Le Marxisme et la question nationale
Staline
VII. La question nationale en Russie
Il nous reste à tracer la solution positive de la question nationale.
Nous partons du fait que le problème ne peut être résolu qu’en liaison indissoluble avec la situation que traverse la Russie.
La Russie vit dans une période de transition, où la vie « normale », « constitutionnelle », ne s’est pas encore établie, où la crise politique n’est pas encore résolue. Les journées de tempêtes et de « complications » sont encore à venir. D’où le mouvement, présent et futur, mouvement qui se donne pour but la pleine démocratisation.
C’est en liaison avec ce mouvement que doit être envisagée la question nationale.
Ainsi, pleine démocratisation du pays, comme base et condition de la solution du problème national.
Il convient de tenir compte, lors de la solution du problème, non seulement de la situation intérieure, mais aussi de la situation extérieure. La Russie est située entre l’Europe et l’Asie, entre l’Autriche et la Chine. Le progrès du démocratisme en Asie est inévitable.
Le progrès de l’impérialisme en Europe n’est pas un effet du hasard. Le capital en Europe commence à se sentir à l’étroit, et il se rue vers d’autres pays, à la recherche de débouchés nouveaux, d’une main-d’œuvre à bon marché, de nouveaux champs d’activité. Mais cela conduit à des complications extérieures et à la guerre. Nul ne peut dire que la guerre des Balkans [Allusion à la première guerre des Balkans, commencée en octobre 1912 entre la Bulgarie, la Serbie, la Grèce et le Monténégro, d’une part, et la Turquie, de l’autre. Cette guerre fut le résultat du conflit entre les intérêts des puissances de l’Entente (France, Angleterre, Russie) et ceux des puissances de la Triple Alliance (Allemagne, Autriche-Hongrie, Italie) dans la péninsule balkanique. Cette guerre, aussi bien que la deuxième guerre des Balkans (1913), qui éclata entre les alliés de la veille n’ayant pas su partager le butin, et qui se termina par l’écrasement de la Bulgarie, ne firent que raviver les contradictions impérialistes dans les Balkans ; elles furent le prélude de la guerre impérialiste mondiale.] soit la fin, et non le commencement des complications. Il est parfaitement possible qu’une combinaison de conjonctures intérieures et extérieures intervienne, dans laquelle telle ou telle nationalité de Russie trouvera nécessaire de poser et de résoudre la question de son indépendance. Et, dans ces cas-là, ce n’est évidemment pas aux marxistes à dresser des barrières.
Il s’ensuit donc que les marxistes russes ne pourront pas se passer du droit des nations à disposer d’elles-mêmes.
Ainsi, droit de disposer de soi-même comme point indispensable dans la solution du problème national.
Poursuivons. Comment agir envers les nations qui, pour telles ou telles raisons, préféreront demeurer dans le cadre d’un tout ?
Nous avons vu que l’autonomie culturelle-nationale n’est pas utilisable.
En premier lieu, elle est artificielle et non viable, car elle suppose le rassemblement artificiel, dans une seule nation, d’individus que la vie, la vie réelle, sépare et jette aux différents points de l’Etat.
En second lieu, elle pousse au nationalisme, car elle conduit au point de vue de la « délimitation » des individus par curies nationales, au point de vue de l’ « organisation » des nations, au point de vue de la « conservation » et de la culture des « particularités nationales », chose qui ne sied pas du tout à la social-démocratie.
Ce n’est pas par hasard que les séparatistes moraves au Reichsrat, s’étant séparés des députés social-démocrates allemands, se sont unis aux députés bourgeois moraves en un seul « kolo » [Cercle, groupe, communauté. S’applique ici à l’union des partis au sein du Parlement.] morave, pour ainsi dire. Ce n’est pas par hasard non plus que les séparatistes russes du Bund se sont embourbés dans le nationalisme, en exaltant le « samedi » et le « yiddish ». Il n’y a pas encore de députés bundistes à la Douma, mais dans le rayon d’action du Bund il y a la communauté juive cléricalo-réactionnaire, dans les « institutions dirigeantes » de laquelle le Bund organise, en attendant, l’ « unité » entre ouvriers et bourgeois juifs. (Compte rendu de la VIIIe conférence du Bund, fin de la résolution sur la communauté.) Telle est bien la logique de l’autonomie culturelle nationale.
Ainsi l’autonomie nationale ne résout pas la question.
Où donc est l’issue ?
La seule solution juste, c’est l’autonomie régionale, l’autonomie d’unités déjà cristallisées, telles que la Pologne, la Lituanie, l’Ukraine, le Caucase, etc.
L’avantage de l’autonomie régionale consiste tout d’abord en ceci : avec elle on a affaire non à une fiction sans territoire, mais à une population déterminée, vivant sur un territoire déterminé.
Ensuite, elle ne délimite pas les individus par nations, elle ne renforce pas les barrières nationales ; au contraire, elle ne fait que démolir ces barrières et grouper la population pour ouvrir la voie à une délimitation d’un autre genre, à la délimitation par classes.
Enfin, elle permet d’utiliser de la façon la meilleure les richesses naturelles de la région et de développer les forces productives, sans attendre les décisions du centre commun — fonctions qui ne sont pas inhérentes à l’autonomie culturelle-nationale.
Ainsi, autonomie régionale comme point indispensable dans la solution de la question nationale.
Il n’est pas douteux qu’aucune des régions n’offre une homogénéité nationale complète, car dans chacune d’elles sont incrustées des minorités nationales. Tels les Juifs en Pologne, les Lettons en Lituanie, les Russes au Caucase, les Polonais en Ukraine, etc. On peut appréhender, par conséquent, que les minorités soient opprimées par les majorités nationales. Mais ces appréhensions ne sont fondées que si le pays garde l’ancien état de choses. Donnez au pays la démocratie intégrale, et les appréhensions perdront tout terrain.
On propose de lier les minorités éparses en une seule union nationale. Mais les minorités ont besoin non pas d’une union artificielle, mais de droits réels chez elles, sur place. Que peut leur donner une telle union sans une démocratisation complète ? Ou bien : quelle est la nécessité d’une union nationale, quand il y a démocratisation complète ?
Qu’est-ce qui met particulièrement en émoi la minorité nationale ?
La minorité est mécontente, non de l’absence d’une union nationale, mais de l’absence du droit de se servir de sa langue maternelle. Laissez-lui l’usage de sa langue maternelle, et le mécontentement passera tout seul.
La minorité est mécontente, non de l’absence d’une union artificielle, mais de l’absence chez elle d’une école en langue maternelle. Donnez-lui cette école, et le mécontentement perdra tout terrain.
La minorité est mécontente, non de l’absence d’une union nationale, mais de l’absence de la liberté de conscience, de déplacement, etc. Donnez-lui ces libertés, et elle cessera d’être mécontente.
Ainsi, égalité nationale sous toutes ses formes (langue, écoles, etc.) comme point indispensable dans la solution de la question nationale. Une loi généralisée à tout l’Etat, établie sur la base de la démocratisation complète du pays et interdisant toute espèce de privilèges nationaux sans exception et toutes entraves ou restrictions, quelles qu’elles soient, aux droits des minorités nationales.
C’est en cela, et cela seulement, que peut résider la garantie réelle et non fictive, des droits de la minorité.
On peut contester ou ne pas contester l’existence d’un lien logique entre le fédéralisme dans l’organisation et l’autonomie culturelle-nationale. Mais on ne saurait contester que cette dernière crée une atmosphère favorable au fédéralisme sans bornes, qui se transforme en rupture totale, en séparatisme. Si les Tchèques en Autriche et les bundistes en Russie, ayant commencé par l’autonomie pour passer ensuite à la fédération, ont fini par le séparatisme, un grand rôle a sans doute été joué ici par l’atmosphère nationaliste que l’autonomie nationale dégage naturellement. Ce n’est pas par hasard que l’autonomie nationale et le principe fédératif dans l’organisation marchent de pair. Cela se conçoit. C’est que l’une et l’autre réclament la délimitation des nationalités. L’une et l’autre supposent l’organisation par nationalités. La ressemblance est indéniable. La seule différence est que là on délimite la population en général, ici les ouvriers social-démocrates.
Nous savons à quoi mène la délimitation des ouvriers par nationalités. Désagrégation du Parti ouvrier unique, division des syndicats par nationalités, aggravation des frictions nationales, trahison à l’égard des ouvriers des autres nationalités, démoralisation complète dans les rangs de la social-démocratie, tels sont les résultats du fédéralisme dans l’organisation. L’histoire de la social-démocratie en Autriche et l’activité du Bund en Russie l’attestent avec éloquence.
L’unique moyen contre un tel état de choses, c’est l’organisation basée sur les principes de l’internationalisme.
Le groupement, sur place, des ouvriers de toutes les nationalités de Russie en collectivités uniques et unies, le groupement de ces collectivités en un parti unique, telle est la tâche.
Il va de soi que cette façon d’édifier le Parti n’exclut pas, mais implique une vaste autonomie des régions au sein d’un tout unique, au sein du Parti.
L’expérience du Caucase montre toute l’utilité d’un tel type d’organisation. Si les Caucasiens ont réussi à surmonter les conflits nationaux entre ouvriers arméniens et tatars ; s’ils ont réussi à prémunir la population contre les possibilités de massacres et de fusillades ; si à Bakou, dans ce kaléidoscope de groupes nationaux, les conflits nationaux ne sont plus possibles désormais, si l’on y a réussi à entraîner les ouvriers dans la voie unique d’un mouvement puissant, — la structure internationale de la social-démocratie caucasienne n’a pas joué ici le dernier rôle.
Le type de l’organisation n’influe pas seulement sur le travail pratique. Il met une empreinte indélébile sur toute la vie spirituelle de l’ouvrier. L’ouvrier vit de la vie de son organisation, il s’y développe moralement et y fait son éducation. C’est ainsi que, évoluant dans son organisation et y rencontrant chaque fois ses camarades d’autres nationalités, menant avec eux la lutte commune sous la direction de la collectivité commune, il se pénètre profondément de l’idée que les ouvriers sont avant tout les membres d’une seule famille de classe, les membres d’une seule armée du socialisme. Et cela ne peut manquer d’avoir une énorme portée éducative pour les grandes couches de la classe ouvrière.
C’est pourquoi le type international de l’organisation est l’école des sentiments de camaraderie, l’agitation la plus efficace en faveur de l’internationalisme.
Il en va autrement de l’organisation par nationalités. En s’organisant sur la base de la nationalité, les ouvriers se renferment dans leurs coquilles nationales, en se séparant les uns des autres par des barrières d’organisation. Ce qui se trouve souligné, ce n’est pas ce qu’il y a de commun entre les ouvriers, mais ce qui les distingue les uns des autres. Ici l’ouvrier est avant tout membre de sa nation : Juif, Polonais, etc. Il n’y a rien d’étonnant si le fédéralisme national dans l’organisation cultive chez les ouvriers l’esprit d’isolement national.
C’est pourquoi le type national de l’organisation est l’école de l’étroitesse et de la routine nationales.
De cette façon nous avons devant nous deux types d’organisation différents en principe : le type de la cohésion internationale et le type de la « délimitation », dans l’organisation des ouvriers par nationalités.
Les tentatives de concilier ces deux types n’ont pas eu de succès jusqu’à présent.
Le statut conciliateur de la social-démocratie autrichienne, élaboré à Wimberg, en 1897, est resté suspendu en l’air. Le Parti autrichien s’est morcelé, entraînant à sa suite les syndicats. La « conciliation » se révélait non seulement utopique, mais nuisible. Strasser a raison d’affirmer que « le séparatisme a remporté son premier triomphe au congrès du Parti, à Wimberg ». (Voir : Der Arbeiter und die Nation, 1912.)
Il en est de même en Russie. La « conciliation » avec le fédéralisme du Bund qui eut lieu au congrès de Stockholm s’est terminée par un krach complet. Le Bund a fait échec au compromis de Stockholm. Dès le lendemain du congrès de Stockholm, le Bund devint un obstacle dans la voie de la fusion sur place des ouvriers en une organisation unique englobant les ouvriers de toutes les nationalités. Et le Bund poursuivit obstinément sa tactique séparatiste, bien qu’en 1907 et 1908 la social-démocratie russe ait exigé à plusieurs reprises que l’unité à la base entre ouvriers de toutes nationalités fût enfin réalisée. [Il est fait allusion ici aux décisions de la IVe conférence du P.O.S.D.R. (dite la « IIIe conférence de Russie »), qui se tint du 18 (5) au 25 (12) novembre 1907, et de la Ve conférence du P.O.S.D.R. (dite de « décembre »), qui eut lieu du 3 au 9 janvier 1909 (du 21 au 27 décembre 1908 ancien style). Voir les résolutions dans Le Parti communiste de l’U.RS.S. dans les résolutions et décisions de ses congrès, conférences et assemblées plénières du Comité central. 1re partie, édition de l’Institut Marx-Engels-Lénine, 1932.] Le Bund, ayant commencé par l’autonomie nationale dans l’organisation, est passé en fait à la fédération pour finir par une rupture complète, par le séparatisme. Or, en rompant avec la social-démocratie russe, il y a apporté le désarroi et la désorganisation. Il suffit de rappeler l’affaire Jagello.
Aussi, la voie de la « conciliation » doit-elle être abandonnée comme utopique et nuisible.
De deux choses l’une : ou bien le fédéralisme du Bund, et alors la social-démocratie russe se reconstruit sur les bases de la « délimitation » des ouvriers par nationalités ; ou bien le type international de l’organisation, et alors le Bund se reconstruit sur les bases de l’autonomie territoriale, à l’exemple de la social-démocratie caucasienne, lettonne et polonaise, en ouvrant la route à l’œuvre d’unification directe des ouvriers juifs avec les ouvriers des autres nationalités de la Russie.
Pas de milieu : les principes triomphent, mais ne « se concilient pas ».
Ainsi, principe du rassemblement international des ouvriers comme point indispensable dans la solution de la question nationale.
Vienne, janvier 1913.
Prosvechtchénié, nos 3-5. Mars-mai 1913.