Les Cahiers de Contre-Enseignement Prolétarien
#10 – Les journées de juin 1848
2. Le soulèvement éclate dans une crise économique qui s’amplifie depuis 1847
Une crise économique a atteint la France en 1847, elle aggrave la misère des ouvriers, dont un grand nombre est réduit au chômage. Le prolétariat, à Paris et en province, s’insurge, par de multiples émeutes et manifestations, contre les conséquences de la crise. En juin 1848 l’opposition entre les deux classes : bourgeoisie et prolétariat, arrive à son degré le plus aigu: aussi les ouvriers de Paris se dressent-ils par l’insurrection contre la dissolution des Ateliers nationaux, dernière mesure d’une bourgeoisie consciente de sa force et de ses alliés et bien décidée à ne faire servir la révolution de Février qu’à ses intérêts.
1. 1831, 1837, 1847, autant d’années qui marquent des crises très graves, des crises de croissance de l’évolution capitaliste (en opposition à la crise actuelle qui se déroule à l’époque de l’impérialisme, c’est-à-dire du capitalisme décadent, et qui est une crise de sénilité). La crise de 1847 devait être une des plus importantes. Elle avait commencé en Allemagne, en Angleterre en 1846. Elle atteint la France en 1847. La production générale est ralentie, surtout dans les industries textiles. En Normandie, les tisserands à domicile sont réduits au chômage, et on établit pour eux des Ateliers de charité.
Marquons par des chiffres l’ampleur de cette crise. Prenons d’abord le commerce extérieur de la France :
Commerce général :
1846 2.437.000.000 Frs
1847 2.339.000.000 Frs
1848 1.644.000.000 Frs
Considérons l’escompte des effets de commerce à Paris :
1846 1.194.000.000 Frs
1847 1.136.000.000 Frs
Les versements à la Caisse d’épargne diminuent :
1846 143.000.000 Frs
1847 126.000.000 Frs
La valeur moyenne du livret baisse sensiblement :
1846 538 Frs
1847 486 Frs
(Chiffres extraits de Levasseur : Histoire de la classe ouvrière).
La révolution de Février a naturellement accentué la crise économique. Le départ du roi n’a pas ébranlé le régime capitaliste; il subsiste avec toutes ses conséquences et en particulier la crise. Au lieu de s’emparer des leviers de commande de la production, les ouvriers avaient abandonné tout le pouvoir aux représentants de la bourgeoisie. Même en 1871, quand les communards créeront, sur les ruines de la bureaucratie napoléonienne, un État nouveau, organe essentiel de la dictature du prolétariat, ils commettront l’erreur de ne pas s’emparer dès le début et complètement des moyens de production. Expériences sanglantes, mais nécessaires au développement de la théorie révolutionnaire du prolétariat !
La production parisienne était évaluée en 1847 à 1.463 millions; elle n’était plus, à la fin de 1848, que de 677 millions. Si l’on parcourt les quartiers de l’Hôtel de Ville et du Faubourg Saint-Antoine (VIII° et IXe arrondissements de l’époque), où 600 ateliers de machines occupaient 7.500 ouvriers, on s’aperçoit que depuis le 24 février le chômage est complet. La Bourse reste fermée jusqu’au 7 mars et plusieurs banques font faillite. La question des échéances se pose avec acuité, comme plus tard sous la Commune; et le 8 mars le monde des affaires se rend à l’Hôtel de Ville pour réclamer la prorogation des échéances à trois mois.
Les conséquences de cette crise économique s’ajoutent au chômage, qui, en régime capitaliste, naît toujours du développement du machinisme.
Le nombre des machines à vapeur s’accroît sans cesse: de 2.540 en 1839, il passe à 4.114 en 1845 et à 4.853 en 1847.
Des milliers d’ouvriers — tisseurs à domicile, petits artisans — avaient été précipités dans la misère par cette transformation des forces productives.
2. Dans les mois qui précèdent juin 1848, les ouvriers ont souvent réagi avec violence contre les conséquences de la crise économique. « D’abord ils ne se contentent pas de diriger leurs attaques contre le mode bourgeois de production, ils les dirigent contre les instruments de production eux-mêmes, ils détruisent les marchandises étrangères qui leur font concurrence, brisent les machines, brûlent les fabriques… » (Marx). Dans les tissages, à Reims (manufacture Croutelle), à Romilly, à Saint-Quentin, à Armentières, à Trévoux, dans le Charolais les ouvriers brisent les machines, qu’ils rendent responsables de la crise économique. À Bernay, en Normandie, des manifestations se déroulent au cri de « À bas les machines anglaises! » Les patrons doivent signer l’engagement de ne plus en employer. À Paris, les typos renversent les presses modernes, et un de leurs journaux, l’Ouvrier, est obligé de lancer un appel « Respect aux machines! ». Les voituriers, les éclusiers et les mariniers atteints par le développement des voies ferrées se dressent en plusieurs endroits contre les chemins de fer. Lutte primitive qui peut tout au plus freiner, sans l’arrêter, le développement des forces productives. C’est plus tard seulement que les ouvriers comprendront la nécessité de renverser un régime où tout progrès technique se traduit par un accroissement du profit bourgeois et par une aggravation de la misère prolétarienne.
D’autres émeutes éclatent en province et à Paris, au cours desquelles le prolétariat, renonçant à briser les machines, lutte directement contre la bourgeoisie pour améliorer sa situation. Dressons la liste des principales émeutes de province. On les ignore trop souvent.
Avril 1848. — À Lillebonne, les chômeurs s’attroupent. Ils réclament la délivrance de leurs camarades arrêtés dans une manifestation précédente. Ils se heurtent à la troupe qui tire (6 morts et plusieurs blessés).
À Lyon, des soldats ont été incarcérés pour avoir fraternisé avec le peuple. Les ouvriers les délivrent en se rendant en masse devant les casernes.
À Limoges, on comptait 3.000 ouvriers sur 23.000 habitants. Ce sont des porcelainiers et des tisseurs. Avec l’aide des « flotteurs » de la Vienne, ils profitent de la campagne électorale pour se rendre maîtres de la ville. La préfecture est occupée, la garde nationale bourgeoise désarmée et l’ordre assuré par des patrouilles d’ouvriers. Cette situation va durer deux semaines.
À Rouen, la bourgeoisie était armée, les ouvriers, pourtant gardes nationaux, n’avaient point de fusils. L’élection à l’Assemblée constituante n’est là aussi que le prétexte de la lutte. Les barricades résistent deux jours: 11 morts, 76 blessés, 10 condamnations aux travaux forcés, 30 à la détention.
Mai 1848. — Le 18, à Lyon, insurrection des « Voraces », Le 22, à Lille, émeutes ouvrières.
Le 28, à Tours, manifestation au cri de « 45 sous ou la mort! »
Le 31, à Lyon, un soulèvement armé éclate dans les Ateliers nationaux du quartier de Perrache.
Juin 1848. — Marseille ouvrier se révolte dans les journées des 21, 22, 23, en réponse aux patrons qui voulaient violer la journée de dix heures.
A Paris, les manifestations ont présenté encore plus d’ampleur.
25-26 février. — A deux reprises les ouvriers réclament le drapeau de la révolution sociale: le drapeau rouge.
28 février. — « Dix heures de travail… Pas de marchandage » (ce sont les intermédiaires), telles sont les revendications formulées par les ouvriers quand ils se rendent à nouveau à l’Hôtel de Ville. Ils obtiennent la création d’une Commission du travail.
1er mars. — Nouvelle manifestation à la Commission du travail (Commission du Luxembourg). Elle arrache un décret qui établit la journée de 10 heures à Paris, de 11 heures en province et supprime « l’exploitation des ouvriers par des sous-entrepreneurs ou marchandage ».
17 mars. — Les ouvriers viennent réclamer le renvoi des élections. L’idée de dictature n’est pas pour eux une notion en dehors des classes; à la « dictature de l’oppression » ils opposent la « dictature du progrès ».
16 avril. — Réunis au Champ de Mars pour élire les officiers de la Garde nationale, les ouvriers réclament, dans un manifeste préparé par les clubs, « la suppression de l’exploitation de l’homme par l’homme et l’organisation du travail par l’association ».
15 mai. — L’Assemblée constituante est réunie depuis le 4. Le 15 mai, sa salle des séances est envahie par les ouvriers qui apportent une pétition pour la Pologne insurgée. Blanqui prend la parole, et ce sont des revendications sociales qu’il formule : « Il y a aussi, dit-il, la question du travail et de la misère. Le peuple réclame de l’Assemblée qu’elle s’occupe instamment de donner de l’ouvrage et du pain à ces milliers de citoyens qui en manquent aujourd’hui. »
3. La crise économique se développe donc ; la réaction ouvrière s’amplifie en province et, à Paris, elle a pris déjà la forme insurrectionnelle. La bourgeoisie veut dès lors passer à l’offensive. Elle veut en finir avec la résistance prolétarienne. Elle veut désarmer les ouvriers. Dès mars 1848, Marrast répondait à des ouvriers tailleurs qui lui exposaient leurs revendications : «: Les ouvriers ont été longtemps les victimes de l’exploitation ; qu’à leur tour ils ne rendent pas les autres victimes de prétentions exagérées ». Quand la bourgeoisie eut procédé, par la consultation électorale du 23 avril, à un recensement de ses forces, quand elle s’aperçut qu’elle pouvait compter sur les gardes nationaux de province, elle adopta résolument une politique de provocation : répression sanglante de toutes les émeutes, sabotage public du décret du 2 mars qui établissait la journée de dix et de onze heures (le préfet de Seine-Inférieure refuse de l’appliquer) ; adoption, le 7 juin, d’une loi contre les attroupements armés et non armés (c’est cette loi que Laval a fait jouer lors du 1er mai 1931!) ; enfin, après de longues discussions au cours desquelles s’est affirmé l’esprit de classe de l’Assemblée constituante, c’est la dissolution des Ateliers nationaux (le décret est imprimé dans le Moniteur du 21 juin) : les jeunes ouvriers doivent s’engager, les autres seront dispersés dans les départements et en Algérie.
En créant les Ateliers nationaux le gouvernement de la Deuxième République n’avait pas eu l’intention de faire une expérience sociale. Il avait simplement repris le vieux système royal des Ateliers de charité : c’était en quelque sorte un secours que la bourgeoisie avait accordé aux chômeurs. Elle supprimait ce secours parce qu’elle se sentait maintenant assez forte pour pouvoir réprimer une révolte ouvrière. Le 15 mai, le gouvernement avait arrêté quelques chefs ouvriers. Le 21 juin, il lançait sa dernière provocation.
Mais ce serait une erreur de considérer les journées de Juin comme une simple riposte à la dissolution des Ateliers nationaux. En réalité, elles apparaissent comme un des moments de cette époque insurrectionnelle qui a commencé en 1847, une émeute redoutable qui entraîna ceux que nous appellerions aujourd’hui les chômeurs inscrits aux Caisses de secours (Ateliers nationaux), les chômeurs non secourus et les ouvriers encore employés. En février 1848, les ouvriers ont lutté de toutes leurs forces pour l’établissement d’une République bourgeoise-démocratique qui, pensaient-ils, réaliserait les revendications politiques lancées dès 1793 par la bourgeoisie et détruirait ce qui restait de la féodalité. Les contradictions ont mûri, dans cette République, du mois de février au mois de juin. Ce développement a été accentué par la crise économique.
Donc, nous avons montré d’abord que les émeutes de juin étaient essentiellement prolétariennes; il nous est apparu aussi qu’elles constituaient un des épisodes de la lutte ouvrière contre la crise économique. Demandons-nous, maintenant, si en juin 1848 le prolétariat parisien a voulu pousser jusqu’au bout la révolution démocratique bourgeoise dont il avait été le premier artisan; ou si, voyant plus loin, il a essayé de transformer cette révolution bourgeoise en une révolution prolétarienne.