Les Cahiers de Contre-Enseignement Prolétarien
#10 – Les journées de juin 1848
1. L’insurrection de juin 1848 fut une insurrection prolétarienne
L’insurrection de juin 1848 n’entraîna pas seulement les ouvriers des Ateliers nationaux mais l’ensemble du prolétariat parisien, et contre elle se réalisa l’union des forces bourgeoises (républicains dits « modérés » ou « avancés ») et féodales (légitimistes, orléanistes appuyés sur la paysannerie).
La grande industrie commençait seulement à se développer dans Paris. À la veille de 1848 on comptait 342.530 ouvriers, parmi lesquels 112.981 femmes et 24.714 enfants au-dessous de seize ans.
Parmi ceux que les statistiques considèrent comme des patrons beaucoup sont, à vrai dire, des artisans, puisque 32.000 travaillent seuls, ou avec le concours d’un ouvrier. Le prolétariat parisien comprend différents éléments :
1. Les ouvriers de la fabrique de Paris, artisans d’art et de luxe que les crises économiques successives (1837-1847) ont rejetés dans le prolétariat ;
2. Les travailleurs du textile en petits ateliers, tailleurs, couturières, modistes. Dans les mois qui précèdent 1848, ils semblent jouer un rôle très actif ; en tout cas, les tailleurs sont presque de tous les procès politiques de la monarchie de Juillet ;
3. Les ouvriers du bâtiment, groupés déjà en chantiers importants ;
4. Les premiers « prolétaires d’usines ». Nous les trouvons dans de grands ateliers de filatures, de teinturerie et de constructions mécaniques.
Quels que soient les documents consultés, on constate que tous ces ouvriers ont participé à l’insurrection de Juin.
Prenons en effet la « liste générale par ordre alphabétique des inculpés compris dans la procédure instruite à l’occasion de l’insurrection de juin 1848 ». Nous avons là 11.500 noms avec, généralement, les professions correspondantes. Que voyons-nous ?
Ouvriers 70 % Intellectuels 2%
Petits bourgeois 14 % Divers 4%
Domestiques 8 % Profession non marquée 2%
Parcourons les barricades au matin du 24 juin. Chaque corporation a vraiment son bastion. En voici un tableau succinct et schématique :
Rond-point de la Villette :
- Charretiers
- Charbonniers
- Débardeurs
Temple :
- Ouvriers en articles de Paris
- Ciseleurs
- Cambreurs
- Cordonniers
- Chapeliers
- Taillandiers
Saint-Antoine :
- Ébénistes
- Menuisiers
Cité :
- Dockers
- Cheminots de la gare d’Orléans
Italie :
- Chiffonniers de la rue Mouffetard
- Carriers (venus de Gentilly et d’Auteuil)
Donc — et c’est un fait généralement reconnu — l’insurrection de juin 1848 a eu un contenu prolétarien indéniable.
Si elle a été provoquée uniquement par la suppression des Ateliers nationaux, nous ne devons trouver dans la lutte que des ouvriers appartenant aux Ateliers nationaux.
Certes, il est assez difficile à l’histoire de dire si, d’après sa profession, un ouvrier appartient ou non aux Ateliers nationaux, puisque tout chômeur y fut admis sans distinction de métier. Cependant voici parmi les insurgés des ouvriers du service des eaux, de la voirie, des postiers et des cheminots en très grand nombre (les mécaniciens de la gare du Nord défendaient une barricade, rue Lafayette; les employés de la ligne d’Orléans essayèrent d’entraver les transports de troupes). Ce sont là des ouvriers qui n’appartenaient pas aux Ateliers nationaux; ils ne furent pas directement atteints par la dissolution des Ateliers, et pourtant ils jouèrent dans l’insurrection un rôle de premier plan.
Des groupes entiers dans les Ateliers nationaux ne prirent point part au mouvement. Ils le condamnaient ou ne croyaient pas au succès. En avril, les ouvriers de Rouen s’étaient soulevés; en apprenant cette insurrection, certains membres des Ateliers nationaux avaient demandé à partir pour défendre le régime contre le prolétariat rouennais. Évidemment, dans ces semaines de crise, la pensée prolétarienne mûrit vite. Les Ateliers nationaux ne constituent plus une masse obéissante au gouvernement; ils constituent un ferment d’agitation. Mais, malgré tout, le vieil esprit demeure encore chez quelques-uns -— et l’insurrection de Juin n’aurait jamais eu l’ampleur qu’elle présenta si elle n’avait été que le fait des Ateliers nationaux.
Si les journées de Juin constituent un rassemblement prolétarien, les émeutiers vont se heurter à une concentration de toutes les forces bourgeoises. Les étudiants — Polytechnique et Normale —- s’étaient battus contre la monarchie en février : ils sont en juin avec la bourgeoisie. Le directeur de l’École normale était venu offrir ses services, en redingote, en casquette et le sabre à la main, à la tête de ses élèves. Tous les gardes nationaux de province furent mobilisés ; ceux des campagnes accoururent quelquefois avec enthousiasme — et cyniquement le sous-préfet de Château-Thierry écrit : « La République peut tout attendre de ces ruraux si elle sait se concilier son affection. »
Si l’on ne peut pas expliquer l’insurrection par la seule évolution des Ateliers nationaux, quel est son caractère essentiel ? Ce fut d’abord une réaction prolétarienne contre la crise économique. Les ouvriers signifièrent à la bourgeoisie leur volonté de ne pas supporter les conséquences d’un régime économique dont ils n’étaient pas responsables.