsistant.
La nature, une et indivisible, exprimée sous deux formes différentes, matérielle et idéale ; la vie sociale, une et indivisible, exprimée sous deux formes différentes, matérielle et idéale : voilà comment nous devons considérer le développement de la nature et de la vie sociale.
Tel est le monisme de la théorie matérialiste. D’autre part, la théorie matérialiste nie aussi l’idéalisme. Il est faux de penser que le côté idéal et, en général, la conscience dans son développement précède le développement du côté matériel. Il n’y avait pas encore d’êtres vivants que déjà existait une nature dite extérieure, « inanimée ». Le premier être vivant n’était doué d’aucune conscience ; il ne possédait qu’une faculté d’irritabilité et de perception embryonnaire. Ensuite se développa peu à peu chez les animaux la faculté de la perception ; elle devint lentement conscience, à mesure que se développaient la structure de leur organisme et leur système nerveux. Si le singe avait toujours marché à quatre pattes sans jamais redresser l’échiné, son descendant, l’homme, n’aurait pas pu se servir librement de ses poumons ni de ses cordes vocales ; il lui aurait donc été impossible d’user de la parole, ce qui aurait retardé radicalement le développement de sa conscience. Ou encore : si le singe ne s’était pas dressé sur ses pattes de derrière, son descendant, l’homme, aurait été obligé de marcher toujours à quatre pattes, de regarder la terre et d’y puiser ses impressions ; il n’aurait pas eu la possibilité de regarder en haut ni autour de soi et, par conséquent, il lui aurait été impossible de procurer à son cerveau plus d’impressions que n’en a un quadrupède. Tout cela aurait retardé radicalement le développement de la conscience humaine.
Il s’ensuit que, pour développer la conscience, il faut telle ou telle structure de l’organisme et tel ou tel développement de son système nerveux :
Il s’ensuit que le développement du côté idéal, de la conscience, est précédé par celui du côté matériel, des conditions extérieures : d’abord changent les conditions extérieures, le côté matériel, et ensuite change, en conséquence, la conscience, le côté idéal.
Ainsi l’histoire du développement de la nature sape radicalement ce qu’on appelle l’idéalisme. Il faut en dire autant de l’histoire du développement de la société humaine.
L’histoire montre que si, à des époques différentes, les hommes ont eu des idées et des désirs différents, c’est parce qu’à des époques différentes les hommes luttaient différemment contre la nature pour pourvoir à leurs besoins, et que, par conséquent, leurs rapports économiques revêtaient un caractère différent. Il fut un temps où les hommes luttaient contre la nature en commun, sur les bases du communisme primitif ; en ce temps-là, leur propriété, elle aussi, était communiste, et c’est pourquoi ils ne distinguaient presque pas le « mien » du « tien » ; leur conscience était communiste. Le temps vint où la distinction entre le « mien » et le « tien » pénétra dans la production ; dès lors, la propriété elle-même prit un caractère privé, individualiste. C’est pourquoi le sentiment de la propriété privée pénétra dans la conscience des hommes. Et voici enfin le temps, — le temps d’aujourd’hui, — où la production prend de nouveau un caractère social ; par conséquent, la propriété ne tardera pas à prendre, à son tour, un caractère social, — et c’est pourquoi le socialisme pénètre peu à peu dans la conscience des hommes.
Un simple exemple. Imaginez un cordonnier qui possédait un tout petit atelier, mais qui, n’ayant pu soutenir la concurrence avec de grands patrons, a dû fermer son atelier et, supposons-le, s’est fait embaucher dans une fabrique de chaussures à Tiflis, chez Adelkhanov. Il s’est fait embaucher chez Adelkhanov, non pour devenir un ouvrier salarié permanent, mais pour amasser de l’argent, se constituer un petit capital et pouvoir ensuite rouvrir son atelier. Comme on le voit, la situation de ce cordonnier est déjà prolétarienne, mais sa conscience ne l’est pas encore ; elle est entièrement petite-bourgeoise. Autrement dit, la situation petite-bourgeoise de ce cordonnier a déjà disparu, elle n’existe plus, mais sa conscience petite-bourgeoise n’a pas encore disparu, elle est en retard sur sa situation de fait.
Il est évident que là encore, dans la vie sociale, ce sont les conditions extérieures, la situation des hommes, qui changent d’abord, et puis, en conséquence, leur conscience.
Revenons cependant à notre cordonnier. Comme nous le savons déjà, il pense amasser de l’argent pour rouvrir son atelier. Le cordonnier prolétarisé travaille donc, et il s’aperçoit qu’il est très difficile d’amasser de l’argent, car son salaire lui suffit à peine pour pourvoir à son existence. Il remarque, en outre, que ce n’est pas chose bien alléchante que d’ouvrir un atelier privé : le loyer du local, les caprices de la clientèle, le manque d’argent, la concurrence des grands patrons et bien d’autres tracas, tels sont les soucis qui hantent l’esprit de l’artisan. Or, le prolétaire est relativement plus dégagé de tous ces soucis : il n’est inquiété ni par le client, ni par le loyer à payer ; le matin, il se rend à la fabrique ; le soir, il la quitte « le plus tranquillement du monde » et, le samedi, il met aussi tranquillement sa « paie » dans sa poche. C’est alors que pour la première fois les rêves petits-bourgeois de notre cordonnier ont les ailes coupées ; c’est alors que, pour la première fois, des tendances prolétariennes naissent dans son âme.
Le temps passe, et notre cordonnier se rend compte qu’il manque d’argent pour se procurer le strict nécessaire, qu’il a grandement besoin d’une augmentation de salaire. Il s’aperçoit en même temps que ses camarades parlent de syndicats et de grèves. Dès lors, notre cordonnier prend conscience du fait que, pour améliorer sa situation, il faut lutter contre les patrons, et non pas ouvrir un atelier à soi. Il adhère au syndicat, prend part au mouvement gréviste et épouse bientôt les idées socialistes…
C’est ainsi que le changement de la situation matérielle du cordonnier entraîne, en fin de compte, un changement dans sa conscience : d’abord sa situation matérielle a changé, puis, quelque temps après, c’est sa conscience qui change en conséquence.
Il faut en dire autant des classes et de la société dans son ensemble.
Dans la vie sociale également, et sont les conditions extérieures qui changent d’abord, les conditions matérielles, puis changent, en conséquence, la pensée des gens, leurs mœurs, leur» coutumes, leur conception du monde.
Voilà pourquoi Marx dit :
« Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est, au contraire, leur être social qui détermine leur conscience. » ((K. Marx : Etudes philosophiques, p. 73. (N.T.).))
Si nous appelons contenu le côté matériel, les conditions extérieures, l’être et les autres phénomènes de même nature, alors nous pouvons appeler forme le côté idéal, la conscience et les autres phénomènes de même nature. D’où la thèse matérialiste bien connue : dans le cours du développement, le contenu précède la forme, la forme retarde sur le contenu.
Et comme, selon Marx, le développement économique est la « base matérielle » de la vie sociale, son contenu, tandis que le développement politique et juridique, philosophique, et religieux, est la « forme idéologique » de ce contenu, sa « superstructure », Marx tire cette conclusion :
« Le changement de la base économique bouleverse plus ou moins rapidement toute l’énorme superstructure. » ((K.Marx : Etudes philosophiques, p. 73. (N.T.).))
Cela ne veut point dire, assurément, qu’il faille prêter à Marx l’idée que le contenu est possible sans la forme, comme l’a rêvé Ch. G. ((Voir le Nobati, n° 1 : « Critique du monisme »)). Le contenu sans la forme est impossible ; cependant, telle ou telle forme, étant donné son retard sur le contenu, ne correspond jamais entièrement à ce dernier, et c’est ainsi que le nouveau contenu est « obligé » de revêtir momentanément l’ancienne forme, ce qui provoque un conflit entre eux. A l’heure actuelle, par exemple, au contenu social de la production ne correspond pas la forme d’appropriation des objets fabriqués : cette forme a un caractère privé, et c’est sur ce terrain que se produit le «conflit » social actuel.
D’autre part, l’idée que la conscience est une forme de l’être ne signifie pas du tout que la conscience, de par sa nature, est aussi de la matière. Seuls pensaient ainsi les matérialistes vulgaires (par exemple Büchner et Moleschott), dont les théories contredisent radicalement le matérialisme de Marx et qu’Engels a justement raillés dans son Ludwig Feuerbach. D’après le matérialisme de Marx, la conscience et l’être, l’idée et la matière, sont deux formes différentes d’un seul et même phénomène, qui porte le nom général de nature ou de société. Donc, l’un n’est pas la négation de l’autre ((Cela ne contredit pas du tout la pensée qu’il existe un conflit entre la forme et le contenu. A la vérité, ce conflit existe, non pas entre le contenu et la forme en général, mais entre l’ancienne forme et le nouveau contenu, qui cherche une forme nouvelle et tend vers elle. (J.S.).)) ; d’autre part, ils ne constituent pas un seul et même phénomène. A la vérité, dans le développement de la nature et de la société, la conscience, c’est-à-dire ce qui s’accomplit dans notre cerveau, est précédée par un changement matériel correspondant, c’est-à-dire par ce qui s’accomplit hors de nous, changement matériel qui, tôt ou tard, sera inévitablement suivi d’un changement idéal correspondant.
Fort bien, nous dira-t-on, peut-être même est-ce exact en ce qui concerne l’histoire de la nature et de la société. Mais de quelle manière naissent, à l’heure actuelle, dans notre esprit, les différentes idées et représentations ? Les conditions dites extérieures existent-elles dans la réalité, ou bien n’y a-t-il de réel que nos représentations de ces conditions extérieures ? Et si les conditions extérieures existent, dans quelle mesure leur perception et leur connaissance sont-elles possibles ?
A ce propos, la théorie matérialiste affirme que nos représentations, notre « moi » n’existent que pour autant qu’existent les conditions extérieures, génératrices des impressions de notre « moi ». Celui qui dit, sans trop y réfléchir, qu’il n’existe rien en dehors de nos représentations, se voit obligé de nier les conditions extérieures, quelles qu’elles soient, de nier, par conséquent, l’existence d’autres individus, en n’admettant que l’existence de son « moi », ce qui est absurde et contredit radicalement les principes de la science.
Sans aucun doute, les conditions extérieures existent réellement ; ces conditions ont existé avant nous, elles existeront après nous ; leur perception et leur connaissance seront d’autant plus faciles qu’elles agiront avec plus de fréquence et de vigueur sur notre conscience.
Quant à savoir comment surgissent, à l’heure actuelle, dans notre tête, les différentes idées et représentations, nous devons remarquer qu’ici se renouvelle en raccourci ce qui se produit dans l’histoire de la nature et de la société. Ici également, l’objet situé en dehors de nous est antérieur à la représentation que nous nous en faisons ; ici également, notre représentation, la forme, retarde sur l’objet, sur son contenu. Si je regarde et vois un arbre, cela signifie simplement que, bien avant que la représentation de l’arbre ait surgi dans ma tête, existait l’arbre lui-même, qui a fait naître en moi une représentation correspondante…
Tel est, en résumé, le contenu de la théorie matérialiste de Marx.
On conçoit aisément l’importance de la théorie matérialiste pour l’activité pratique des hommes.
Si les conditions économiques changent d’abord, et ensuite, de façon correspondante, la conscience des hommes, il est évident que nous devons rechercher la justification de tel ou tel idéal, non dans le cerveau des hommes ni dans leur imagination, mais dans le développement de leurs conditions économiques. N’est bon et acceptable que l’idéal qui s’est formé sur la base d’une étude des conditions économiques. Ne sont bons à rien ni acceptables tous les idéals qui ne tiennent pas compte des conditions économiques et qui ne s’appuient pas sur leur développement.
Telle est la première conclusion pratique de la théorie matérialiste.
Si la conscience des hommes, leurs mœurs et leurs coutumes sont déterminées par les conditions extérieures ; si le caractère défectueux des formes juridiques et politiques est conditionné par le contenu économique, il est évident que nous devons travailler à une refonte radicale des rapports économiques pour que changent aussi radicalement les mœurs et les coutumes du peuple, ainsi que son régime politique.
Voici ce que Karl Marx dit à ce propos :
« Il n’est pas besoin d’une grande sagacité pour découvrir que le matérialisme… se rattache… au socialisme. Si l’homme tire toute connaissance, sensation, etc., du monde sensible… ce qui importe donc, c’est d’organiser le monde empirique de telle façon qu’il y fasse l’expérience et y prenne l’habitude de ce qui est véritablement humain, qu’il s’éprouve en qualité d’homme… Si l’homme est non libre au sens matérialiste du mot, c’est-à-dire s’il est libre non par la force négative d’éviter ceci ou cela, mais par la force positive de faire valoir sa vraie individualité, il ne faut pas châtier le crime dans l’individu, mais détruire les foyers antisociaux du crime… Si l’homme est formé par les circonstances, il faut former les circonstances humainement. ((Voir Ludwig Feuerbach, annexe : « K. Marx sur le matérialisme français du XVIIIe siècle ». » [Karl Marx : la Sainte Famille, chapitre VI, § III, « Bataille critique contre le matérialisme français ». Voir « Contribution à l’histoire du matérialisme français », dans Karl Marx et Friedrich Engels : Etudes philosophiques, p. 116, Edition» sociales, Paris, 1951. (N.T.).]))
Telle est la seconde conclusion pratique de la théorie matérialiste.
Quel est le point de vue des anarchistes sur la théorie matérialiste de Marx et d’Engels ?
Si la méthode dialectique remonte à Hegel, la théorie matérialiste développe plus avant le matérialisme de Feuerbach. Les anarchistes le savent fort bien, et ils s’attachent à exploiter les défauts de Hegel et de Feuerbach pour dénigrer le matérialisme dialectique de Marx et d’Engels. En ce qui concerne Hegel et la méthode dialectique, nous avons déjà indiqué que ces subterfuges des anarchistes ne peuvent rien prouver, sinon leur propre ignorance. Il faut en dire autant de leurs attaques contre Feuerbach et la théorie matérialiste.
Par exemple, les anarchistes affirment avec un grand aplomb que« Feuerbach était un panthéiste… » ; qu’il a « divinisé l’homme » ((voir le Nobati, n° 7 : D. Delendi)) ; que, « selon Feuerbach, l’homme est ce qu’il mange… » ; que Marx aurait tiré de là cette conclusion : « Donc, le principal, le primordial, c’est la situation économique… » ((Voir le Nobati, n° 6 : Ch. G.))
Le fait est que personne ne conteste le panthéisme de Feuerbach, ni sa déification de l’homme, ni d’autres erreurs analogues. Au contraire, Marx et Engels ont, les premiers, révélé les erreurs de Feuerbach. Néanmoins les anarchistes estiment nécessaire de « dénoncer » une fois dé plus les erreurs déjà dénoncées. Pourquoi ‘i Probablement parce que en s’en prenant à Feuerbach, ils veulent indirectement dénigrer la théorie matérialiste de Marx et d’Engels. Sans doute, si nous considérons les choses sans parti pris, nous trouverons certainement que chez Feuerbach, à côté de pensées fausses, il y en avait de justes, comme ce fut le cas, au cours de l’histoire, pour maints autres savants. Mais les anarchistes n’en continuent pas moins de «dénoncer »…
Nous déclarons, une fois encore, qu’avec de pareils subterfuges, ils ne prouveront rien, sinon leur propre ignorance.
Chose intéressante, les anarchistes (comme nous le verrons plus loin) se sont avisés de critiquer la théorie matérialiste par ouï-dire, sans la connaître le moins du monde. Ce qui fait qu’ils se contredisent souvent l’un l’autre et se démentent mutuellement, et cela, bien entendu, met nos « critiques » dans une situation ridicule. Au dire de M. Tcherkézichvili, par exemple, Marx et Engels auraient détesté le matérialisme moniste ; leur matérialisme aurait été vulgaire, et non moniste :
« La grande science des naturalistes, avec son système évolutionniste, son transformisme et son matérialisme moniste, qu’Engels déteste si violemment…, évitait la dialectique, etc.. » (Voir le Nobati, n° 4 : V. Tcherkézichvili).
Il s’ensuit que le matérialisme des sciences naturelles, approuvé par Tcherkézichvili et que « détestait » Engels, était un matérialisme moniste : par conséquent, il mérite d’être approuvé ; tandis que le matérialisme de Marx et. d’Engels n’est pas moniste : dès lors, il ne mérite pas d’être reconnu.
Un autre anarchiste déclare, lui, que le matérialisme de Marx et d’Engels est moniste, et c’est pourquoi il mérite d’être rejeté.
« La conception historique de Marx est un atavisme hérité de Hegel. D’une façon générale, le matérialisme moniste d’un objectivisme absolu et, en particulier, le monisme économique de Marx sont impossibles dans la nature et erronés en théorie… Le matérialisme moniste est un dualisme mal déguisé et un compromis entre la métaphysique et la science… » ((Voir le Nobati, n° 6 : Ch. G.))
Il s’ensuit que le matérialisme moniste est inacceptable, que Marx et Engels ne le détestent pas et que, au contraire, ils sont eux-mêmes des matérialistes monistes : il faut donc rejeter le matérialisme moniste.
L’un tire à hue et l’autre à dia ! Allez donc savoir lequel, du premier ou du second, dit la vérité ! L’accord ne s’est pas encore fait entre eux quant aux qualités ou aux défauts du matérialisme de Marx ; ils n’ont pas encore compris eux-mêmes s’il est ou non un matérialisme moniste ; ils n’ont pas encore élucidé la question de savoir ce qui est le plus acceptable : le matérialisme vulgaire ou le matérialisme moniste, — mais déjà ils nous assourdissent de leurs rodomontades : Vous voyez, nous avons terrassé le marxisme !
Oui, oui, si messieurs les anarchistes continuent avec ce zèle à démolir réciproquement leurs conceptions, l’avenir, n’en doutons pas, leur appartiendra…
Non moins risible est le fait que certains anarchistes « de renom », en dépit de leur « renommée », ne connaissent pas encore les divers courants qui se sont fait jour dans la science. Ils ignorent, figurez-vous, qu’il existe dans la science plusieurs variétés de matérialisme, avec de grandes différences entre elles : il y a, par exemple, un matérialisme vulgaire, qui nie le rôle du côté idéal et son action sur le côté matériel ; mais il y a aussi le matérialisme dit moniste, — la théorie matérialiste de Marx, — qui analyse scientifiquement les rapports réciproques entre le côté idéal et le côté matériel. Or, les anarchistes confondent ces différentes variétés de matérialisme, ils n’aperçoivent même pas les distinctions manifestes qui existent entre elles et déclarent du même coup avec le plus grand aplomb : nous régénérons la science !
Ainsi, par exemple, P. Kropotkine proclame avec beaucoup d’assurance, dans ses écrits«philosophiques », que l’anarchisme communiste s’appuie sur la « philosophie matérialiste moderne » ; cependant, il ne dit pas un mot pour expliquer sur quelle « philosophie matérialiste » s’appuie l’anarchisme communiste : sur la philosophie matérialiste vulgaire, moniste ou quelque autre. Il ne sait sans doute pas qu’il existe, entre les courants du matérialisme, une contradiction fondamentale, il ne comprend pas que confondre ces courants l’un avec l’autre, ce n’est pas « régénérer la science », mais faire preuve d’une ignorance pure et simple. (Voir Kropotkine : Science et anarchisme, et aussi L’anarchie et sa philosophie).
Il faut en dire autant des disciples géorgiens de Kropotkine. Ecoutez :
« D’après Engels, et aussi d’après Kautsky, Marx a rendu à l’humanité un éminent service en ce qu’il a…, [entre autres, découvert] la conception matérialiste. Est-ce vrai ? Nous ne le pensons pas, car nous savons… que tous les historiens, savants et philosophes qui s’en tiennent au point de vue suivant lequel le mécanisme social est mis en mouvement par des conditions géographiques, climato-telluriennes, cosmiques, anthropologiques et biologiques, sont tous des matérialistes. » ((Voir le Nobati, n° 2)).
Il s’ensuit qu’entre le « matérialisme » d’Aristote et celui de Holbach, ou entre le « matérialisme » de Marx et celui de Moleschott, il n’y a aucune différence ! Belle critique ! Et c’est avec ce bagage de connaissances que ces gens se proposent de rénover la science ! On n’a pas tort de dire : « Cordonnier, pas plus haut que la chaussure !… »
Poursuivons. Nos anarchistes « de renom » ont entendu dire que le matérialisme de Marx était une « théorie du ventre » et ils nous le reprochent, à nous, marxistes :
« Suivant Feuerbach, l’homme est ce qu’il mange. Cette formule a produit un effet magique sur Marx et Engels, [ce qui a fait conclure à Marx que] le principal, le primordial, c’est la situation économique, les rapports de production… »
A la suite de quoi les anarchistes nous font philosophiquement la leçon :
« Dire que l’unique moyen pour atteindre ce but [la vie sociale] est le manger et la production économique, serait une erreur.., Si, comme le soutient le monisme, c’étaient surtout le manger et la situation économique qui déterminaient l’idéologie, certains goinfres seraient des génies. » ((Voir le Nobati, n° 6 : Ch. G.))
Qu’il est donc aisé de réfuter le matérialisme de Marx et d’Engels ! Il suffit d’entendre de la bouche de quelque demoiselle de pensionnat des commérages de rue à l’adresse de Marx et d’Engels ; il suffit de répéter ces commérages avec un aplomb philosophique dans les colonnes d’un Nobati quelconque pour mériter d’emblée le renom de « critique » du marxisme !
Mais, dites-nous, messieurs, où, quand, sur quelle planète, par quel Marx a-t-il été dit que « le manger détermine l’idéologie » ? Pourquoi ne citez-vous pas une seule phrase, ni un seul mot des écrits de Marx pour appuyer vos dires ? Marx a dit, il est vrai, que la situation économique des hommes détermine leur conscience, leur idéologie. Mais qui vous a dit que le manger et la situation économique sont la même chose ? Ignorez-vous vraiment que ce phénomène physiologique qu’est, par exemple, le manger, se distingue foncièrement de ce phénomène sociologique qu’est, par exemple, là situation économique des hommes ? Confondre ces deux phénomènes différents serait pardonnable, disons, de la part de quelque demoiselle de pensionnat, mais comment a-t-il pu se faire que vous, les « tombeurs de la social-démocratie », les « régénérateurs de la science », vous repreniez si étourdiment l’erreur des demoiselles de pensionnat ?
Et d’ailleurs, comment le manger peut-il déterminer l’idéologie sociale ? Allons, réfléchissez bien à ce que vous dites : le manger, la forme du manger ne changent pas. Autrefois aussi les hommes mangeaient, mastiquaient et digéraient leur nourriture tout comme aujourd’hui, tandis que l’idéologie change constamment. Antique, féodale, bourgeoise, prolétarienne, ce sont bien là les formes qu’affecte l’idéologie. Est-il concevable que ce qui ne change pas détermine ce qui change constamment ?
Poursuivons. Selon les anarchistes, le matérialisme de Marx, « c’est toujours du parallélisme… » Ou encore :
« Le matérialisme moniste est un dualisme mal déguisé et un compromis entre la métaphysique et la science… Marx tombe dans le dualisme parce qu’il représente les rapports de production comme une chose matérielle, et les aspirations humaines et la volonté comme une illusion et une utopie qui est sans importance, bien qu’elle existe. » ((Voir le Nobati, n° 6 : Ch. G.))
D’abord, le matérialisme moniste de Marx n’a rien de commun avec l’absurde parallélisme. Du point de vue de ce matérialisme, le côté matériel, le contenu, précède nécessairement le côté idéal, la forme. Le parallélisme, lui, rejette cette façon de voir et déclare péremptoirement que ni le côté matériel, ni le côté idéal ne se précèdent l’un l’autre, que tous deux se développent ensemble, parallèlement.
En second lieu, même si effectivement Marx représentait les rapports de production comme une chose matérielle, et les aspirations humaines et la volonté comme une illusion et une utopie sans importance, cela signifierait-il que Marx est un dualiste ? Le dualiste, on le sait, attribue une égale importance au côté idéal et au côté matériel, conçus comme deux principes opposés. Mais si, d’après vous, Marx place plus haut le côté matériel et, au contraire, n’accorde pas d’importance au côté idéal en tant qu’ « utopie », où avez-vous été chercher, messieurs les « critiques », le dualisme de Marx ?
Troisièmement, quel lien peut-il y avoir entre le monisme matérialiste et le dualisme, quand un enfant même sait que le monisme part d’un seul principe, — de la nature ou de l’être, ayant une forme matérielle et une forme idéale, — tandis que le dualisme part de deux principes, matériel et idéal, qui, conformément au dualisme, se nient l’un l’autre ?
Quatrièmement, quand donc Marx « a-t-il représenté les aspirations humaines et la volonté comme une utopie et une illusion » ? Il est vrai que Marx a expliqué « les aspirations humaines et la volonté » par le développement économique, et lorsque les aspirations de certains rêveurs de cabinet ne correspondaient pas à la situation économique, il les qualifiait d’utopies. Est-ce à dire que, selon Marx, les aspirations humaines en général sont utopiques ? Cela aussi a-t-il vraiment besoin d’être expliqué ? N’auriez-vous pas lu les paroles de Marx :
« L’humanité ne se pose jamais que des problèmes qu’elle peut résoudre. » (((Voir la Préface à la Contribution à la critique de l’économie politique). [Karl Marx : « Préface à la Contribution à la critique de l’économie politique », dans Karl Marx et Friedrich Engels : Etudes philosophiques, p. 73, Éditions sociales, 1951. (N.T.).]))
c’est-à-dire que l’humanité, en thèse générale, ne se propose pas des buts utopiques. Il est clair que notre « critique » ou bien ne comprend pas ce dont il parle, ou bien dénature sciemment les faits.
Cinquièmement, qui vous a dit que, selon Marx et Engels, « les aspirations humaines et la volonté sont sans importance » ? Pourquoi n’indiquez-vous pas où ils parlent de cela ? Est-ce que, dans le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, dans les Luttes de classes en France, dans la Guerre civile en France et dans d’autres brochures, Marx ne parle pas du rôle « des aspirations et de la volonté » ? Alors pourquoi Marx s’est-il attaché à développer dans le sens socialiste « la volonté et les aspirations des prolétaires, » pourquoi a-t-il fait de la propagande parmi eux, s’il n’accordait pas d’importance « aux aspirations et à la volonté »? Et encore, de quoi parle Engels dans ses articles bien connus de 1891-1894, sinon de « l’importance de la volonté et des aspirations » ? Il est vrai que, suivant Marx, « la volonté et les aspirations » des hommes puisent leur contenu dans les conditions économiques. Est-ce à dire, cependant, qu’elles-mêmes n’exercent aucune influence sur le développement des rapports économiques ? Les anarchistes ont-ils vraiment tant de peine à comprendre cette idée pourtant si simple ?
Encore une « accusation » de messieurs les anarchistes : « On ne peut se représenter la forme sans le contenu… » : aussi ne peut-on dire que « la forme suit le contenu [retarde sur le contenu. K. (([La série d’articles, intitulée : « Anarchisme on Socialisme ? », a paru sous la signature : « Ko… [ba] », ce qui explique l’initiale : K. (N.T.).].])) … ils « coexistent »… Dans le cas contraire, le monisme est une absurdité. » ((Voir le Nobati, n] 1 : Ch. G.))
Voilà encore notre « savant » qui s’embrouille un peu. Que le contenu soit inconcevable sans la forme, c’est juste. Mais il n’en est pas moins juste que la forme existante ne correspond jamais entièrement au contenu existant : la première retarde sur le second ; le contenu nouveau revêt toujours, dans une certaine mesure, la forme ancienne, ce qui fait qu’entre la forme ancienne et le contenu nouveau il y a toujours conflit. C’est sur ce terrain qu’ont lieu les révolutions, et c’est là qu’apparaît, entre autres, l’esprit révolutionnaire du matérialisme de Marx. Les anarchistes « de renom », eux, ne l’ont pas compris, et la faute, bien entendu, en incombe à eux-mêmes, et non à la théorie matérialiste.
Tel est le point de vue des anarchistes sur la théorie matérialiste de Marx et d’Engels, si tant est que l’on puisse appeler cela un point de vue.