Les Cahiers de Contre-Enseignement Prolétarien
#16 – Le chauvinisme linguistique
La méthode des historiens chauvins français appliquée aux langues étrangères
Avant de passer à l’analyse du français en tant qu’instrument linguistique, il n’est pas inutile de montrer où conduirait l’application de la méthode des historiens chauvins français aux langues étrangères. Cette méthode, au fond, est basée sur le sophisme signalé par Ilya Ehrenbourg : « le français est employé en diplomatie, donc c’est une langue diplomatique » ; le français a été parlé hors de France à des époques données, donc c’est une langue supérieure aux autres langues. Ce raisonnement de base, qui sert à exalter le français, donnerait appliqué aux langues étrangères, les mêmes résultats. Prenons l’italien par exemple : il jouit dans la France du XVIème siècle d’une vogue peut-être égale à celle du français en Europe au XVIIIème siècle, d’une action en tous cas aussi décisive, tous les écrivains parlent italien : Ronsard, Du Bellay sont de solides italianisants ; de 1500 à 1660, tout esprit cultivé veut avoir lu Dante, Boccace, l’Arioste, et le Tasse dans le texte. Madame de Sévigné a pour professeur d’italien Ménage (V. Lettres). Le vocabulaire français s’enrichit de mots italiens nombreux : cavalerie, citadelle, escrime, embuscade, parade, soldat, etc…, pour la langue militaire ; bastingage, chiourme, escale, escadre, frégate, etc…, pour la langue maritime ; aquarelle, esquisse, et tous les termes musicaux, pour la langue artistique((Voir Rambaud : Histoire de la civilisation française tome II, p. 304)). Lorsque les cours européennes parlent le français, elles « rendent hommage à la rare perfection de notre langue » ; mais lorsque, de Catherine de Médicis à Concini et Mazarin, la civilisation française s’enrichit d’une manière si prodigieuse au contact de l’Italie, comment s’expriment les historiens français ? « L’italianisme gâte notre langue((Desgranges : Précis de littérature française, Hatier. p. 70.)) ». Ronsard, avec ses emprunts, « la surcharge de mots inutiles ou contraires à son génie((Rambaud, ouvrage cité, t. I. p. 483.)) », « notre langue se ressentait de l’invasion du goût italien((Ibidem, t. II, p. 304.)) ». Ce goût italien c’est toute la Renaissance. Et pour la France cela signifie la naissance d’un théâtre tragique (la Sophonisbe du Trissin), comique (boutions, comédiens italiens créateurs de notre comédie classique), d’une poésie (sonnet importé d’Italie), de l’art, de la musique, de la philologie, etc… En face de telles acquisitions le XVIIIème siècle français a offert à l’Europe les pâles imitateurs des tragédies de Voltaire, pâle imitateur lui-même de Racine. L’espagnol, à qui nous devons également pour partie notre théâtre, l’espagnol parlé de 1580 à 1660 en France, et lu par Corneille, on est obligé de le dire — et qui laisse sa trace avec tant de mots: bizarre, cabrer, camarade, épagneul, hâbler, incartade, etc., est traité de la même façon(( Ibidem.)), alors que pour les mêmes auteurs la survivance de quelques racines romanes dans les sabirs du Levant suffit à nous créer des devoirs — et surtout des droits — sacrés à la « protection » de la Syrie par exemple. Que le Cid et le Menteur soient des adaptations de Lope de Vega ou de G. de Castro, n’est pas digne d’être noté ; tout au moins cela ne préjuge rien de la précellence de l’espagnol. Mais s’il s’agit de la littérature française, « nos chansons de gestes… sont remaniées et traduites par les poètes de l’Allemagne, de l’Italie, de la Grèce… », « la langue française devient la langue universelle((Rambaud, ouvrage cité, t. I, p. 195)) ».
Alors va-t-il falloir conclure que la montée formidable de l’anglais aux XIXème et XXème siècles, comme langue commerciale internationale, s’explique par une adaptation particulière, une perfection qui destine cette langue à être fatalement choisie comme langue du commerce mondial ? Aucun historien français n’a jamais tiré cette conclusion ; ici chacun est prompt à montrer comme la langue anglaise a suivi la marchandise anglaise dans son colportage à travers le « village mondial ».
Lisez la bibliographie d’un ouvrage sérieux de chimie, de linguistique, de préhistoire ; vous trouverez une forte proportion de références de langue allemande. Tout chercheur qui veut approfondir un peu un sujet quelconque en ces matières doit savoir l’allemand. En a-t-on jamais conclu en France que l’allemand possède un « génie » qui le rende propre à devenir la langue internationale pour les sciences pures ou appliquées au XXème siècle ? Nos intellectuels bourgeois ne trouvent ces raisonnements absurdes que lorsqu’ils s’appliquent à l’étranger. Si les phrases de Rambaud, de Royer ou de Desgranges se trouvaient dans un manuel italien ou allemand, le Temps les mettrait en manchettes pour bien prouver au public français l’aberration impérialiste de ces races semi-cultivées ! Et pourtant, il n’y a aucune différence entre Mussolini réclamant la Dalmatie parce qu’elle a parlé italien, il y a 1800 ans, et la France se faisant donner la Syrie par la S. D. N. parce que vers le XIème siècle, quelques poignées de féodaux réussirent à y régner une soixantaine d’années. C’est le but pratique du chauvinisme linguistique ou culturel en général : justifier l’impérialisme français au XXème siècle, surtout aux yeux des intellectuels qui pourraient alléguer par exemple le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.