Les Cahiers de Contre-Enseignement prolétarien
#9 – Les manuels d’histoire et la guerre impérialiste
I. L’enseignement de l’histoire et la guerre impérialiste de 1914-1918
Les manuels d’histoire dans la période d’après-guerre (1919-1932)
La guerre finie, les impérialismes alliés victorieux imposèrent leurs conditions de paix à leurs ennemis par le traité de Versailles et autres traités. Les manuels d’histoire continuèrent à refléter les tendances du capitalisme et du militarisme français. Mais cette période d’après-guerre, au point de vue de l’esprit de ces manuels, peut-être divisée en deux périodes très distinctes: avant et après le traité de Locarno et l’admission de l’Allemagne à la S.D.N. en 1925.
De 1919 à 1925, la paix est signée, mais on reste à l’état de guerre latente avec l’Allemagne. Le règlement des traités, l’occupation de la rive gauche du Rhin par les Alliés, l’occupation de la Ruhr en 1923 par les troupes de Poincaré continuent à maintenir l’atmosphère de guerre. Les manuels d’histoire ont pour rôle de continuer à entretenir la haine de l’Allemagne, de tenter de démontrer sa responsabilité unique dans le déclenchement du massacre, de justifier les traités imposés par la force, l’insolente domination des impérialismes alliés se jetant, comme des fauves sur leurs proies, sur les dépouilles des vaincus, les expéditions coloniales et aussi la tentative d’écrasement par l’intervention alliée (1919-21) de la Révolution russe victorieuse. Quelques citations des manuels d’alors montreront qu’ils ont joué pleinement ce rôle. Dans le manuel Lavisse, cours moyen (A. Colin, éditeur), on trouvait les affirmations suivantes :
L’Allemagne était de mauvaise foi et voulait la guerre (page 248).
Les conditions du traité étaient très dures en effet, mais la justice voulait qu’il en fût ainsi (page 264).
L’Allemagne renonce à ses colonies, où elle traitait ses indigènes d’une façon barbare (p. 264).
L’Allemagne, orgueilleuse et rapace, prétendait dominer le monde pour l’exploiter (p. 266).
Parmi les révolutionnaires russes il y avait des traîtres payés par les Allemands ; ils firent la paix avec l’Allemagne à des conditions honteuses (p, 259).
Dans le manuel Gauthier et Deschamps, cours moyen (éditeur Hachette, 1919), le délire militariste et chauvin, la haine de l’Allemagne et de la Révolution russe s’étalaient plus honteusement encore. On y lisait:
Le vrai héros ne craint qu’une chose: manquer à son devoir (p. 46).
On n’aime vraiment son pays que si l’on est prêt à lui sacrifier son repos, sa vie (p. 133).
À l’heure même où la patrie fut en danger, un chant de gloire vint se graver profondément et à jamais dans l’âme de la France (p. 97).
Partout [aux colonies] nos troupes se sont montrées ce qu’elles furent toujours : promptes, intrépides, irrésistibles (p. 137).
Une race de proie, conduite par un Kaiser criminel, veut réaliser son rêve insensé qui est de te réduire, France, à l’esclavage (p. 142)
Les causes de la guerre criminelle où l’Allemagne a engagé l’humanité sont uniquement nées de la volonté de ses gouvernants de dominer le monde (p. 142).
La Russie, en accord avec la France, fait toutes les concessions possibles à la Triplice. Mais Guillaume veut la guerre à tout prix. Brutalement il déclare la guerre à la Russie (p. 142).
Sur l’année 1917 :
La campagne défaitiste que les Allemands ont si bien menée en Russie et en Italie, ils la mènent aussi en France, où des trahisons se révèlent. C’est alors que l’opinion hausse au pouvoir un énergique vieillard, Clemenceau. Aidé de nos grands chefs, Clemenceau exalte l’enthousiasme et la volonté de ses concitoyens. La confiance renaît; le défaitisme n’est plus (p. 146).
La révolution russe était ainsi présentée :
Les intrigues allemandes ont gangrené la Russie. Tout y est en désarroi. Le 15 mars, Nicolas II abdique, ce qui n’empêche pas son arrestation et celle de sa famille. Les chefs du nouveau gouvernement, Lénine et Trotsky, acceptent de l’Allemagne des ordres et des subsides ; ils terrorisent le peuple. Ainsi, « par la force de leur penchant naturel », les Russes sont retournés à l’esclavage et nous trahissent (pp. 146, 147).
Sur l’année 1918 :
Les Monts de Reims sont sacrifiés pour amener l’Allemand sur la rive gauche de l’Aisne, où le flot des barbares vient expirer le 25 juillet (p. 148).
Même page, un portrait de Mangin et au-dessous : « Mangin, le vaillant Lorrain. Il attaque, il enfonce, il gagne ».
Le même manuel contenait, dans le but prétendu d’apprendre aux enfants « à bien penser et à bien juger », les questions suivantes :
Exercice de raisonnement : Énumérez les cinq causes qui font de Duguesclin l’un des plus populaires de nos héros (p. 24).
Dites ce qu’on entend par patriotisme et nationalité. Démontrez que le patriotisme est né pendant les terribles épreuves de la guerre de Cent ans (p. 27).
Expliquez en quoi les vers :
« Les Français à Calais viendront planter le siège,
« Quand le fer et le plomb nageront comme liège »
que les Anglais avaient écrits sur une des portes de Calais, étaient tout à fait injurieux pour les Français (p. 45).
On y trouvait parmi les lectures : Pour la patrie… jusqu’à la mort expliquant la gravure : Chevalier d’Assas et sergent Dubois.
Et parmi les sujets de rédaction : « Le drapeau national », « Concluez en disant le respect qu’on doit au drapeau national » (p. 95).
Dans le manuel Guiot et Mane, cours élémentaire (édit. Delaplane, 1919), la préface affirmait que dans l’histoire « doit résider la véritable école du patriotisme ». Aussi y trouvons-nous encore des lignes fort édifiantes :
Quelle joie pour votre mère quand vous aurez revêtu le brillant uniforme ! [de polytechnicien]. Vous serez plus tard officier d’artillerie ou de génie. Vous aurez le bonheur de servir glorieusement votre chère France! (p. 127).
Paris demeure inaccessible à la crainte [1871] ; il va, comme à un spectacle, assister à un bombardement (p. 159).
Songez que la guerre, ce fléau de l’humanité, peut malheureusement devenir une chose sainte; c’est lorsque l’étranger envahit la terre maternelle, lorsqu’il veut nous ravir notre indépendance. Ce jour-là, mes amis, quand vous serez des hommes, songez que vous avez une patrie! Vous l’aimerez plus que vous. Comme vos aïeux en 1870, comme vos pères et vos frères en 1914-1918 :
« Ne marchandez pas votre sang
« Au premier rang, au dernier rang
« Mourez pour elle. »
(LAPRADE.) — (P. 173.)
Ce jour-là [2 août 1914] vos pères et vos frères ont fait la guerre sainte, la guerre de délivrance (p. 175).
Plus barbares que les peuplades les plus sauvages, les Allemands ont commis les pires abominables atrocités (p. 176).
Les plus « avancés » des auteurs de manuels n’échappaient pas alors à cette atmosphère chauvine. C’est ainsi que Duvillage (pseudonyme de Clémendot), qui, avant la guerre, collabora avec Gustave Hervé à la confection d’une histoire antimilitariste, était devenu, comme celui-ci, un grand patriote, bien loin du « défaitisme » d’un Lénine. L’amour de la patrie, la défense nationale des coffres-forts capitalistes lui étaient chers, et il écrivait, dans son Histoire de France expliquée aux enfants (édit. Bibliothèque d’Education) :
Tu es fier d’être le descendant des hommes vaillants qui ont fait l’unité de ta patrie… tu aimes ta patrie. Tu l’aimes naturellement, comme tu aimes ta famille… Puisque tu aimes ta patrie, tu dois la servir et la défendre. Si, un jour, son indépendance est menacée, tu devras, à l’exemple de tes pères, être prêt à lui donner ta vie. Je suis sûr que tu ne voudras jamais qu’on dise de toi ce que tu dis toi-même d’un Bourbon ou d’un Bazaine. Tu veux que ta patrie soit respectée puisque tu l’aimes. Or, elle ne peut être respectée que si elle est forte. Tu devras donc, sans te plaindre, faire tous les sacrifices pour assurer sa force. Tu la serviras par l’accomplissement du devoir militaire, par le paiement des impôts, par l’obéissance aux lois et par ton travail de tous les jours (pages 307 et 308).
En 1925, l’Allemagne cesse d’être au ban des nations. Les métallurgistes allemands et français s’étant mis d’accord pour constituer le « Cartel international de l’Acier », cet accord économique devait être complété par un accord politique entre leurs pays respectifs. Ce fut le célèbre accord de Locarno, œuvre de Briand-Stresemann, présenté alors par les radicaux et socialistes délirants, travaillant à un odieux bourrage de crânes pacifiste, comme une œuvre grandiose d’établissement de la paix. Les Alliés admirent l’Allemagne dans « leur » Société des nations, avec l’espoir de l’entraîner dans le front unique capitaliste contre l’U.R.S.S. Dès lors, il fut officiellement convenable de ne plus attaquer violemment l’Allemagne. Les anathèmes contre les Boches « barbares » et hypocrites firent place, dans la presse aux ordres du gouvernement, aux hymnes pacifistes glorifiant le « briandisme » et la marche vers une ère de paix par la réconciliation des deux nations ennemies de la veille. Dès lors, les manuels n’étaient plus « à la page ». Ils devaient, comme la presse, suivre le mouvement. Et l’on assista, à cette époque, à des transformations bien significatives de leur texte. Sans scrupule de conscience, sans souci de se contredire, leurs auteurs qui hurlaient à mort contre l’Allemagne, se mirent à leur tour à lui tendre la main sous le patronage de la S.D.N. glorifiée. On vit disparaître les récits sur les « crimes » allemands, et les expressions les plus violentes de la haine contre l’Allemagne. Les citations significatives de Lavisse, Gauthier et Deschamps, Guiot et Mane, Duvillage, que nous venons de rapporter, disparurent dans les nouvelles éditions. Ils renonçaient à affirmer maintenant ce qu’ils affirmaient la veille. Ils changeaient délibérément d’idée comme de chemise. L’exemple le plus frappant est peut-être celui des transformations que fit subir Aymard, selon les vœux de la maison Hachette (la plus puissante maison d’édition française), au manuel Gauthier et Deschamps, transformations solennellement annoncées et justifiées par le Manuel général et la presse pédagogique. Ce manuel odieusement chauvin, chargé de haine devint un des plus réservés à l’égard de l’Allemagne. Rien ne prouve mieux que la plupart des auteurs de manuels ne sont point des historiens soucieux de la vérité historique et animés d’une conviction quelconque, mais des mercenaires aux ordres du gouvernement et des maisons d’édition, et qui, pour gagner de l’argent, sont prêts à écrire tout ce qu’on leur demande d’écrire, et à cesser d’affirmer aujourd’hui ce qu’ils affirmaient hier, au gré des fluctuations de la politique de l’impérialisme français.
Que demain, comme cela se confirme de plus en plus, « l’esprit de Locarno » cesse de souffler, et les mêmes mercenaires seront prêts à inclure de nouveau dans les manuels les affirmations sur la barbarie, les atrocités et l’hypocrisie allemandes, à moins que cette barbarie, ces atrocités et cette hypocrisie, par le jeu des luttes impérialistes, ne deviennent italiennes, américaines ou bolchéviks.
Ajoutons que cette disparition, momentanée et partielle, des violentes attaques contre l’Allemagne dans les manuels après 1925, ne change rien au caractère général de ceux-ci. Leur but, nous le montrerons, reste toujours la justification de la politique de l’impérialisme français et la formation de « bons citoyens », prêts à « donner leur vie » pour la patrie, au cours du prochain massacre mondial soigneusement préparé.