Les Cahiers de Contre-Enseignement Prolétarien
#16 – Le chauvinisme linguistique
Le français est supérieur par la richesse de son vocabulaire
Lorsqu’on a établi que l’expansion du français à diverses époques est due à des causes historiquement bien définies, irréductibles d’ailleurs à la notion d’une supériorité intrinsèque quelconque, il reste encore à examiner les arguments de ceux qui établissent la supériorité du français sur des bases non plus d’ordre historique, mais purement linguistique. Ces arguments sont de deux ordres :
- Ils louent sa richesse, c’est-à-dire veulent établir une prétendue suprématie de son vocabulaire (Voltaire) ;
- Ils louent sa clarté, c’est-à-dire veulent établir une perfection logique de sa morphologie (grammaire) (Rivarol).
À prendre Voltaire au pied de la lettre, il serait difficile d’en faire un apologiste de la supériorité du français par la richesse du vocabulaire. Il reconnaît explicitement la richesse de l’italien, et ne semble réclamer que la justice pour le français. En réalité, par le choix de ses exemples, il tend à montrer non pas l’égalité, mais la supériorité du français : pour « orgueil », en face de trois mots italiens, il aligne quatorze synonymes français, onze pour « vaillant » contre trois italiens, pour « gourmand » cinq contre deux, pour « savant », six contre un. Évidemment cette lettre ne prouve rien, mais l’abondance des manuels scolaires qui la citent montre qu’on veut lui faire prouver quelque chose.
C’est chez les linguistes qu’il faut chercher la solution de ce problème, savoir si le français possède un vocabulaire vraiment supérieur. Il est à noter avant de pousser plus avant (ce sera un point à développer si on veut traiter par exemple le chauvinisme culturel dans son ensemble : rôle civilisateur de la France dans le monde), que la très grande majorité des savants bourgeois présente la même dualité mentale que Pasteur, dont le cas est typique. Chaque savant bourgeois, comme lui, est un individu à cerveau cloisonné. Ce cloisonnement se marque dans la pratique par la volonté ou l’impossibilité d’appliquer une méthode scientifique de travail et de recherche une fois sorti d’un domaine spécialisé. Pasteur raisonnait en logicien impeccable devant ses tubes à essais ; sorti de son laboratoire, ¡I y laissait sa méthode critique avec sa blouse, et, au lieu de l’appliquer à la politique et à la religion, professait en ces matières, avec une remarquable absence de tout esprit critique, les opinions intactes puisées dans l’enseignement conformiste du lycée et de la famille. Le malheur est que, dans l’esprit de l’opinion publique, la croyance à l’unité de la pensée est bien assise, et que les opinions de Pasteur sur la politique et la religion, sont présentées comme le fruit d’un travail analogue en rigueur aux conclusions du même Pasteur, si scientifiquement rigoureuses, sur la génération spontanée.
On fait passer au compte du savant des réminiscences de la classe de rhétorique. On ne veut pas voir que d’Arsonval, Hev, G. Claude et tant d’autres auraient quelque valeur à être pris en considération lorsqu’ils parlent politique, seulement s’ils avaient appliqué leur méthode scientifique à l’examen des problèmes politiques, ce qu’ils n’ont jamais fait. Le linguiste Vendryès, par exemple, lorsqu’il écrit, à propos de l’épuration réelle effectuée par les écrivains sur la langue française, qu’elle y a gagné la clarté dans l’élégance, la précision dans la variété et, selon le mot de Rivarol, « la probité attachée à son génie((Vendryès : le Langage, Renaissance du livre, 1921. p. 324.)) », Vendryès, dis-je, ne parle pas alors en linguiste. mais se ressouvient d’avoir été élève de rhétorique : avec un peu de patience on pourrait sans doute retrouver le manuel dont il se souvient ; ce chapitre-là cohabite dans son esprit avec la méthode linguistique qui devrait le pulvériser, si la cohérence de la pensée, c’est-à-dire l’application de la même méthode à tous les domaines de la connaissance était possible à un savant bourgeois ; la preuve de ce cloisonnement de l’esprit est établie, par le fait que le linguiste contredit les réminiscences du bachelier, pour la question du vocabulaire, la seule qui nous occupe en ce moment, par exemple :
« Le vocabulaire ne reflète la mentalité qu’imparfaitement [Alors ? le « génie » dont parle Rivarol ?]. Le français n’a qu’un seul mot, louer, pour traduire deux mots allemands : miethen et vermiethun, dont les sens sont opposés. C’est une ambiguïté fâcheuse de notre langue((Idem, p. 280.)). »
« On connaît aussi des langues qui emploient le même mot pour dire « vendre » et « acheter » (le chinois par exemple). Y a-t-il lieu de tirer de ces faits un indice sur la façon dont ces peuples conçoivent la vente((Idem.)). »
« En fait, le français ne souffre guère de l’ambiguïté du mot louer ou l’allemand du mot lehnen, pas plus qu’un Breton ne souffre de n’avoir qu’un même mot (glas) pour « vert » et « bleu », et de dire de la même façon que « le ciel est bleu » et « les haricots sont verts ». À quelque partie du langage qu’on s’attache, il apparait qu’on aurait tort d’y voir l’image d’une certaine mentalité((Idem.)). »
C’est encore le linguiste qui corrige l’ancien lycéen, lorsqu’il met en garde de juger de la richesse d’une langue par son grand nombre de synonymes :
« On a reproché à l’anglais les excès de son vocabulaire, encombré de synonymes, que l’usage rejette rapidement, et toujours porté à en demander de nouveaux à son fournisseur habituel, le latin… Le français non plus n’est pas sans reproche par l’empressement qu’il met à adopter des mots nouveaux, quand les vieux, parfaitement vivaces, suffisaient à l’expression((Idem, p. 269.)). »
En effet, de quelle utilité est pour la langue le fait d’avoir deux mots pour un même sens, péninsule et presqu’île, par exemple, rive et berge, et tant d’autres doublets, dont on s’épuise à marquer les soi-disant nuances ? Ce qui n’empêche par l’ancien élève de conclure :
« Le français se recommande notamment par son exactitude et sa clarté. Bien loin de tolérer les licences, les exagérations, les éclats, approuvés par certaines langues voisines il recherche en tout une précision telle((Idem, p. 405.,)) etc… ».
Pour pousser plus loin, et conclure sur cette question de la supériorité d’un vocabulaire donné, dans une langue donnée, il serait bon de voir quelles qualités devrait présenter un tel vocabulaire, et si le français les possède à un degré supérieur. Il semble, d’après ceux-mêmes qui le louent, qu’on attache beaucoup de prix à la richesse, à la clarté, à la précision.
Qu’est-ce qu’une langue riche ? Si on appelle ainsi celle qui a un mot pour chaque chose, il ne semble pas que le français doive être mis au-dessus de quelque autre que ce soit. Le vocabulaire reflète la civilisation intellectuelle et matérielle : nous avons des mots pour tout ce que nous possédons. Mais comme la possession de cette civilisation nous est commune avec les trois quarts du monde, il n’y a pas à en tirer la preuve d’une supériorité. Tant que les Arabes n’ont pas eu les « bien-faits de la civilisation », il leur a manqué des mots pour dire : auto, steamer, garde-champêtre, et garde-à-vous ; mais depuis que cette lacune est comblée, ils ont le mot et la chose : toro-mubil (auto), babor (vapor, de l’espagnol), chuaubet (charapètie), gardawa (gardavouer, se mettre au garde-à-vous), et les capitaines de chasseurs qui tirent de ces vocables européens réformés une preuve de l’infériorité des arabes incapables d’apprendre le français, oublient que le français a enrichi son vocabulaire de la même manière : les Arabes pourraient leur rappeler amiral (de amir-al-bahr, chef de la mer), dont les avatars linguistiques valent bien ceux de garde-champêtre devenu chuaubet. Tant que les indigènes du Bangui n’eurent pas enrichi assez le gouverneur pour qu’il se paie une auto, leur bagage ne contenait pas le mot. Fallait-il en conclure que leur langue était pauvre ? Non, mais leur civilisation. Du jour où l’auto apparut, elle eut un nom, pas même tiré de l’européen : ce fut koutou-koutou, onomatopée qui ne peut même pas servir à les accuser d’une mentalité enfantine. Que dirait-on alors du « génie » d’un peuple qui a inventé coucou, cri-cri, tic-tac, et tant d’autres.
À quel point l’étendue d’un vocabulaire est la marque, non d’un « génie » propre de ceux qui l’utilisent, mais des conditions dites de civilisation, c’est ce que montrent bien certains passages de Vendryès :
« Le lithuanien, langue d’un peuple rural, n’a pas moins de cinq mots pour désigner la couleur grise : on dit pilkas de la laine et des oies, szirmas ou szirvas des chevaux, szemas des bovidés, zilas des cheveux de l’homme et des animaux domestiques autres que les oies, les chevaux et les bovidés((VENDRYÈS, ouvrage cité, p. 263-264.)) ».
Il cite également deux mots pour rouge et deux pour noir, et conclut justement que :
« Cela suppose des gens spécialisés dans l’élevage et pour qui la couleur de la robe a une grande importance((Idem, p. 264.)) ».
D’un point de vue purement linguistique, pour être vraiment riche un vocabulaire devrait posséder la faculté de s’accroître sans emprunts aux langues étrangères, uniquement par «les règles fixes et sans exceptions, de dérivation et de composition. Ce n’est pas le cas du français : il a plusieurs suffixes pour exprimer certaines catégories, comme la possibilité (able, ible, uble), mais ils peuvent indiquer aussi l’état (misérable, stable), par contre, il manque de procédé clair pour indiquer la privation (en anglais : noiseless, priceless, etc…). Clouter, botter, dorer, signifient mettre des clous, des bottes, de l’or ; par contre, plumer, peler, signifient enlever les plumes, la peau.
« Mais dans telle autre langue, comme le lithuanien, les substantifs abstraits et les noms d’agents se tirent à volonté d’un thème verbal tout comme un futur ou un subjonctif. À ce point de vue, qui est le point de vue grammatical, le vocabulaire est illimité((Vendryés, p. 221. Souligné par nous.)) ».
Examinons la clarté et la précision. Si l’on entend par là une définition exacte des mots, toutes les langues écrites la possèdent. Si on veut dire que chaque mot possède un usage défini, il est bien difficile de concilier les gens qui louent le français d’être clair et précis, et ceux, souvent les mêmes, qui vantent son pouvoir de « nuances », sa « flexibilité », c’est-à-dire en langage clair, le pouvoir qu’a un mot d’avoir des acceptions multiples. Prenons le mot « fruste » : s’il s’agit d’une monnaie, il équivaut à usée, effacée ; pour une statue, il signifie au contraire sculptée grossièrement, par masses accusées ; s’il s’applique à un paysan, il signifie poliment imbécile ; sans aller si loin, pour bien comprendre les mots en « ance », il faut bien préciser en parlant d’endurance, s’il s’agit de celle au froid (action d’endurer le froid) ou de celle de X (qualité de celui qui est endurant). On pourrait multiplier les exemples. Le français n’est d’ailleurs pas logé, à cet égard, à plus mauvaise enseigne que les autres. Ce n’est pas une raison pour parler de sa suprématie.