Les Cahiers de Contre-Enseignement prolétarien
#9 – Les manuels d’histoire et la guerre impérialiste
II. Préparation à la guerre impérialiste par les manuels d’histoire
La crise économique mondiale, qui n’a cessé de s’approfondir depuis 1930, a exaspéré au plus haut point les rivalités économiques et politiques des impérialismes mondiaux. En ce qui concerne la France, le conflit est toujours très aigu avec l’Italie qui réclame la « parité navale », et avec l’Allemagne, réclamant « l’égalité des droits », l’ère de l’entente inaugurée par le traité de Locarno en 1925 semble révolue, les relations sont de nouveau très tendues.
Au Maroc, une nouvelle guerre est en préparation pour la soumission de la zone dissidente et du Rio de Oro espagnol. Par-dessus tout, la crise a aggravé les dangers d’une intervention contre l’U.R.S.S. des impérialismes étreints par la crise et à la recherche d’un vaste débouché.
L’occupation de la Mandchourie par le Japon a mis ce danger en pleine lumière, et la France est l’alliée du Japon. Partout, c’est la course aux armements renforcée, plus ou moins bien masquée par les déclarations pacifistes, les palabres et les plans démagogiques et hypocrites de désarmement à Genève.
Dans ces conditions, les manuels d’histoire, comme l’école dans son ensemble, doivent servir plus que jamais à la bourgeoisie française à préparer le moral de sa future « chair à canon ». Ils ne manquent pas à cette tâche, même ceux, nous le verrons, qui ont pris « un air » pacifiste, voire révolutionnaire.
Cette préparation morale à la guerre par les manuels d’histoire est multiforme, souvent sournoise et habile. Nous la démasquerons sous ses aspects principaux que nous classerons ainsi :
- Glorification de la défense nationale, des héros et des vertus militaires ;
- Exaltation de la France et de l’étranger ;
- Mensonges sur les causes et faits de la grande guerre ;
- Glorification du colonialisme ;
- Faux pacifisme masquant l’impérialisme ;
- Préparation à la guerre contre l’U.R.S.S.
1. Glorification de la défense nationale, des héros et vertus militaires
Pour que l’enfant puisse plus tard accepter un nouveau massacre mondial, il faut d’abord que l’idée de guerre lui apparaisse naturelle, normale. C’est la raison pour laquelle, malgré toutes les tentatives, plus ou moins sincères, pour donner, comme base à l’enseignement de l’histoire à l’école primaire, l’histoire de la civilisation et du travail, les transformations économiques et sociales, cet enseignement reste avant tout une étude des guerres, batailles et traités de guerre passés. Les nécessités des programmes et des examens contraignent à cette étude les maîtres les plus avancés. Il n’y a qu’à consulter les tables des matières, les titres de chapitres des principaux manuels pour voir toute la place que les guerres y occupent.
L’enfant, habitué ainsi à trouver la guerre normale, doit trouver normale aussi la défense de la patrie, la défense nationale. Il faut qu’il n’ait même pas l’idée que des ouvriers et paysans, envoyés malgré eux sur le champ de bataille pour défendre les intérêts capitalistes en massacrant les travailleurs étrangers, puissent se refuser à cette tâche criminelle, ou semblable fait ne doit être pour lui qu’une ignoble trahison. C’est pour cela que les manuels exaltent en général les vertus militaires, la bravoure, le courage, l’endurance, la discipline du soldat, et glorifient les héros de notre histoire guerrière : de Vercingétorix à Foch, en passant par Jeanne d’Arc, Bayard, Turenne, Napoléon Ier, quelle longue suite de grands chefs proposés à l’admiration enfantine !
Des citations, empruntées aux principaux manuels des écoles primaires, vont apporter la preuve de ce que nous venons de dire.
Parcourons le manuel Lavisse, cours moyen (édition 1932, Armand Colin) ; nous lisons :
Vercingétorix a été vaincu, mais il a combattu tant qu’il a pu. Dans les guerres, on n’est jamais sûr d’être vainqueur, mais on peut sauver l’honneur en faisant son devoir de bon soldat (pages 10 et 11).
Quand un peuple ne sait plus se défendre lui-même, il n’a plus longtemps à vivre (p. 14).
Tous les Français doivent aimer et vénérer le souvenir de cette jeune fille [Jeanne d’Arc] qui aima tant la France et qui mourut pour nous (p. 53).
La guerre, les dangers, les défaites, les victoires, ont inspiré à tous les Français « l’amour sacré de la patrie », comme chante la Marseillaise (p. 177).
Même ceux des Français qui n’espéraient pas la victoire croyaient que l’honneur commandait de nous battre encore, et qu’il fallait obéir à l’honneur [guerre de 1870] (p. 230).
Dans le manuel Gauthier, Deschamps, Aymard, cours moyen (édition 1931, Hachette), le même esprit se retrouve :
Jeanne [d’Arc] vécut, s’arma, mourut pour la France : c’est ce qui la rend chère à tous les Français (p. 46).
Pendant la guerre de Cent ans, les Français se sentirent les fils d’une même patrie pour laquelle Jeanne d’Arc donna sa vie (p. 75).
La France était vaincue, après avoir montré au monde ce que peut un grand peuple qui ne veut pas périr [guerre de 1870] (p. 233).
La défense de la patrie envahie a sauvé l’honneur et imposé à tous le respect de la France vaincue [guerre de 1870] (p. 234).
Si Napoléon reste le plus grand homme de guerre de tous les temps, au cours de son histoire la France a été servie par d’habiles capitaines: Condé, Villars et Maurice de Saxe, sous l’ancien régime. Les généraux de la Révolution et les maréchaux de l’Empire ont eu pour dignes successeurs : Bugeaud, Chanzy, Faidherbe, Joffre, Galliéni, Lyautey, Foch et Pétain. Complétons par ces grands noms [dont chacun est suivi d’un résumé de ses exploits] : Duguesclin, Bayard, Turenne, Vauban, Dupleix, Montcalm, Hoche (dans la révision générale, pages 280 et 281).
Le même manuel contient une lecture sur la campagne de Turenne en Alsace en 1674-75 ; une sur Napoléon et ses soldats, « dignes de leurs chefs », qui montraient « une endurance et une bravoure admirables » ; une sur la guerre en Algérie et le combat de Sidi-Brahim ; une sur le siège de Sébastopol ; une sur la bataille de Frœschwiller et la charge des cuirassiers de Reichshoffen ; une sur « l’indomptable résistance de Belfort » ; une enfin sur l’Alsace-Lorraine protestant contre son annexion à l’Allemagne après 1870.
Le manuel Guiot et Mane, cours moyen (librairie Mellottée), l’un des plus chauvins (la couverture en est tricolore), contient maintes phrases aussi édifiantes :
La France considère le héros gaulois [Vercingétorix] comme le premier et le plus noble parmi ses enfants (p. 12).
À cette menace de l’étranger, la France répond par un généreux élan de patriotisme. La grande victoire de Bouvines, près de Lille (1214), est remportée par Philippe-Auguste (p. 52).
L’étranger, maître du sol sacré de la patrie, brûle les chaumières. En face de cet étranger maudit, le peuple, toujours fidèle, sent qu’il y a une France qui ne saurait périr ! La guerre [guerre de Cent ans] devient nationale! (p. 65).
Oui, Jeanne [d’Arc] est une sainte; c’est la sainte de la France, son ange libérateur! (p. 66).
Dans ces deux combats [Arques, Ivry] la vaillance du Béarnais excite l’admiration générale (p. 99).
Nous voulons, s’écrie-t-on de toutes parts [quand Richelieu traverse Paris, menacé en 1635], nous voulons faire la guerre avec vous, ou mourir avec vous! (p. 111).
Condé… est incapable de céder à l’ennemi; il ne connaît pas les obstacles. Qu’importe le sang versé, pourvu que la victoire lui reste! (p. 112).
En cet heureux moment, la France, prépondérante en Europe [apogée de Louis XIV]… (p. 121).
Qui défend l’immense ville [Paris en 1870]? Quelques troupes… Tous cependant sont intrépides, animés du désir de vaincre ou de mourir (p. 245).
« Assez reculer, dit le généralissime Joffre dans une fière proclamation aux troupes. Avancer ou périr, tel est le devoir! ». Mots énergiques, bien faits pour enthousiasmer les cœurs»! (pp. 283, 284).
Le sacrifice d’Eustache de Saint-Pierre et des bourgeois de Calais, les exploits du Grand Ferré, de Bayard, des gardes françaises à Fontenoy (Jamais nous ne tirons les premier !), de Montcalm, Bara, Viala, Ney, de la Garde à Waterloo (La garde meurt et ne se rend pas !), la prise de Constantine, de la smala d’Abd-el-Kader, de Malakoff, la bataille de Reichshoffen, sont commentés avec admiration par le texte et, le plus souvent, par une gravure.
Parmi les sujets de devoirs :
« Lettre d’un jeune conscrit à son père. Plan :
« Début : Son bonheur de servir la patrie.
« 1° Le service obligatoire.
« 2° L’armement perfectionné ; le camp retranché.
« 3° La France forte et pacifique ; la guerre sainte.
« Conclusion : Il étudiera et travaillera pour devenir officier » (p. 259).
La guerre, ce fléau de l’humanité, est devenue pourtant chose sainte, quand l’étranger, menaçant nos frontières, a eu l’intention de nous ravir l’indépendance (p. 258).
Tout un chapitre du livre est consacré à ce « bienfait » de la République : la réorganisation de l’armée. Et tant pis pour ceux qui se plaignent des charges écrasantes des budgets de guerre ! L’auteur les accepte d’un cœur léger. Il écrit :
Énormes ont été les sacrifices d’argent : la République a dépensé sans compter. Mais qu’importent les sommes prodiguées Le but est atteint : la France est aujourd’hui puissante et respectée.
N’est-ce pas la formule même de l’impérialisme le plus cynique ?
Enfin ce livre, ou tout concourt à l’exaltation du patriotisme et de la gloire militaire, se termine par ces paroles qui révèlent que les auteurs ont envisagé consciemment la préparation à la guerre future. S’adressant aux enfants, ils écrivent :
Mes amis… Votre pays a confiance en vous : aussi il envisage l’avenir avec sérénité ! Les dures épreuves pourront de nouveau surgir; mais vous saurez les surmonter. Grâce à vous, la France, votre chère mère, sera longtemps encore « la grande nation ».
Dans les autres manuels en usage, nous trouverions aussi, plus ou moins, le même souci de développer le sentiment patriotique, d’inculquer l’admiration pour les héros militaires et la défense nationale.
Deux manuels seulement ont fait un effort sérieux pour donner à l’enseignement de l’histoire à l’école une autre base que le récit perpétuel des guerres, batailles et traités, et ont essayé de vulgariser, à l’usage des enfants, l’histoire de la vie économique et sociale de notre pays : c’est le manuel Duvillage (dans son édition récente) et celui de la Fédération unitaire de renseignement. Ce dernier a fait un louable essai dans le sens d’une histoire matérialiste où le point de départ de l’étude de chaque période historique est l’étude de la vie économique et du travail humain, et où le rôle de lutte des classes est justement mis en relief. Mais les auteurs (d’ailleurs encore imbus de certains préjugés démocratiques) ont malheureusement, dans le but de faire admettre officiellement leur manuel dans les écoles, transigé bien souvent avec la vérité révolutionnaire, atténué certains faits, omis certains jugements indispensables (nous en donnerons des exemples). Ce faisant, ils n’ont réussi ni à faire agréer officiellement leur manuel (qui a été interdit dans les écoles malgré son modérantisme, parce qu’il ose dire que la lutte des classes existe !) ni à faire le manuel vraiment révolutionnaire, courageux et franc que le prolétariat en marche vers sa libération a le droit de demander à des maîtres révolutionnaires.