Les Cahiers de Contre-Enseignement Prolétarien
#16 – Le chauvinisme linguistique
Le français est supérieur par la clarté de sa grammaire
D’après Rivarol, la cause essentielle en est la syntaxe française, avec l’ordre direct :
« Ce qui distingue notre langue des langues anciennes et modernes, c’est l’ordre de la construction de la phrase. Cet ordre doit toujours être direct et nécessairement clair. Le français nomme d’abord le sujet du discours, ensuite le verbe qui est l’action, et enfin l’objet de cette action : voilà la logique naturelle à tous les hommes ; …or cet ordre si favorable et si nécessaire au raisonnement est presque toujours contraire aux sensations, qui nomment le premier l’objet qui frappe le premier. C’est pourquoi tous les peuples, abandonnant l’ordre direct, ont eu recours aux tournures plus ou moins hardies, etc… Le français, par un privilège unique, est resté seul fidèle à l’ordre direct, comme s’il était tout raison, etc… » (Rivarol).
Cette belle théorie est basée sur la doctrine aristotélicienne, reprise par les grammairiens de Port-Royal, qui veut que le langage soit l’expression de la logique même de la pensée :
« Toute une logique [c’est celle de Rivarol] s’est bâtie sur l’existence primordiale du verbe être, lien nécessaire entre les deux termes de toute proposition, expression de toute affirmation, fondement de tout syllogisme((VENDRYÉS, p. 144.)). »
Les logiciens grecs, pour prouver celle rationalité du langage allaient même jusqu’à affirmer que la phrase verbale, type « je chante, je cours, je vois, etc. » (par opposition à la phrase « rationnelle » nominale : je suis Grec, je suis fort) se ramenait à cette forme : je suis chantant, je suis courant, je suis voyant, c’est-à-dire exprimant également un syllogisme.
« Mais la linguistique, loin d’appuyer cette construction scolastique, la détruit par la base, d’après le témoignage de toutes les langues, la phrase verbale n’a rien à faire avec le verbe être, et ce verbe lui-même n’a pris place qu’assez tard comme « copule » [lien] dans la phrase nominale(( Idem, souligné par nous.)) ».
C’est tout l’édifice de Rivarol sapé, selon le mot de Vendryès, par la base.
On voit en effet que rien ne justifie historiquement le raisonnement de Rivarol. L’étude de l’histoire des langues montre son éloge du français, seul fidèle à la logique, comme une pure fantaisie. Restent à résoudre deux questions : 1° peut-on assimiler ordre direct et ordre logique ? ; 2° l’ordre direct est-il la marque du français ?
Voyons d’abord ce dernier point. Il est difficile de soutenir que l’italien, l’espagnol, l’anglais et même l’allemand ont un ordre moins direct que le français dans la construction de leurs phrases. Évidemment, on pourra toujours citer des textes, de Boccace, par exemple, très riches d’ordre indirect ; mais si l’on prend Guichardin ou Machiavel, on a un ordre direct presque parfait. Ce n’est pas parce que l’anglais dit : « I never play » (je jamais joue), qu’il doit être rangé parmi les langues à ordre indirect. Le français, même classique, dit : jamais je ne joue, et jamais on n’a prouvé que c’était plus rationnel de dire : je ne joue jamais. Quant à l’allemand, quand on l’a flétri, sans savoir ce qu’on dit, du terme de langue « synthétique », on a cru lui adresser la dernière injure. Nos professeurs de langues étrangères ont tout dit lorsqu’ils ont fait remarquer qu’on rejette le verbe à la fin des subordonnées : Man weiss der Wolf im Walde lebt, der König blind ist (on sait que le loup dans les bois vit, que le roi aveugle est). Mais dans la principale l’ordre peut toujours être aussi direct qu’en français. Nos subordonnées relatives admettent d’ailleurs la même construction qu’en allemand : « je veux le livre que t’offrit mon père », construction ni plus rare ni plus commune dans la langue écrite que son contraire : « le livre que ton père t’a donné ».
Il y a même, au XVIIIème siècle, une forte probabilité, à cause de l’inversion poétique, pour que la première tournure ait été, statistiquement, plus fréquente. Remarquons que ce n’est pas la seule entorse au soi-disant immuable ordre direct. Aucune logique ne justifie l’inversion du sujet dans les tours interrogatifs. Ce n’est pas parce que nous ignorons le sujet que nous te mettons après le verbe pour demander : viendra-t-il ? C’est l’action, et non le sujet, qui n’est pas sûre. Était-il plus logique de mettre l’élément douteux avant l’élément certain (pour suivre les logiciens sur leur terrain) ? L’anglais sera-t-il plus logique, lui qui garde l’ordre direct, précédé de l’auxiliaire do, signe avertisseur de la forme interrogative : « Do I write ? » : Remarquons que rien ne justifie logiquement des tours comme: « À peine eut-il terminé… », pas même la forme interrogative. Remarquons encore que l’adjectif tend en français à se mettre avant le nom pour exprimer une nuance affective : un beau film ; est-ce plus logique de mettre la qualité avant le qualifié ? Voilà la généralité de l’ordre direct bien touchée, et seulement eu égard à la langue formelle que personne n’écrit ni ne parle.
En effet, si l’on fait entrer en ligne de compte le langage dit affectif, c’est-à-dire expressif (et il n’y a aucune raison de l’écarter, il est aussi réel que l’autre, et aussi important), on trouve des tours indirects qui, chose admirable, « sont tout à la louange de la souplesse, de l’expressivité du français » (style des Lanson, Desgranges et Cie). « Restait cette redoutable armée d’Espagne » : inversion qui met admirablement en relief l’importance de ce « reste » « Si vous saviez comme je l’aimais, cette mule-là » (A. Daudet). « Tu le retrouveras au reteur, ton coup de sabot » (Id). « Quant à son parricide, il l’avait oublié » (V. Hugo). « Vous me la promettez, votre amitié ? » (Molière). « Mais cette rectitude, cette pleine droiture où vous vous renfermez, la trouvez-vous ici dans ce que vous aimez(( Citées par Royer, comme phrases de la langue écrite où l’on adopte ces procédés de conversation pour rendre dans leur vivacité des impressions, des sentiments dans Leçons de français. E. P. S., A. Colin, n° 48, p. 29.)) ? » (id.).
Pourquoi alors excepter le français de ces langues qui « abandonnant l’ordre direct ont eu recours aux tournures plus ou moins hardies, selon que leurs sensations ou l’harmonie des mots l’exigeaient ». Le français ne fait pas exception. Citons pour finir une phrase de la langue parlée, qui sert à raisonner autant, sinon plus que l’autre : « Nous traverserons le bois, et puis nous irons à la maison, vous savez, la maison du garde, vous la connaissez bien, celle qui a un mur tout couvert de lierre, et puis nous tournerons à gauche, nous chercherons un bon endroit, et puis alors, nous déjeunerons sur l’herbe ». Ou encore : « Du temps, voyons ! est-ce que j’en ai, moi, pour penser à cette affaire-là ! » « Son enfant ! mais elle le déteste, cette mère ! » (cité de Vendryès, p. 172).
Examinons maintenant le second point, savoir si l’on doit assimiler l’ordre dit direct et l’expression logique d’une pensée.
« On distingue souvent deux sortes de langues, celles à ordre libre et celles à ordre fixe. C’est là une distinction que les faits ne justifient pas. À vrai dire, il n’existe pas une langue où l’ordre des mots soit absolument libre et, inversement, il n’en est pas une où l’ordre des mots soit fixe immuablement. Si régulièrement fixé que soit l’ordre des mots en français ou en allemand, en chinois ou en turc, ces langues admettent une certaine souplesse… Le rapport logique des mots de la phrase ne se trouve modifié en rien si on les déplace [dans certaines langues]. Ainsi en latin je puis dire Petrus caedit Paulum ou Petrus Paulum caedit ou Paulum caedit Petrus, sans qu’il puisse y avoir hésitation sur le sujet, le verbe, le complément((Vendryés, p. 167. Souligné par nous.)). »
En effet, la logique, c’est-à-dire l’expression de la pensée même, dispose de différents moyens pour se manifester : l’ordre des mots en est un, la flexion en est un autre. Aucun linguiste ne s’est encore risqué à vouloir prouver que l’un ou l’autre procédé soit plus favorable à l’expression du raisonnement. En effet, la logique d’une langue réside dans la rigueur de ses procédés grammaticaux et non dans l’emploi de tel ou tel procédé. Prenons une comparaison : soit l’expression aXb; ce qui fait la valeur positive de cette formule, ce n’est pas la place de a ou de b. c’est que le signe X signifie toujours l’action de multiplier, et ne signifie que cela ; en d’autres termes, c’est que le rapport établi par le signe X entre les quantités a et b soit fixe, et exclusif. Il en est ainsi de la logique d’une langue : une langue sera d’autant plus logique qu’elle possédera pour exprimer les rapports entre les mots des procédés grammaticaux (morphèmes) distincts et rigoureux. En d’autres termes, pour atteindre la perfection logique, une langue devrait posséder les qualités suivantes :
1° Chacun de ses morphèmes (procédés grammaticaux), n’exprimerait qu’un seul rapport possible entre deux mots.
2° Chaque rapport grammatical (singulier, pluriel, temps, etc…) n’aurait pour s’exprimer qu’un seul morphème.
3° Chaque morphème correspondrait à un rapport logique.
Voyons comment le français répond à ces trois conditions.
Chacun de ses morphèmes est loin de n’exprimer qu’un seul rapport grammatical. L’s est la marque du pluriel, mais aussi de la deuxième personne du singulier des verbes ; er est une désinence verbale de temps (infinitif) mais aussi un suffixe d’agent (boucher, horloger) ; la préposition de marque l’éloignement, mais aussi l’opposition (protégé de la pluie contre la pluie), la manière (fouillant de ses doigts agiles = avec), l’appartenance (le livre de Jean), l’origine (un livre de Lénine). Le suffixe ance indique l’action mais aussi la qualité (il se familiarisa avec l’endurance de la faim. Dimitrov a fait preuve d’endurance). On pourrait citer beaucoup de préfixes et de suffixes : in marque la négation (inouï, inutile), mais aussi l’intériorité (inclus, induire) ; re marque la répétition (redire), mais aussi l’action instantanée (rabattre, rabaisser). Nous laissons au lecteur le soin de chercher et le plaisir de trouver mille exemples analogues.
Il est aussi facile de prouver que chaque rapport grammatical est loin de s’exprimer avec un seul morphème ; un morphème pour plusieurs rapports, c’est de l’équivoque, c’est-à-dire un illogisme ; plusieurs morphèmes pour un rapport, c’est de la confusion, c’est-à-dire un autre illogisme ; et l’interpénétration de ces deux illogismes, c’est le chaos complet, l’absence complète de logique. Pourtant, il en est bien ainsi. Pour reprendre les mêmes exemples, le pluriel se marque bien par s, mais aussi par x (poux) et même par z (gaz), par o (cheval, chevaux). Les linguistes prétendent même, et scientifiquement ils ont raison, qu’ils n’est souvent sensible que par ce qu’ils appellent la flexion à l’initiale (un homme, des hommes, homme, z’homme, etc…) ; l’infinitif est marqué par er, mais aussi par ir, oir, re ; le féminin se marque par e. mais aussi par n (bon, bonne), t (chat, chatte), etc., car c’est bien la consonne qui marque le féminin dans la langue parlée, aussi bien qu’écrite. Si l’on s’adressait au verbe, même observation. Je me borne à signaler que le temps dit présent peut indiquer une action actuelle (j’écris), éternelle (la terre tourne), habituelle (je me lève à sept heures), future (demain, je vais chez vous), et même passée (huit heures sonnaient : il entre, il va à son bureau), etc…
Enfin, très peu de rapports grammaticaux coïncident avec des rapports de logique, en français comme dans toutes les langues ; mais le français est loin d’être la moins illogique. L’anglais peut opposer la logique de son article invariable the au français : la chaire, la table, la salière, le fauteuil, le guéridon, le sucrier ; l’anglais pourrait aussi nous opposer son genre neutre (dans les adjectifs et pronoms) pour les choses inanimées ; il pourrait aussi montrer l’avantage de ses adjectifs possessifs : her book, his book, traduits tous deux par le français : son livre, alors que l’anglais voit immédiatement que le premier appartient à un individu féminin, l’autre à un individu masculin. Si la langue française est normale quant à l’expression du pluriel, on peut lui reprocher de ne rien posséder de clair pour exprimer le collectif ou le singulatif (le cheval court : espèce ou individu ; gelées de pomme ou de pommes ?).
En ce qui concerne la notion de temps, « peu de langues sont aussi riches que le français((VENDRYÈS, p. 116.))». « Le français se distingue entre toutes les langues par l’abondance de ses moyens d’expression du temps(( Idem, p. 130.)) ».
Est-ce le linguiste ou l’ancien lycéen qui parle ; ou si c’est vraiment le linguiste, exagère-t-il ? Il n’est pas sectaire d’en douter. En effet, ailleurs, Vendryès établit avec beaucoup de justesse qu’il ne faut pas confondre la présence de la forme grammaticale et le rapport logique, et surtout, conclure de l’absence de la première dans la grammaire à l’absence du second dans la mentalité du peuple qui utilise cette grammaire. Il dit fort bien :
« Une langue qui n’emploierait pas l’actif ne saurait traduire par exemple « je vous aime » ; mais entendons par là cette phrase mot à mot ; le rapport que nous exprimons par l’emploi du verbe dit « actif » s’y exprimerait simplement d’une façon différente((VENDRYÈS, p. 131-132.)) ».
« M. Planert a démontré de même qu’il fallait distinguer la notion de causalité des catégories grammaticales qui servent à l’exprimer ; si les Malais ne l’expriment pas, cela ne les empêche pas de penser causalement((Idem. p. 129.)) ».
On voit par là qu’il ne faut pas conclure qu’une langue ne peut exprimer le futur dans le passé ou le passé dans le futur du fait qu’elle n’a pas de temps spécialisé à cet usage. Le français dont on cite la richesse n’en a pas de spécial : le conditionnel présent, qui sert à marquer le futur dans le passé, sert aussi à marquer le futur conditionné. Ce qui n’empêche pas d’écrire : « Notre langue est la seule à posséder un temps simple datant l’action comme future par rapport à un moment du passé((Royer : Leçons de français, E. P. S., p. 219.)) ». Exemple : « avant-hier je croyais qu’il mourrait hier ». Pas besoin d’être linguiste pour comparer ce tour aux tours étrangers absolument identiques : « Cre devo to l’altro ieri ch’egli morisse l’indomani ». « The day before yesterday I believed lie would die yestersay ».
Il n’y a pas de raison pour ne pas citer le futur dans le passé en anglais « he would die » aussi simple que le futur français j’aimerai — j’aimer-ai amare habeo, j’ai à aimer. (Voir Vendryès, p. 181.)
Pour continuer notre recherche de la logique dans la grammaire, signalons que la distinction si chinoisement exigée entre actif et passif ne correspond à aucun rapport rationnel dans la pratique. Si je suis frappé exprime bien une action supportée par le sujet, je suis obéi est loin d’avoir ce sens ; et je suis monté ? On pourrait dire que ce sont deux chinoiseries ; mais pourquoi : je dois, je souffre, j’aime, je déteste, etc., doivent-ils être actifs ? Le géorgien possède une forme affective qui permet de distinguer cette nuance entre j’aime action positive et j’aime disposition affective((VENDRYÈS, p. 132.)). Pas même la notion de propriété si chère à notre civilisation n’a de morphème spécialisé en français, alors que le mandingue subtilement fait la différence entre a-fa « son père », et a-tu-kursi « sa culotte ». « Le possessif est diffèrent parce que le père n’appartient pas à son fils, tandis que la culotte appartient à son possesseur((Idem, p. 133.)). »
On voit par ces quelques exemples que ni par son vocabulaire, ni par sa syntaxe, ni par sa grammaire, la langue française ne peut justifier sa prétention d’être une langue spécialement, supérieurement adaptée à la logique. Ce qui ne veut pas dire ni qu’on ne puisse raisonner en français, ni que le français soit une langue inférieure. Si, pour illustrer cette thèse, nous avons dû nous acharner sur le français, c’est que, dans ce domaine comme dans tout autre, c’est contre notre propre impérialisme que nous devons d’abord nous dresser.