Le Marxisme et la question nationale
Staline
V. Le Bund, son nationalisme, son séparatisme
Nous avons dit plus haut que Bauer, qui reconnaît que l’autonomie nationale est nécessaire pour les Tchèques, les Polonais, etc., se prononce néanmoins contre une telle autonomie pour les Juifs. A la question : « La classe ouvrière doit-elle réclamer l’autonomie pour le peuple juif ? », Bauer répond que « l’autonomie nationale ne peut être la revendication des ouvriers juifs ». (Cf. la Question nationale, p. 381, 396.) La raison, selon Bauer, c’est que « la société capitaliste ne leur permet pas [aux Juifs. J.S.] de se conserver en tant que nation ». (Cf. Idem, p. 389.)
Bref : la nation juive cesse d’exister. Par conséquent, pour qui demanderait-on l’autonomie nationale ? Les Juifs s’assimilent.
Ce point de vue sur la destinée des Juifs, en tant que nation, n’est pas nouveau. Marx l’a émis déjà dans les années 1840-1850 [Cf. sa Contribution à la question juive, 1906. (J.S.) Allusion à l’article de K. Marx : Zur Judenfrage (« Contribution à la question juive »), publié en 1844 dans les Deutsch- Französische Jahrbücher (« Annales franco-allemandes »), où Marx polémisait avec le chef des radicaux libres penseurs allemands, Bruno Bauer, L’article parut à plusieurs reprises, traduit en russe, sous forme de brochure. Voir l’article au tome I des Œuvres de K. Marx et de F. Engels, édition de l’Institut Marx-Engels, 1928. En français, voir : Karl Marx : OEuvres philosophiques, tome I, p. 163-214, A Costes, Paris, 1927.], songeant principalement aux Juifs allemands. Kautsky l’a repris en 1903 (Cf. son Massacre de Kichinev et la question juive, 1906.), en ce qui concerne les Juifs russes.
Aujourd’hui, c’est Bauer qui le reprend au sujet des Juifs autrichiens, avec cette différence toutefois qu’il nie non le présent, mais l’avenir de la nation juive.
L’impossibilité de la conservation des Juifs en tant que nation, Bauer l’explique par le fait que « les Juifs n’ont pas de région délimitée de colonisation ». (Cf. la Question nationale, p. 388.) Cette explication, juste quant au fond, n’exprime cependant pas toute la vérité. La raison en est, avant tout, que parmi les Juifs il n’existe pas de large couche stable, liée à la terre, qui cimenterait naturellement la nation, non seulement comme son ossature, mais encore comme marché « national ». Sur 5-6 millions de Juifs russes, 3 ou 4 % seulement sont liés, d’une façon ou d’une autre, à l’agriculture. Les 96 % restants sont occupés dans le commerce, l’industrie, les institutions urbaines et vivent généralement dans les villes ; au surplus, dispersés à travers la Russie, ils ne forment la majorité dans aucune province.
Ainsi, incrustés en tant que minorités nationales, dans les régions peuplées d’autres nationalités, les Juifs desservent principalement les nations « étrangères », en qualité d’industriels et de commerçants, en qualité de gens exerçant des professions libérales, et ils s’adaptent naturellement aux « nations étrangères » sous le rapport de la langue, etc. Tout cela, avec le déplacement accru des nationalités, propre aux formes évoluées du capitalisme, mène à l’assimilation des Juifs. La suppression des « zones réservées aux Juifs » ne peut qu’accélérer cette assimilation.
C’est ce qui fait que le problème de l’autonomie nationale pour les Juifs russes prend un caractère un peu singulier : on propose l’autonomie pour une nation dont on nie l’avenir, dont il faut encore démontrer l’existence !
Et, cependant, le Bund s’est placé sur cette position singulière et chancelante, en adoptant, à son Vie congrès (1905) un « programme national » dans l’esprit de l’autonomie nationale. [Le VIe congrès du Bund se tint en octobre 1905 à Zurich (Suisse). A ce congrès, le Bund formula définitivement son programme national, en revendiquant la « création d’institutions juridiques publiques » qui « ne peuvent aboutir qu’à l’autonomie ex-territoriale, sous forme d’autonomie culturelle-nationale », « supposant : 1° le retrait, du ressort de l’Etat et des organismes d’autonomie locale et territoriale, de toutes les fonctions rattachées aux questions de la culture (instruction publique, etc.) ; 2° la transmission de ces fonctions à la nation elle-même, sous la forme d’institutions spéciales tant locales que centrales, élues par tous les membres sur la base du suffrage universel, égal, direct et secret ».]
Deux circonstances poussaient le Bund à agir de la sorte.
La première, c’est l’existence du Bund comme organisation des ouvriers social-démocrates juifs, et seulement juifs. Dès avant 1897, les groupes social-démocrates qui militaient parmi les ouvriers juifs, s’assignaient comme but de créer une « organisation ouvrière spécialement juive ». (Cf. Kastelianski, les Formes du mouvement national, etc., p. 772.) C’est en 1897 précisément qu’ils créèrent cette organisation en se groupant dans le Bund. C’était à l’époque où la social-démocratie russe n’existait pas encore de fait comme un tout unique. Depuis, le Bund n’a cessé de croître et de s’étendre, se détachant de plus en plus sur le fond de la grisaille quotidienne de la social-démocratie russe… Mais voici qu’arrivent les années 1900-1910. Le mouvement ouvrier de masse commence. La social-démocratie polonaise se développe, entraînant dans la lutte de masse les ouvriers juifs. La social-démocratie russe se développe, gagnant à soi les ouvriers « bundistes ». Le cadre national du Bund, dépourvu de base territoriale, devient étroit. Une question se pose devant le Bund : ou bien se laisser résorber dans la vague internationale commune, ou bien défendre son existence indépendante, en tant qu’organisation ex-territoriale. Le Bund opte pour cette dernière solution.
C’est ainsi que se crée la « théorie » du Bund, comme « représentant unique du prolétariat juif ».
Mais justifier cette étrange « théorie », d’une façon quelque peu « simple » devient impossible. Il est nécessaire de trouver quelque fondement « de principe », une justification « de principe ». L’autonomie nationale s’est justement trouvée être ce fondement. Le Bund s’en est saisi, en l’empruntant à la social-démocratie autrichienne. N’eût été ce programme chez les Autrichiens, le Bund l’aurait inventé pour justifier « en principe » son existence indépendante.
Ainsi, après une timide tentative faite en 1901 (IVe congrès), le Bund adopte définitivement le « programme national » en 1905 (VP congrès).
La seconde circonstance, c’est la situation particulière des Juifs, en tant que minorités nationales distinctes, dans des régions où la majorité massive est constituée par d’autres nationalités.
Nous avons déjà dit qu’une telle situation sape l’existence des Juifs en tant que nation, les fait entrer dans la voie de l’assimilation. Mais c’est là un processus objectif. Subjectivement, il provoque une réaction dans l’esprit des Juifs et pose la question de la garantie des droits de la minorité nationale, de la garantie contre l’assimilation.
Prêchant la vitalité de la « nationalité » juive, le Bund ne pouvait manquer de se rallier au point de vue de la « garantie ». Une fois cette position adoptée, il ne pouvait manquer d’accepter l’autonomie nationale. Car s’il est une autonomie à laquelle le Bund ait pu s’accrocher, ce ne pouvait être que l’autonomie nationale, c’est-à-dire culturelle-nationale : pour ce qui est de l’autonomie territoriale politique des Juifs, il ne pouvait même pas en être question vu l’absence, chez ces derniers, d’un territoire déterminé.
Il est caractéristique que, dès le début, le Bund soulignait le caractère de l’autonomie nationale comme garantie des droits des minorités nationales, comme garantie du « libre développement » des nations. Ce n’est pas par hasard non plus que Goldblatt, le représentant du Bund au IIe congrès de la social-démocratie russe, définissait l’autonomie nationale comme des « institutions leur garantissant [aux nations, J.S.] la pleine liberté du développement culturel ». (Cf. les Procès-verbaux du IIe congrès, p. 176.) La même proposition fut apportée devant la fraction social-démocrate de la IVe Douma par les partisans des idées du Bund…
C’est ainsi que le Bund se plaça sur la position singulière de l’autonomie nationale des Juifs.
Nous avons analysé plus haut l’autonomie nationale en général. L’analyse a montré que l’autonomie nationale mène au nationalisme. Nous verrons plus loin que le Bund a abouti au même point. Mais le Bund envisage l’autonomie nationale encore sous un angle spécial, sous l’angle de la garantie des droits des minorités nationales. Examinons la question aussi de ce côté spécial. Cela est d’autant plus nécessaire que la question des minorités nationales — et non seulement les juives, — a, pour la social-démocratie, une sérieuse importance.
Ainsi, « institutions garantissant » aux nations la « pleine liberté du développement culturel » (souligné par nous, J. S.).
Mais qu’est-ce que ces « institutions garantissant », etc. ?
C’est tout d’abord le « conseil national » de Springer-Bauer, quelque chose comme une Diète pour les questions culturelles.
Mais ces institutions peuvent-elles garantir la « pleine liberté du développement culturel » de la nation ? Des Diètes pour les questions culturelles quelles qu’elles soient, peuvent-elles garantir les nations contre la répression nationaliste ?
Le Bund croit que oui.
Or, l’histoire atteste le contraire.
Dans la Pologne russe, il existait à un moment donné une Diète, une Diète politique, qui s’efforçait évidemment de garantir la liberté du « développement culturel » des Polonais. Non seulement elle n’y réussit pas, mais—au contraire— elle succomba elle-même dans la lutte inégale contre les conditions politiques générales de la Russie.
En Finlande, il existe depuis longtemps une Diète qui s’efforce également de défendre la nationalité finnoise contre les « attentats », mais réussit-elle à faire beaucoup dans cette direction, cela tout le monde le voit.
Evidemment, il y a Diète et Diète, et il n’est pas aussi facile de venir à bout de la Diète finlandaise organisée démocratiquement, que de la Diète aristocratique polonaise. Toutefois, le facteur décisif n’est pas la Diète elle-même, mais l’ordre de choses général en Russie ; s’il y avait actuellement en Russie un ordre de choses social et politique aussi brutalement asiatique que dans le passé, aux années de l’abolition de la Diète polonaise, la Diète finlandaise serait dans une situation plus grave. D’autre part, la politique des « attentats » contre la Finlande s’accentue, et on ne saurait dire qu’elle subisse des défaites…
S’il en est ainsi des vieilles institutions historiquement constituées, des Diètes politiques, à plus forte raison le libre développement des nations ne peut-il être garanti par les Diètes récentes, les institutions récentes et faibles avec cela comme le sont les Diètes « culturelles ».
Il ne s’agit évidemment pas des « institutions », mais de l’ordre de choses général dans le pays. Pas de démocratisation dans le pays, — pas de garanties non plus pour une « pleine liberté du développement culturel » des nationalités. On peut affirmer avec certitude que plus le pays est démocratique, moins il y a d’« attentats » à la « liberté des nationalités », et plus il y a de garanties contre les « attentats ».
La Russie est un pays semi-asiatique ; aussi la politique d’« attentats » y revêt-elle souvent les formes les plus brutales, les formes de pogrom ; inutile de dire que les « garanties » sont réduites en Russie à l’extrême minimum.
L’Allemagne, c’est déjà l’Europe avec une liberté politique plus ou moins grande ; il n’est pas étonnant que la politique d’« attentats » n’y revête jamais les formes d’un pogrom.
En France, assurément, il y a encore plus de « garanties », parce que la France est plus démocratique que l’Allemagne.
Nous ne parlons même pas de la Suisse, pays dont le haut démocratisme, bien que bourgeois, permet aux nationalités de vivre librement, qu’elles représentent la minorité ou la majorité, peu importe.
Ainsi, le Bund fait fausse route en affirmant que les « institutions » peuvent par elles-mêmes garantir le plein développement culturel des nationalités.
L’on pourra objecter que le Bund considère lui-même la démocratisation en Russie comme la condition préalable à la « création d’institutions » et aux garanties de la liberté. Mais cela est faux. Comme il ressort du Compte rendu de la VIIIe conférence du Bund [La VIIIe conférence du Bund se tint en septembre 1910 à Lvov (Galicie). La conférence porta principalement son attention sur les questions de la communauté juive et du repos du samedi ; les résolutions adoptées sur ces questions attestaient un nouveau renforcement du nationalisme dans le Bund.], celui-ci pense obtenir la création d’« institutions » sur la base de l’ordre de choses actuel en Russie, en « réformant » la communauté juive.
« La communauté — a déclaré à cette conférence un des leaders du Bund — peut devenir le noyau de la future autonomie culturelle-nationale. L’autonomie culturelle-nationale est, pour la nation, un moyen de se servir elle-même, un moyen de satisfaire ses besoins nationaux. Sous la forme de la communauté se cache le même contenu. Ce sont les anneaux d’une seule chaîne, les étapes d’une seule évolution. » (Voir le Compte rendu de la VIIIe conférence du Bund, 1911, p. 62.)
Partant de ce point de vue, la conférence a proclamé la nécessité de lutter « pour la réforme de la communauté juive et sa transformation par voie législative en une institution laïque » (Compte rendu de la VIIIe conférence du Bund, 1911, p. 83-84.), organisée démocratiquement (souligné par nous, J.S.)
.
Il est clair que le Bund considère comme condition et garantie, non pas la démocratisation de la Russie, mais la future « institution laïque » des Juifs, obtenue par la voie de la « réforme de la communauté juive », pour ainsi dire par voie « législative », par la Douma.
Mais nous avons déjà vu que les « institutions » en elles-mêmes, en l’absence d’un régime démocratique dans l’ensemble de l’Etat, ne peuvent servir de « garanties ».
Mais encore, qu’en sera-t-il sous le futur régime démocratique ? N’aura-t-on pas besoin, même en régime démocratique, d’institutions spéciales, « institutions culturelles garantissant », etc. ? Où en sont les choses sur ce point, par exemple, dans la Suisse démocratique ? Existe-t-il là-bas des institutions culturelles spéciales, dans le genre du « conseil national » de Springer ? Non, elles n’existent pas. Mais les intérêts culturels, par exemple, des Italiens, qui y forment la minorité, n’en souffrent-ils pas ? On ne le dirait guère. D’ailleurs, cela se conçoit : la démocratie, en Suisse, rend superflues toutes « institutions » culturelles spéciales, qui soi-disant « garantissent », etc.
Ainsi, impuissantes dans le présent, superflues dans l’avenir, telles sont les institutions de l’autonomie culturelle-nationale, telle est l’autonomie nationale.
Mais elle devient encore plus nuisible quand on l’impose à une « nation » dont l’existence et l’avenir sont sujets à caution. Alors, les partisans de l’autonomie nationale en sont réduits à protéger et à conserver toutes les particularités de la « nation », non seulement utiles, mais aussi nuisibles, à seule fin de « sauver la nation » de l’assimilation, à seule fin de la « sauvegarder ».
C’est dans cette voie dangereuse que devait inévitablement s’engager le Bund.
Et il s’y est engagé effectivement. Nous voulons parler des décisions que l’on sait, adoptées aux dernières conférences du Bund sur le « samedi », le « yiddish », etc.
La social-démocratie cherche à obtenir le droit à la langue maternelle pour toutes tes nations, mais le Bund ne s’en trouve pas satisfait, — il exige que l’on défende « avec une insistance particulière » les « droits de la langue juive » (Voir Compte rendu de la VIIIe conférence du Bund, p. 85.) (souligné par nous, J. S.) ; et le Bund lui-même, lors des élections à la IVe Douma, donne la « préférence à celui d’entre eux [c’est-à-dire d’entre les électeurs du deuxième degré], qui s’engage à défendre les droits de la langue juive ». (Voir Compte rendu de la IXe conférence du Bund, 1912, p. 42.)
Non point le droit général à la langue maternelle, mais le droit spécial à la langue juive, au yiddish ! Que les ouvriers des diverses nationalités luttent avant tout pour leur langue : les Juifs pour la langue juive, les Géorgiens pour la langue géorgienne, etc. La lutte pour le droit général de toutes les nations est chose secondaire. Vous pouvez même ne pas reconnaître le droit à la langue maternelle pour toutes les nationalités opprimées ; mais si vous avez reconnu le droit au yiddish, sachez-le bien : le Bund votera pour vous, le Bund vous « préférera ».
Mais qu’est-ce qui distingue alors le Bund des nationalistes bourgeois ?
La social-démocratie lutte pour que soit institué un jour de repos hebdomadaire obligatoire, mais le Bund ne s’en trouve pas satisfait. Il exige que, « par voie législative », soit « assuré au prolétariat juif le droit de fêter le samedi et que soit en même temps abolie l’obligation de fêter un autre jour ». (Voir Compte rendu de la VIIIe conférence du Bund, p. 83.)
Il faut croire que le Bund fera « un pas en avant » et revendiquera le droit de fêter toutes les vieilles fêtes juives. Et si, pour le malheur du Bund, les ouvriers juifs ont abandonné les vieux préjugés et ne veulent pas fêter le samedi, le Bund, par son agitation pour le « droit au samedi », leur rappellera l’existence du samedi, cultivera chez eux, pour ainsi dire, l’ « esprit du samedi »…
On comprend, par conséquent, fort bien les « discours ardents » des orateurs à la VIIIe conférence du Bund, demandant des « hôpitaux juifs », cette revendication étant motivée par ceci que « le malade se sent mieux parmi les siens », que « l’ouvrier juif ne se sentira pas à l’aise parmi les ouvriers polonais, qu’il se sentira bien parmi les boutiquiers juifs ». (Idem, p. 68.)
Garder tout ce qui est juif, conserver toutes les particularités nationales des Juifs, jusques et y compris celles manifestement nuisibles au prolétariat, isoler les Juifs de tout ce qui n’est pas juif, fonder même des hôpitaux spéciaux, voilà jusqu’où est tombé le Bund !
Le camarade Plékhanov avait mille fois raison, en disant que le Bund « adapte le socialisme au nationalisme ». [C’est G. Plékhanov qui employa l’expression : « l’adaptation du socialisme au nationalisme » en parlant des bundistes et des social-démocrates caucasiens dans son article : « Encore une conférence de scission », publié dans le n° 3 du 15 (2) octobre 1912, du journal Pour le Parti (organe des plékhanoviens- « menchéviks-partiitsy », c’est-à-dire fidèle à l’esprit du Parti et des « bolchéviks-partiitsy » — conciliateurs, qui parut de 1912 à 1914). Dans cet article, G. Plékhanov condamnait avec vigueur aussi bien la convocation que les décisions de la conférence des liquidateurs du mois d’août.] Evidemment V. Kossovski et les bundistes du même acabit, peuvent traiter Plékhanov de « démagogue » [Allusion à la lettre de V. Kossovski, adressée à la rédaction de la revue des liquidateurs, Nacha Zaria (n° 9-10, 1912) sous le titre de Démagogie impardonnable, où il polémisait contre l’article de G. Plékhanov. « Encore une conférence de scission », mentionné dans la note précédente.], — le papier supporte tout — mais quiconque connaît l’activité du Bund comprendra aisément que ces hommes courageux ont simplement peur de dire la vérité sur eux-mêmes et se couvrent de vocables-massues sur la « démagogie »…
Mais s’en tenant à cette position dans la question nationale, le Bund devait, naturellement, s’engager aussi pour la question d’organisation dans la voie de l’isolement des ouvriers juifs, dans la voie des curies nationales au sein de la social-démocratie. Car telle est la logique de l’autonomie nationale !
En effet, de la théorie de la « représentation unique » le Bund passe à la théorie de la « délimitation nationale » des ouvriers. Le Bund exige de la social-démocratie russe qu’elle « procède dans sa structure organique à la délimitation par nationalités ». [Voir la Communication sur le VIIe congrès du Bund, p. 7. Le VIIIe congrès du Bund se tint à la fin de 1906, à Lvov (Galicie). Le congrès se prononça pour l’adhésion du Bund au P.O.S.D.R., sur la base du statut adopté au IVe congrès (de Stockholm) en faisant cette réserve, toutefois, que « tout en adhérant au P.O.S.D.R. et en acceptant son programme, le Bund garde son programme à lui sur la question nationale ». Après le VIIe congrès, le Bund passa entièrement et définitivement dans la voie menchévik.] Et de la « délimitation » il fait « un pas en avant » vers la théorie de l’« isolement ». Ce n’est pas sans raison qu’à la VIIIe conférence du Bund, des propos se sont fait entendre, disant que « l’existence nationale est dans l’isolement ». (Voir le Compte rendu de la VIIIe conférence du Bund, p. 72.)
Le fédéralisme en matière d’organisation recèle des éléments de décomposition et de séparatisme. Le Bund marche au séparatisme.
D’ailleurs, il n’a pas, à proprement parler, d’autre voie à suivre. Son existence même, en tant qu’organisation ex-territoriale, le pousse dans la voie du séparatisme. Le Bund ne possède pas de territoire déterminé ; il œuvre sur les territoires d’ « autrui », cependant que les social-démocraties polonaise, lettone et russe circonvoisines constituent des collectivités territoriales internationales. Mais il en résulte que chaque extension de ces collectivités signifie une « perte » pour le Bund, un rétrécissement de son champ d’action. De deux choses l’une : ou bien toute la social-démocratie russe doit être réorganisée sur les bases du fédéralisme national, et alors le Bund acquiert la possibilité de « s’assurer » le prolétariat juif ; ou bien le principe territorial international de ces collectivités reste en vigueur, et alors le Bund se réorganise sur les bases de l’internationalisme, comme cela a lieu dans la social-démocratie polonaise et lettone.
C’est ce qui explique que le Bund réclame, dès le début, la « réorganisation de la social-démocratie russe sur des bases fédératives ». (Voir Contribution à la question de l’autonomie nationale et de la réorganisation de la social-démocratie russe sur les bases fédératives, 1902, éd. du Bund.)
En 1906, le Bund cédant à la vague unificatrice venant d’en bas, choisit un moyen terme, en adhérant à la social-démocratie russe. Mais comment y a-t-il adhéré ? Alors que les social-démocraties polonaises et lettones y ont adhéré en vue de travailler paisiblement en commun, le Bund y a adhéré en vue de mener la bataille pour la fédération. C’est ce que disait alors le leader des bundistes Medem :
« Nous y allons non pour l’idylle, mais pour la lutte. Point d’idylle, et seuls les Manilov [Personnage des Ames mortes de Gogol. Type du rêveur sans conviction, sans caractère.] peuvent l’attendre dans un avenir prochain. Le Bund doit entrer au Parti, armé de pied en cap. » [Voir Naché Slovo, n° 3, p. 24, Vilna, 1906. (J.S.) Naché Slovo (Notre Parole), hebdomadaire bundiste légal, qui paraissait à Vilna en 1906. Il parut au total 9 numéros.]
Ce serait une erreur d’y voir de la mauvaise volonté de la part de Medem. Il ne s’agit pas de mauvaise volonté, mais de la position particulière du Bund, en vertu de laquelle il ne peut pas ne pas lutter contre la social-démocratie russe qui est basée sur les principes de l’internationalisme. Or, en la combattant, le Bund compromettait, naturellement, les intérêts de l’unité. Finalement, les choses en viennent au point que le Bund rompt officiellement avec la social-démocratie russe, en violant les statuts et en s’unissant, pendant les élections à la IVe Douma, avec les nationalistes polonais contre les social-démocrates polonais. [Allusion à l’élection de la IVe Douma d’Etat du député de Varsovie, Jagello, membre de la « gauche » du Parti socialiste polonais, élu sur la liste du bloc des bundistes et du P.S.P. avec les nationalistes bourgeois juifs contre les voix des électeurs social-démocrates polonais qui formaient la majorité au collège d’électeurs ouvriers. La fraction social-démocrate de la IVe Douma d’Etat, grâce à la majorité que les liquidateurs y détenaient alors, accepta dans son sein Jagello qui n’était pas social-démocrate, donnant ainsi son appui à l’acte scissionniste du Bund et approfondissant la scission parmi les ouvriers de Pologne. Voir à ce sujet l’article de Staline : « Jagello, membre ne jouissant pas de tous les droits de la fraction social-démocrate », dans le n° 182 de la Pravda, du 1er décembre 1912.]
Le Bund a trouvé évidemment que la rupture est le meilleur moyen d’assurer son activité indépendante.
C’est ainsi que le « principe » de la « délimitation » en matière d’organisation a abouti au séparatisme, à une rupture complète.
Polémisant sur le fédéralisme avec la vieille Iskra [La vieille Iskra, l’Iskra de la période 1900 à 1903 (jusqu’au n° 51), alors que Lénine prenait une part des plus active à sa rédaction, — s’appelait ainsi pour la distinguer de la nouvelle Iskra, passée aux positions menchéviks. La vieille Iskra menait une lutte des plus acharnée contre le nationalisme du Bund. Une série d’articles de l’Iskra, dont certains de la plume de Lénine, furent consacrés à la critique du Bund et de ses positions dans la question nationale et dans les questions de structure du Parti.], le Bund écrivait jadis :
« L’Iskra veut nous persuader que les rapports fédératifs du Bund avec la social-démocratie russe doivent affaiblir les liens entre eux. Nous ne pouvons réfuter cette opinion, en nous référant à la pratique russe, pour la simple raison que la social-démocratie russe n’existe pas comme groupement fédératif. Mais nous pouvons nous référer à l’expérience extrêmement instructive de la social-démocratie d’Autriche, reconstruite sur le principe fédératif en vertu d’une décision du congrès du Parti tenu en 1897. » (Voir Contribution à la question de l’autonomie nationale, etc., 1902, p. 17, édition du Bund.)
Cela fut écrit en 1902.
Mais nous sommes maintenant en 1913. Nous avons actuellement la « pratique » russe, et l’ « expérience de la social-démocratie d’Autriche ».
Que nous disent-elles ?
Commençons par l’ « expérience extrêmement instructive de la social-démocratie d’Autriche ». Déjà avant 1896, il existe en Autriche un Parti social-démocrate unique. Cette année-là, les Tchèques réclament pour la première fois au congrès international de Londres, une représentation distincte et l’obtiennent. En 1897, au congrès du Parti tenu à Vienne (Wimberg), le Parti unique est officiellement liquidé ; on établit à sa place une union fédérative de six « groupes social-démocrates » nationaux. Ensuite ces « groupes » se transforment en Partis indépendants. Les Partis rompent peu à peu la liaison entre eux. A leur suite se disloque la fraction parlementaire, des « clubs » nationaux s’organisent. Viennent ensuite les syndicats, qui se morcellent également par nationalités. On en arrive même jusqu’aux coopératives, au morcellement desquelles les séparatistes tchèques appellent les ouvriers. [Voir dans Documente des Separatismus, les termes empruntés à la brochure de Vanek, p. 29. (J.S.) Karl Vanek, social-démocrate tchèque, député au Parlement autrichien (Reichsrat) et au Landtag de Brünn, directeur de la caisse d’assurance-maladie à Brünn, un des chefs des séparatistes tchèques. En 1910, K. Vanek publia dans la revue Rovnost (Egalité) une suite d’articles sous le titre « Voulons-nous être en tutelle ou être libres ? », consacrés à la défense des idées séparatistes et imprégnés de chauvinisme national. Ces articles (édités également en brochure), en même temps que d’autres documents furent reproduits dans le recueil Dokumente des Separatismus (« Documents du séparatisme ») » publié par le syndicat autrichien des métallurgistes, qui tentait ainsi d’empêcher le développement de la scission vers laquelle Vanek, Bourian, Toussar et autres chefs des séparatistes tchèques, menaient le mouvement ouvrier tchèque. Voici ce que disait le passage, mentionné ici par Staline, de la brochure de K. Vanek : « Comment l’ouvrier tchèque, avant encore que se soit accomplie la renaissance de la société, peut-il espérer sauver de la perte son petit garçon ou sa fillette ou bien leur assurer à l’avenir une existence meilleure que celle qui leur est échue, si les forces consommatrices du peuple tchèque n’estiment pas nécessaire de recourir aux services de leurs propres artisans, marchands et industriels ? » « Et comment la masse ouvrière tchèque peut-elle s’attendre à recevoir dans l’Etat futur ce qui lui revient de droit ; à devenir, sous le rapport politique, social et national égale en droits, si elle met â la disposition d’autrui sa base économique, si elle livre aux camarades d’une autre nationalité les possibilités de production, la force résidant dans l’argent ? »] Sans compter que l’agitation séparatiste affaiblit chez les ouvriers le sentiment de la solidarité, en les poussant souvent dans la voie des briseurs de grèves.
Ainsi, l’ « expérience extrêmement instructive de la social-démocratie d’Autriche » parle contre le Bund, en faveur de la vieille Iskra. Le fédéralisme au sein du Parti autrichien a abouti au séparatisme le plus ignoble, à la désagrégation de l’unité du mouvement ouvrier.
Nous avons vu plus haut que la « pratique russe » parle dans le même sens. Les séparatistes bundistes, de même que les Tchèques, ont rompu avec l’ensemble de la social-démocratie, de la social-démocratie russe. En ce qui concerne les syndicats, les syndicats bundistes, ils étaient dès le début organisés d’après le principe national, c’est-à-dire qu’ils étaient séparés des ouvriers des autres nationalités.
L’isolement total, la rupture totale, voilà ce que montre la « pratique russe » du fédéralisme.
Il n’est pas étonnant que cet état de choses se répercute sur les ouvriers par un affaiblissement du sentiment de solidarité et par la démoralisation, et que cette dernière pénètre aussi au sein du Bund. Nous voulons parler des conflits de plus en plus fréquents entre ouvriers juifs et polonais sur le terrain du chômage. Voici quels propos ont retenti, à ce sujet, à la IXe conférence du Bund :
« Les ouvriers polonais qui nous évincent, nous les considérons comme des pogromistes, comme des jaunes, nous ne soutenons pas leurs grèves, nous les sabotons. En second lieu, nous répondons à l’évincement par l’évincement : en réponse à la non-admission des ouvriers juifs dans les fabriques, nous ne laissons pas les ouvriers polonais travailler aux établis à bras… Si nous ne prenons pas cette affaire en mains, les ouvriers suivront les autres. » (Voir le Compte rendu de la IXe conférence du Bund, p. 19.) [Souligné par nous. J. S.].
C’est ainsi que l’on parle de solidarité à la conférence bundiste.
On ne peut aller plus loin en matière de « délimitation » et d’ « isolement ». Le Bund est arrivé à ses fins : il délimite les ouvriers des diverses nationalités jusqu’aux rixes, jusqu’aux actes de briseurs de grève. Impossible de faire autrement :
« Si nous ne prenons pas cette affaire en mains, les ouvriers suivront les autres… »
Désorganisation du mouvement ouvrier, démoralisation dans les rangs de la social-démocratie, voilà à quoi mène le fédéralisme bundiste.
Ainsi, l’idée de l’autonomie nationale, l’atmosphère qu’elle crée, s’est révélée encore plus nuisible en Russie qu’en Autriche.