Entretien avec Romain Rolland
Staline
Révisé par Staline et par Romain Rolland
28 juin 1935
Staline : Je suis heureux de causer avec le plus grand écrivain mondial.
Romain Rolland : Je regrette beaucoup que ma santé ne m’ait pas permis de visiter plus tôt ce grand monde nouveau, qui est notre fierté à tous, et sur lequel nous avons mis nos espoirs. Si vous le permettez, je voudrais vous parler, en ma double qualité de vieux ami et compagnon de route de l’U.R.S.S., et de témoin de l’Occident, d’observateur et de confident de la jeunesse et des sympathisants de France.
Vous devez savoir ce qu’est l’U.R.S.S. aux yeux de milliers de gens en Occident. Ils la connaissent très confusément, mais ils incarnent en elle leurs espoirs, leurs idéaux, souvent divers, parfois contradictoires. Dans la grave crise actuelle, économique et morale, ils attendent de l’U.R.S.S. la direction, le mot d’ordre, l’explication de leurs doutes.
Évidemment, il est difficile de les satisfaire. L’U.R.S.S. a sa tâche propre, qui est immense, son labeur de construction et de défense ; et elle doit s’y vouer toute : le meilleur mot d’ordre qu’elle puisse donner, c’est son exemple. Elle montre la route, elle prouve la marche, en marchant.
Mais elle ne peut cependant se décharger de la grande responsabilité que la situation du monde actuel lui impose, − cette responsabilité, en quelque sorte « impériale », de veiller sur les masses des autres pays, qui ont mis en elle leur foi. Il ne suffît pas de dire le fameux mot de Beethoven : − « Ô homme, aide-toi toi-même ! », il faut les aider et les conseiller.
Or, pour pouvoir le faire utilement, il faut tenir compte du tempérament, de l’idéologie propre de chaque pays, – et je parlerai ici seulement de la France. La méconnaissance de cette idéologie de nature peut causer − elle cause en fait − de graves malentendus.
Il ne faut pas attendre du public même sympathisant de France cette « dialectique » de la pensée, qui est devenue en U.R.S.S. une seconde nature. Le tempérament français est habitué à une logique abstraite de l’esprit raisonneur et rectiligne, moins expérimentale que déductive. Il faut la bien connaître, pour la surmonter. C’est un peuple, une opinion, qui sont habitués à raisonner. Il faut toujours leur donner des raisons de l’action.
A mon avis, la politique de l’U.R.S.S. ne se préoccupe pas assez de donner à ses amis étrangers les raisons de certaines de ses actions. Elle ne manque pourtant pas de raisons, de justes et de convaincantes.
Mais elle paraît s’en désintéresser, et c’est, je pense, un grave tort ; car il peut s’en suivre, et il s’ensuit, des interprétations fausses, ou volontairement faussées, de certains faits, qui jettent dans le trouble des milliers de sympathisants. C’est parce que j’ai vu dernièrement ce trouble chez beaucoup de braves gens de France que je dois vous le signaler.
Vous nous direz que c’est notre rôle d’intellectuels et compagnons de route d’expliquer. Nous ne suffisons pas à cette tâche, − et d’abord, parce que nous sommes nous-mêmes mal informés : on ne nous fournit pas les moyens indispensables de faire comprendre et d’expliquer.
Il me semble qu’il devrait exister en Occident un office de compréhension intellectuelle − un peu à la façon de V.O.K.S., − mais d’un caractère plus politique. Faute de quoi, les malentendus s’accumulent, sans qu’aucun office accrédité de l’U.R.S.S. ne se préoccupe de les éclaircir.
On semble croire qu’il suffit de les laisser s’évaporer avec le temps. Ils ne s’évaporent pas, ils se condensent. C’est au début qu’il faut agir et les dissiper, au fur et à mesure qu’ils se produisent. Quelques exemples :
Le gouvernement de l’U.R.S.S. prend, comme c’est son droit souverain, des décisions, soit par des sentences, des jugements dans les procès, soit par des lois qui réforment la pénalité usuelle. En certains cas, les questions ou les personnes en cause ont ou prennent un intérêt et une portée généraux ; et pour une cause ou pour une autre, l’opinion étrangère se passionne. Il serait facile d’éviter les heurts. Pourquoi ne le fait-on pas ?
Vous avez eu raison de réprimer énergiquement les complicités de la conjuration dont Kirov a été victime. Mais en frappant les conjurés, faites connaître au public d’Europe et du monde les charges écrasantes des condamnés. − Vous avez relégué à Orenbourg, pour trois ans, Victor Serge ; et c’était là une affaire bien moins importante ; mais pourquoi l’a-t-on laissée grossir ainsi, depuis deux ans, dans l’opinion d’Europe ?
Serge est un écrivain de langue française, dont la valeur est établie ; je ne le connais pas personnellement, mais je suis l’ami de plusieurs de ses amis. Ils me pressent de questions sur son exil à Orenbourg et sur le traitement qui lui est fait. Je suis convaincu que vous n’avez pas agi sans de sérieux motifs.
Mais pourquoi ne pas les avoir établis dès le début, aux yeux d’un public français qui proteste de son innocence ; il est toujours très dangereux, au pays des affaires Calas et Dreyfus, (de laisser un individu condamné devenir le centre d’un mouvement de revendications générales.
Autre cas, d’une nature très différente : le gouvernement soviétique vient de promulguer une loi sur le châtiment des enfants criminels au-dessus de 12 ans. Le texte de la loi est imparfaitement connu ; et, même connu, il prête à un vague redoutable.
La peine de mort paraît suspendue sur ces enfants. – Je comprends bien les motifs qu’on a d’inspirer la peur à des irresponsables et à ceux qui veulent profiter de cette irresponsabilité. Mais le public ne comprend pas. Il voit la menace réalisée, ou aux mains de magistrats qui en pourront user, selon leur impulsivité. Ce peut être la source d’un très gros mouvement de protestation. Il faut y parer, sans attendre.
Enfin, j’arrive au gros malentendu actuel suscité par le problème de la guerre et l’attitude à prendre à son égard. Je crois que ce problème aurait dû être étudié depuis longtemps en France.
Il y a plusieurs années que je discutais avec Barbusse et avec mes amis communistes du danger d’une campagne inconditionnée contre la guerre. Il me semble nécessaire d’étudier les différents cas de guerre qui peuvent se présenter et de distinguer l’attitude à prendre pour chacun d’entre eux. Si je comprends bien, l’U.R.S.S. a besoin de la paix, elle veut la paix. Mais sa cause ne s’identifie point avec le pacifisme intégral. Le pacifisme intégral peut en certains cas être une abdication devant le fascisme, qui à son tour engendre la guerre.
Sous ce rapport, je ne suis pas satisfait de certaines directives du mouvement issu du Congrès International d’Amsterdam contre la guerre et le fascisme en 1932, car ses résolutions, un peu trop vagues, provoquent des doutes dans la question de la tactique contre la guerre. En ce moment, l’opinion non seulement des pacifistes français, mais de beaucoup d’amis de l’U.R.S.S., d’esprit socialiste et communisant, est désorientée ; elle se heurte à l’alliance militaire de l’U.R.S.S. avec le gouvernement de démocratie impérialiste français.
Cela jette le trouble dans les esprits. Il y a là de grosses questions de dialectique et de tactique révolutionnaire à élucider. Il faudrait le faire en public, avec toute la franchise et la netteté possibles.
Voilà le principal de ce que j’avais à vous dire. Je m’excuse d’avoir parié trop longtemps.
Staline : Non, non ! Je suis très heureux de vous écouter. Je suis entièrement à votre disposition.
Maintenant si je dois répondre, permettez-moi de le faire sur tous les points.
Avant tout, au sujet de la guerre. Dans quelles conditions avons-nous conclu notre accord avec la France, sur le terrain de l’aide mutuelle ?
Quand, en Europe, dans le monde entier capitaliste, ont surgi deux systèmes d’État : un système d’États fascistes, où par des moyens mécaniques, est opprimé tout ce qui est vivant, où, par des moyens mécaniques, est étranglée la classe ouvrière et sa pensée, où on ne la laisse pas respirer, – et un autre système d’État, qui sont des restes du vieux temps, – le système des États de bourgeoisie démocratique.
Ceux-ci seraient également disposés à étrangler le mouvement ouvrier, mais ils procèdent par d’autres moyens : ils possèdent encore un Parlement, une certaine presse libre, des partis légaux, etc.
Il y a là une différence ! Il est vrai que ces démocraties pratiquent aussi des limitations à la liberté ; mais tout de même, il subsiste une certaine liberté, et on peut tant bien que mal respirer. − Entre les deux systèmes, il y a lutte, sur le plan international.
Et cette lutte se fait, nous le voyons, de jour en jour plus âpre. Question posée : dans ces conditions, le gouvernement de l’État ouvrier doit-il rester neutre et ne se mêler de rien ? − Non ! Il ne le doit pas : car rester neutre, signifierait faciliter pour les fascistes la possibilité d’avoir la victoire ; et la victoire des fascistes est une menace pour l’U.R.S.S., et par conséquent, une menace pour la classe ouvrière du monde entier.
Mais si le gouvernement de l’U.R.S.S. doit se mêler dans la lutte, de quel côté doit-il se ranger ?
Naturellement, du côté des gouvernements de bourgeoisie démocratique, qui ne tendent pas à violer la paix. L’U.R.S.S. est donc intéressée à ce que la France soit bien armée contre les attaques possibles de la part des États fascistes agresseurs.
Nous mêlant de cela, nous jetons sur le plateau de la balance, dans le combat entre le fascisme et l’antifascisme, entre l’agression et la non-agression, un poids de plus, qui fait pencher le plateau de la balance, du côté de l’antifascisme et de la non-agression. Voilà sur quoi est fondé notre accord avec la France.
Je parle ainsi du point de vue de l’U.R.S.S., en tant qu’État. − Mais le parti communiste en France doit-il prendre la même position, dans la question de la guerre ? − A mon avis, non ! En France, il n’est pas au pouvoir. Au pouvoir, en France, sont les capitalistes, les impérialistes ; et le parti communiste français n’est qu’un petit groupe d’opposition.
Y a-t-il une garantie que la bourgeoisie française n’utilisera pas l’armée contre la classe ouvrière française ? Certainement, il n’y en a pas.
L’U.R.S.S. a un accord avec la France pour une aide mutuelle contre un agresseur, contre une attaque du dehors. Mais elle n’a pas et ne peut pas avoir d’accord qui garantisse que le gouvernement français ne se servira pas de son armée contre la classe ouvrière française.
Comme vous le voyez, la situation du parti communiste en U.R.S.S. n’est pas la même que celle du parti communiste en France. Il en résulte avec évidence que la position du parti communiste en France ne peut coïncider avec celle du parti communiste en U.R.S.S., où celui-ci est au pouvoir.
C’est pourquoi je comprends que la positron du parti communiste français doit à sa base rester la même qu’elle était avant l’accord de l’U.R.S.S. avec la France. De cela il ne s’ensuit pas, toutefois, que si, malgré les efforts des communistes, la guerre était imposée, les communistes devraient boycotter la guerre, saboter le travail aux usines, etc.
Nous, les bolcheviks, quoique nous étions contre la guerre et pour la défaite du gouvernement tsariste, nous n’avons jamais refusé les armes. Nous n’avons jamais été partisans du sabotage du travail aux usines ou du boycottage de la guerre. Au contraire, quand la guerre devenait inévitable, nous allions dans l’armée, nous apprenions à tirer, à nous servir des armes ; et ensuite, nous dirigions ces armes contre nos ennemis de classe.
Pour ce qui est de la question s’il est admissible que l’U.R.S.S. conclue des accords avec des États bourgeois, cette question a été résolue dans le sens positif, quand Lénine existait, et d’après son initiative. Trotski était alors un grand partisan de cette solution ; mais maintenant, il a évidemment oublié cela …
Vous avez dit que nous devions guider nos amis, en Occident. Je dois dire que nous craignons d’assumer une telle tâche. Nous ne prenons pas sur nous de les guider, car il est difficile de fixer les directives à des hommes qui vivent dans un milieu tout à fait différent, dans de tout autres conditions.
Chaque pays a ses conditions propres ; et diriger, de Moscou, ces autres gens, serait de notre part trop audacieux. Nous nous limitons aux conseils les plus généraux. S’il en était autrement, nous prendrions sur nous une responsabilité que nous ne serions pas capables de porter.
Nous avons nous-mêmes fait l’expérience de ce qui arrive, quand des étrangers dirigent, de loin. Avant la guerre, − ou plutôt, au début du siècle, la social-démocratie allemande était le noyau de l’Internationale social-démocratique ; et nous, Russes, nous étions ses disciples. Elle tenta alors de nous guider.
Et si nous lui avions donné la possibilité de nous diriger, il est certain que nous n’aurions eu ni le parti bolchevik, ni la Révolution de 1905 : donc, nous n’aurions pas eu non plus la Révolution de 1917. Il faut que la classe ouvrière de chaque pays ait ses propres dirigeants communistes. Sans cela, la direction est impossible.
Certainement, si nos amis en Occident sont mal informés des motifs des actes du gouvernement soviétique et s’ils ne savent souvent pas que répondre à nos ennemis, cela signifie que nos amis ne savent pas aussi bien s’armer que nos ennemis. Cela signifie aussi que nous n’armons pas assez nos amis. Nous tâcherons d’y remédier.
Vous dites que contre les hommes des Soviets les ennemis lancent beaucoup de calomnies et d’inepties, sans que nous les démentions. C’est juste.
Il n’est pas de sottises et de calomnies qui n’aient été inventées par les ennemis de l’U.R.S.S. On est même gêné parfois de les démentir, car elles sont trop fantastiques et trop évidemment absurdes. On écrit par exemple que j’ai marché avec l’armée rouge contre Vorochilov, que je l’ai tué ; et six mois après, on a oublié ce qu’on a dit, et on écrit dans le même journal que Vorochilov a marché avec l’armée rouge contre moi, et qu’il m’a tué, − et là-dessus, on ajoute plus tard que Vorochilov et moi nous sommes tombés d’accord… Y a-t-il lieu de démentir tout cela ?
Romain Rolland : Mais justement, l’absence complète de démentis et d’explications encourage ces bruits stupides et laisse se propager les calomnies.
Staline : Peut-être. Il est possible que vous ayez raison. Certainement, nous pourrions réagir de façon plus énergique contre ces bruits.
Maintenant, permettez-moi de répondre à vos remarques, au sujet de la loi sur le châtiment des enfants, à partir de l’âge de douze ans. Ce décret a un sens purement pédagogique. Nous avons voulu faire peur par lui, non seulement aux enfants criminels (bandits), mais surtout aux organisateurs de ce banditisme parmi les enfants.
Il faut savoir que dans nos écoles on a découvert des groupes de 12 à 15 enfants bandits, garçons et filles, qui avaient pour but de tuer ou de pervertir les meilleurs élèves, oudarnikis et oudarnitsis.
Dans certains cas, de pareils groupes attiraient des fillettes chez des adultes, les faisaient boire et les livraient à la prostitution.
Dans d’autres cas, des garçonnets, qui apprenaient bien à l’école et qui étaient des oudarnikis, ont été noyés dans des puits, ou blessés, et terrorisés de toute façon.
On a découvert que ces groupes de petits bandits étaient organisés et dirigés par des bandits adultes. Il est clair que le gouvernement soviétique ne pouvait passer outre à ces forfaits. Le décret a été publié pour effrayer et désorganiser les bandits adultes et pour protéger d’eux nos enfants. En même temps que ce décret, un autre décret défend de vendre, d’acheter et de posséder des couteaux finnois et des poignards.
Romain Rolland : Mais pourquoi ne publiez-vous pas ces faits ? Alors, on comprendrait les raisons de votre décret.
Staline : Cela n’est pas si simple que vous croyez. Il existe encore en U.R.S.S. beaucoup de gens dévoyés, des policiers, des fonctionnaires tsaristes, leurs enfants, leurs parentés, etc.
Ces gens ne sont pas habitués au travail, ils sont enragés, et ils présentent (offrent) un terrain prêt à tous les crimes. Nous craignons que, sur ces éléments jetés hors de leurs ornières, la publication des aventures et des crimes des jeunes bandits n’ait un effet contagieux et ne les pousse à de pareils crimes.
De plus, nous était-il possible d’expliquer publiquement que notre décret a été fait dans une intention pédagogique (préventive), pour effrayer les éléments criminels ? Naturellement, nous ne le pouvions pas, car dans ce cas, la loi aurait perdu toute vigueur, aux yeux des criminels.
Romain Rolland : Cela est juste. On ne le pouvait pas.
Staline : Je dois ajouter que, jusqu’à présent, il n’y a pas eu un seul cas d’application des articles les plus sévères de ce décret envers les enfants criminels ; et, nous l’espérons, il n’y en aura pas.
Vous demandez pourquoi nous ne faisons pas de jugement public contre les criminels terroristes.
Prenons comme exemple l’affaire de l’assassinat de Kirov. Peut-être qu’ici nous avons, en effet, été guidés (mus) par le sentiment de haine qui avait flambé en nous contre les meurtriers. Kirov était un homme excellent.
Les assassins de Kirov ont commis le plus odieux des crimes. Nous ne pouvions pas nous dérober à l’émotion d’un tel forfait.
A la vérité les cent personnes que nous avons fusillées n’avaient pas, du point de vue juridique, un rapport direct avec les meurtriers de Kirov.
Mais ils avaient été envoyés de Pologne, d’Allemagne, de Finlande, par nos ennemis, tous étaient armés et avaient pour tâche d’accomplir des actes de terrorisme contre les chefs de l’U.R.S.S. et, dans ce nombre, contre le camarade Kirov. Ces cent personnes, Russes blancs, n’ont même pas songé à nier devant le tribunal militaire leurs intentions terroristes.
« Oui, ont dit beaucoup d’entre eux, nous voulions et nous voulons détruire les chefs soviétiques, nous n’avons pas à causer avec vous ; fusillez-nous, si vous ne voulez pas que nous vous détruisions ! »
II nous a paru que ce serait faire trop d’honneur à ces messieurs d’examiner leurs actes criminels devant un tribunal public, avec l’aide de défenseurs. Il nous était connu qu’après le meurtre abominable de Kirov, les criminels terroristes avaient l’intention de réaliser leurs plans scélérats contre les autres chefs.
Pour les prévenir, nous avons pris sur nous l’obligation désagréable de fusiller ces messieurs. Telle est la logique du pouvoir. Le pouvoir, dans des cas semblables, doit être fort, ferme et sans peur. Ou bien, il n’est pas un pouvoir, il ne peut pas être reconnu comme un pouvoir.
Les Communards français n’ont pas compris cela, ils ont été évidemment trop mous et trop irrésolus : c’est pourquoi ils ont été blâmés par Karl Marx. Et c’est pourquoi ils ont perdu et les bourgeois français ne les ont pas épargnés. Ça été une leçon pour nous.
Après avoir appliqué la mesure suprême du châtiment dans l’affaire du meurtre de Kirov, nous voudrions ne plus avoir à l’appliquer, à l’avenir. Mais malheureusement, cela ne dépend pas entièrement de nous.
Songez de plus que nous avons des amis, non seulement en Occident, mais aussi en U.R.S.S., et que tandis que les amis en Occident nous recommandent le maximum d’aménité envers les ennemis, nos amis en U.R.S.S. exigent de la fermeté ; ils exigent, par exemple, que l’on fusille Zinoviev et Kamenev, qui sont les inspirateurs du meurtre de Kirov. On ne peut pas ne pas tenir compte non plus de cela.
Je voudrais que vous attachiez votre attention à ce qui suit. Les ouvriers en Occident travaillent, huit, dix et douze heures par jour. Ils ont une famille, une femme, des enfants ; il leur faut pourvoir à leur subsistance. Ils n’ont pas le temps de lire des livres et d’y puiser des règles de conduite.
Ils ne croient pas beaucoup aux livres, car ils savent que les écrivains bourgeois les trompent souvent. C’est pourquoi ils ne croient qu’aux faits, seulement à de tels faits qu’ils voient eux-mêmes et qu’ils peuvent tâter de leurs doigts.
Et voici que ces ouvriers voient qu’à l’Est de l’Europe est apparu un Etat nouveau, un État ouvrier et paysan, où il n’y a plus de place pour les capitalistes et les seigneurs terriens, où règne le travail, et où les hommes de travail jouissent d’honneurs sans précédent.
De là les ouvriers concluent : – « Donc, on peut vivre sans exploiteurs. Donc, la victoire du socialisme est tout à fait possible. » – Ce fait, le fait de l’existence de l’U.R.S.S. est capitale pour la révolutionnarisation des ouvriers dans tous les pays du monde.
Les bourgeois de tous les pays savent cela, et ils haïssent l’U.R.S.S. d’une haine bestiale.
C’est justement pour cela que les bourgeois en Occident voudraient que nous les chefs soviétiques, nous crevions le plus vite possible. Voilà pourquoi ils organisent des équipes de terroristes, ils les envoient en U.R.S.S., par l’Allemagne, la Pologne, la Finlande, sans épargner pour cela l’argent, ni les autres moyens…
Et voici : tout récemment, nous avons découvert des éléments terroristes, chez nous, au Kremlin. Nous avons une bibliothèque du gouvernement, et il y a, dedans, des femmes bibliothécaires, qui vont dans les logements de nos camarades responsables, au Kremlin, pour tenir en ordre leurs bibliothèques.
Et nous découvrons que certaines de ces bibliothécaires ont été recrutées par nos ennemis pour exécuter des actes terroristes ! Il faut dire que la plupart de ces femmes sont des restes des classes de la bourgeoisie et des seigneurs terriens, classes jadis dirigeantes et aujourd’hui écrasées.
Et voici que nous découvrons que ces femmes portaient sur elles du poison, et qu’elles avaient l’intention d’empoisonner certains de nos camarades ! Naturellement nous les avons arrêtées ; nous ne voulons pas les fusiller, mais nous les isolons. C’est là encore un fait qui vous parle de la férocité de nos ennemis et de la nécessité pour les hommes soviétiques d’être vigilants.
Vous le voyez : la bourgeoisie lutte assez férocement contre les soviets ; et ensuite, dans sa presse, elle crie contre la férocité des hommes soviétiques. D’une main, elle pousse vers nous des terroristes, des assassins, des bandits, des empoisonneuses ; et de l’autre, elle écrit des articles sur l’inhumanité des bolcheviks…
Pour ce qui est de Victor Serge, je ne le connais pas, et je n’ai pas la possibilité de vous renseigner immédiatement.
Romain Rolland : On m’a dit qu’il est poursuivi pour trotskisme.
Staline : Oui, maintenant je me rappelle… Ce n’est pas simplement un trotskiste ; c’est un fourbe, c’est un homme malhonnête.
Il a essayé de saper le pouvoir soviétique, mais cela ne lui a pas réussi. A son sujet, les Trotskistes viennent de soulever un débat au Congrès de la défense de la Culture, à Paris.
Victor Serge est actuellement relégué libre à Orenbourg et je crois qu’il y travaille. Il n’a naturellement été victime d’aucune torture, d’aucun sévisse, etc. Tout cela, ce sont des bêtises ! Nous n’avons pas besoin de lui, et nous pouvons le laisser partir en Europe, à quelque moment que ce soit.
Romain Rolland : On m’a dit qu’Orenbourg est une espèce de désert.
Staline : Ce n’est pas un désert, mais une belle ville. Moi, j’ai vécu, quatre ans, exilé dans un désert, dans la région de Touroukhane. Il y a là-bas des froids de 50 à 60 degrés … Eh ! quoi, je l’ai supporté !
Romain Rolland : Je voudrais encore vous dire deux mots d’un autre sujet qui, pour nous de l’intelligentsia d’Occident, et pour moi spécialement, est d’une importance toute particulière : − c’est à savoir de l’humanisme nouveau, dont vous vous faites, camarade Staline, l’annonciateur quand vous rappelez, dans un beau discours récent, que le plus précieux et le plus décisif de tous les capitaux de valeur existante au monde, ce sont les hommes.
L’homme nouveau, et la culture nouvelle, issue de lui. Rien n’est plus apte à conquérir l’esprit du monde aux buts de la Révolution, que de lui offrir ces grandes voies nouvelles de l’humanisme prolétarien, cette synthèse des forces de l’esprit humain.
De l’héritage de Marx et d’Engels, la partie intellectuelle, l’enrichissement de l’esprit de découverte et de création est peut-être le moins connu en Occident ; et c’est pourtant ce qui est appelé à avoir plus d’action sur des peuples de haute culture, comme les nôtres.
Je suis heureux de constater que, dans ces tout derniers temps, notre jeune intelligentsia commence à prendre une connaissance plus exacte et plus intime du Marxisme.
Jusqu’à hier, les professeurs et les historiens avaient tâché de tenir dans l’ombre la doctrine de Marx et d’Engels, ou ils tentaient de la discréditer.
Mais aujourd’hui, un nouveau courant se dessine, même dans la haute Université. Vient de paraître un très intéressant recueil de conférences et de discussions, sous le titre : « A la lumière du Marxisme », et sous la direction du Pr Wallon de la Sorbonne : le principal thème de ce livre, c’est le rôle du Marxisme dans la pensée scientifique d’aujourd’hui.
Si un tel mouvement se développe, comme je l’espère, et si nous savons, de cette façon, propager et populariser les idées de Marx et d’Engels, cela suscitera les plus profonds échos dans l’idéologie de notre intelligentsia.
Staline : Notre but final, le but des Marxistes, est de libérer les hommes de l’exploitation et de l’oppression, et de rendre ainsi l’individu libre. Le capitalisme, qui enveloppe l’homme dans les filets de l’exploitation, prive l’individu de cette liberté.
Sous le capitalisme, seules des personnes d’exception, les plus riches, peuvent devenir plus ou moins libres. La majorité des gens, sous le capitalisme, ne peuvent pas jouir d’une liberté personnelle.
Romain Rolland : C’est l’évidence même.
Staline : En brisant les chaînes de l’exploitation, par cela même nous libérons l’individu. Comme le dit très bien Engels, dans l’Anti-Dühring, le communisme, quand il a brisé les chaînes de l’exploitation, nous fait passer, d’un saut, du royaume de la nécessité dans le royaume de la liberté.
Notre tâche est de libérer l’individu, de développer ses capacités, de réchauffer en lui l’amour et l’estime pour le travail. Actuellement, chez nous, se forment des conditions de vie tout à fait nouvelles, apparaît un type d’homme tout à fait nouveau, le type de l’homme qui aime et qui respecte le travail.
Chez nous, on hait les fainéants et les paresseux ; dans les usines, on les enveloppe dans des sacs (mot à mot : « dans des morceaux de « rogoja » »), et on les brouette ainsi, dehors. Le respect pour le travail, l’amour du travail, le travail créateur, le « travail de choc », – voilà le ton prépondérant de notre vie.
Les oudarnikis, ce sont ceux qu’on aime et qu’on estime autour d’eux se concentre actuellement notre vie nouvelle, notre culture nouvelle.
Romain Rolland (se lève) : C’est très bien. − Je me fais reproche de vous avoir retenu si longtemps.
Staline : Que dites-vous, que dites-vous !
Romain Rolland : Je vous suis reconnaissant de m’avoir donné la possibilité de causer avec vous.
Staline : Votre reconnaissance me rend quelque peu confus. Habituellement on est reconnaissant aux gens dont on n’attend rien de bon. Avez-vous ou penser que je ne sois pas capable de vous accueillir assez bien ?
Romain Rolland : Franchement, je vous dirai que je n’y suis pas habitué. Je n’ai nulle part reçu un aussi bon accueil qu’à Moscou.
Staline : Vous pensez être chez Gorki, demain 29 ?
Romain Rolland : Nous avons convenu que, demain, Gorki viendrait à Moscou. Nous partirons avec lui à sa datcha ; et plus tard, peut-être, je profiterai de votre offre de vivre aussi un peu, à votre datcha.
Staline (souriant) : Je n’ai aucune datcha. Nous, les chefs soviétiques, nous n’avons pas de datchas à nous. C’est simplement une des nombreuses datchas de réserve qui sont la propriété de l’État.
Ce n’est pas moi qui vous offre cette datcha, c’est le gouvernement soviétique, ce sont : Molotov, Vorochilov, Kaganovitch et moi. Vous y seriez très bien, il n’y a là ni trams, ni chemins de fer. Vous pourriez bien vous y reposer. Cette datcha reste toujours à votre disposition. Et si vous le désirez, vous pouvez en jouir, sans craindre de gêner quelqu’un. Assisterez-vous à la fête de la Culture Physique, le 30 ?
Romain Rolland : Oui, je le désire. Je vous prierai de m’en donner la possibilité. − Et peut-être me permettrez-vous d’espérer que, quand je serai à la datcha de Gorki, ou à la datcha que vous m’offrez aimablement, je vous y verrai encore une fois et pourrai m’entretenir avec vous.
Staline : Je vous en prie. Quand vous le désirerez, je suis à votre pleine disposition, et je viendrai avec plaisir chez vous, à la datcha. Et la possibilité d’assister à la parade vous sera garantie.