Les Cahiers de Contre-Enseignement Prolétarien
#10 – Les journées de juin 1848
5. L’insurrection
La lutte commence le 22 juin. La bataille fait rage pendant quatre jours. L’ordre bourgeois triomphe le 26, tandis qu’en province les troubles se multiplient dans tous les centres prolétariens.
Donc, le 21 juin, un arrêté a dissous les Ateliers nationaux. Ce n’est pas là la cause de l’insurrection, mais c’en est l’occasion. La protestation s’organise; elle se précise, s’amplifie jusqu’à devenir un soulèvement armé. Les ouvriers avaient leurs fusils de gardes nationaux; ils connaissaient bien leurs rues, leur quartier, avec une tendance à trop rester sur la défensive et à ne pas vouloir quitter les maisons près desquelles ils habitaient (la même erreur fut commise pendant la Commune — même et surtout durant la Semaine sanglante). Les gouvernants avaient fait les révolutions de 1830 et de février 1848; ils seraient plus habiles que ceux dont ils avaient jadis triomphé. Ils avaient à leur disposition 50.000 soldats, et les gardes nationaux des cinq arrondissements de l’Ouest, peuplés de bourgeois.
Le 22 juin.
Les ouvriers — 1.500 —- se réunissent place du Panthéon. Une délégation conduite par Pujol va interpeller le gouvernement. C’est Marie qui répond : « Si les ouvriers ne veulent pas partir, nous les renverrons de Paris par la force ». Pujol rend compte de cette entrevue aux ouvriers, qui protestent en criant: « Du plomb ou du travail! Du pain ou du plomb! » Dans la soirée, à la Bastille, Pujol harangue à nouveau les ouvriers: les manifestations recommenceront demain. La police est restée inactive: elle a bien reçu l’ordre d’arrêter Pujol. Mais les recherches ne s’accomplissent qu’avec lenteur. Les « militaires » ont décidé de laisser se développer l’insurrection pour l’écraser : c’est une faible esquisse de ce que sera le plan Thiers en 1871.
Vendredi 23 juin.
Les ouvriers devaient à nouveau se rassembler à six heures du matin devant le Panthéon. Ils sont nombreux au rendez-vous. Leur cortège, dirigé par Pujol, s’avance lentement vers la Bastille. On chante :
Oh ! Ça ira, ça ira,
Lamartine à la lanterne,
Lamartine on le pendra !
Lamartine apparaissait, pour les chômeurs de 1848, comme l’homme qui avait pour tâche de les endormir avec ses promesses éloquentes, et qui, en réalité, représentait dans le gouvernement la grande bourgeoisie parisienne. Encore un homme dont le rôle politique est singulièrement transformé par les manuels d’enseignement! Encore une légende que nous devrons dissiper.
Dans la rue Saint-Denis, autour de la porte Saint-Martin se dressent les premières barricades. Elles se multiplient. Au début de l’après-midi, une première fusillade : le sang coule. L’armée attaque le boulevard et la porte Saint-Denis, l’Hôtel de Ville et le Panthéon. Quand la nuit tombe, les insurgés sont maîtres des quartiers ouvriers. Le gouvernement a écrit aux préfets d’envoyer toutes les troupes disponibles.
Samedi 24 juin.
La bourgeoisie a concentré ses forces. L’Assemblée a nommé Cavaignac chef du pouvoir exécutif. Le plan d’offensive s’amorce : c’est la reconquête progressive, lente — et sanglante — des barricades prolétariennes. La garde nationale et la troupe reprennent les boulevards Poissonnière, Saint-Denis et le quartier du Temple. Elles s’attaquent au Panthéon et à la Montagne Sainte-Geneviève. La résistance est magnifique. Des canons mis en batterie rue Soufflot renversent les dernières barricades. À la fin de la journée, le gouvernement avait remporté de réels succès. Cependant l’Assemblée tremble. Thiers réunit la droite et demande à l’Assemblée de se retirer à Bourges afin d’entreprendre avec les « ruraux » la destruction complète du Paris prolétarien.
Dimanche 25 juin.
C’est la journée définitive. Les officiers de Cavaignac réoccupent les quartiers ouvriers du Nord et du Sud. Le général Bréa est tué à la barrière d’Italie. Le faubourg Saint-Antoine est cerné, car la place de la Bastille vient d’être encerclée. L’archevêque de Paris Affre est tué par une balle venue de la troupe.
C’est dans ce quartier de la Bastille que se trouvaient les retranchements principaux. « Des barricades d’une extraordinaire résistance avaient été érigées, en partie maçonnées avec des pavés, en partie charpentées avec des poutres. Elles forment un angle vers l’intérieur, de façon à offrir moins de surface aux obus et à agrandir par contre un front de défense permettant un feu croisé. Dans les maisons, on avait percé les murs mitoyens, de manière à les relier entre elles par séries et à permettre aux insurgés, d’après les besoins du moment, d’ouvrir en tirailleurs le feu sur les troupes ou de se retrancher derrière les barricades » (Engels, article cité dans Bibliographie). Cette expérience ne fut pas inutile aux révolutionnaires russes; il suffit pour le reconnaître d’étudier les travaux des différents comités militaires bolcheviks((Lire en particulier Un professeur militant, n° 11 de la collection Épisodes et vies révolutionnaires, au Bureau d’Éditions (1 franc))).
Lundi 26 juin.
C’est la fin. Seules quelques barricades sont encore debout. Une trêve est conclue. Les insurgés envoient une délégation pour parlementer et non pour capituler. Le président de l’Assemblée la reçoit. C’est Sénard, le massacreur des ouvriers de Rouen (en avril)- Il boit à la « République démocratique et sociale ». Simple manœuvre! Cavaignac refuse tout « marchandage », il réclame la capitulation complète des dernières barricades. À dix heures, la fusillade recommence : deux colonnes à la Bastille, une autre arrive à revers de Vincennes. Les insurgés sont tombés dans un vrai guet-apens. Les 65 barricades qui séparaient la Bastille de la place du Trône (la Nation) sont enlevées. À deux heures, le gouvernement peut lancer en province la dépêche suivante:
Le faubourg Saint-Antoine, dernier point de résistance, est pris. Les insurgés sont réduits. La lutte est terminée. L’ordre a triomphé de l’anarchie. Vive la République !
En province.
L’insurrection de juin ne fut pas, comme on le dit souvent, un « incident parisien ». Elle s’accompagna d’une violente agitation en province, malheureusement peu connue, parce qu’elle contredit trop la thèse officielle. En tout cas, des troubles se produisent à Rouen, Troyes, Arcis-sur-Aube, Besançon, Agen, Auxerre, Dijon, Limoges, Reims. Si les gardes nationaux de province venaient au secours de Cavaignac, les ouvriers se préparaient à venir à Paris aux côtés de leurs frères de classe. À Ancenis, à Nantes, à Lure, à Beaune, des volontaires constituent des milices ouvrières. Des barricades se dressent à Essonnes ; à Bordeaux, les ouvriers manifestent devant la préfecture au cri de « Vive la République rouge ! » À Mulhouse, les tisseurs déposent leurs « cahiers de revendications » et s’organisent pour la grève générale. Les ouvriers de Lyon seront prêts à la lutte si ceux de Paris peuvent tenir encore quelques jours; et n’oublions pas qu’à Marseille la bataille avait fait rage durant plusieurs jours.
Comment un pareil mouvement aurait-il pu se généraliser s’il n’avait eu pour cause que la dissolution des Ateliers nationaux ? Quel démenti à ceux qui affirment avec M. Seignobos que le mouvement était « né de causes spéciales à Paris » !