Les Cahiers de Contre-Enseignement Prolétarien
#16 – Le chauvinisme linguistique
Le matérialisme historique appliqué au problème de la perfectibilité du langage
Un des problèmes les plus sérieux de la linguistique est de savoir si les langues, ou le langage en général, sont perfectibles. Le problème est triplement sérieux pour un révolutionnaire !
- Parce que sa solution fournit une arme théorique pour ou contre le chauvinisme linguistique.
- Parce que cette solution fournit également une arme pour ou contre la possibilité d’une langue internationale auxiliaire, dont le prolétariat international est devenu à peu près le seul défenseur, et dont il serait appelé à être le plus important bénéficiaire.
- Parce que le langage, en tant qu’instrument du travail intellectuel, doit être considéré comme un véritable moyen de production ; et que l’absence de fixité, de logique et d’unité du langage humain représente un instrument aussi rudimentaire que la brabant à l’époque des tracteurs.
Quelle est la position des savants bourgeois sur cette question ? La plupart sont sceptiques ; ils s’appuient sur le passé du langage pour mettre en évidence que des langues anciennes, grec, latin, ont été aussi parfaites que bien des langues modernes ; ils montrent que l’enrichissement du vocabulaire est éphémère, qu’une langue s’encombre de quinze synonymes sur un point pour désigner ailleurs deux notions opposées par le même mot ; ils montrent les perles du langage éliminant des mots ou des catégories grammaticales utiles, et gardant des survivances absolument périmées, sans motif ; ils Insistent sur le fait que les grammaires n’évoluent pas selon la logique mais selon l’analogie. Ils allèguent enfin qu’une langue naturelle ou artificielle, une fois portée à son point de perfection ne saurait s’y maintenir, entraînée par la phonétique, les lois d’analogie et d’expressivité, vers des formes toujours nouvelles. Les linguistes qui, comme Jespersen, sont d’avis contraire professent que les langues les plus évoluées sont les plus parfaites. Cette théorie peut tout au plus prouver qu’il y a pour chaque époque donnée une ou plusieurs langues moins mauvaises que les autres, elle ne saurait résoudre la question du langage ; les logiciens, comme Coufurat sont également partisans de la perfectibilité du langage, affirmant qu’il y a une « grammaire générale » parce qu’il y a un « esprit humain ». D’après le même argument il devrait y avoir aussi un régime politique parfait, et un droit international parfait « puisqu’il y a un esprit humain ».
Nous constatons donc le désarroi profond de la science bourgeoise devant un de ces problèmes qui se posent quand « il s’agit, comme disait Marx, non seulement d’expliquer le monde, mais de le transformer ». Ce désarroi s’explique par le fait que le monde bourgeois ne peut pas continuer à s’appuyer sur la science, parce que les méthodes scientifiques poussées jusqu’à leur terme logique deviennent justificatrices de la pensée révolutionnaire. L’idée d’évolution est entrée dans la linguistique, et avec elle une certaine dialectique, mais il était impossible d’aller plus loin sans confirmer le matérialisme. Aussi, plutôt que de conclure, des savants comme Vendryès donnent à un volume de 400 pages, un des plus riches et des plus modernes, une conclusion qui est presque une plaisanterie :
« Rien ne prouve qu’aux yeux d’un habitant de Sirius, mentalité [donc langage] de civilisé ne soit l’équivalent de dégénérescence((VENDRYÈS. p. 420.)) ! »
Voilà à quelles pirouettes en sont réduits les maîtres de la pensée bourgeoise lorsqu’il s’agit de sauter le fossé qui sépare deux mondes de la pensée : Du point de vue de Sirius. L’exemple de Vendryès, qui est une dérobade individuelle, a d’ailleurs beaucoup moins d’importance qu’une autre attitude plus généralisée, plus en rapport avec l’attitude de la science bourgeoise en général : tirer de la notion d’évolution, impossible à nier, une certaine métaphysique de l’évolution « cycloïde » : les choses passent, changent, mais il y a un retour éternel ; il y a des recommencements éternels. Théorie admirable avec laquelle la bourgeoisie veut se dissimuler sa condamnation définitive à ses propres yeux. C’est la thèse de certains linguistes tels que Dauzat, « le langage, comme la vie, est un perpétuel recommencement ». (Philosophie du langage, p. 225.)
Avec beaucoup moins d’autorité que le professeur Prenant ne l’a fait dans un récent cahier sur la Vie, l’évolution des espèces et le marxisme, on peut établir que, dans le domaine du langage, également, seule la science matérialiste, donc révolutionnaire, peut aller jusqu’au bout de sa méthode. En effet, si la science bourgeoise ne peut pas se poser la question de la perfectibilité du langage, il n’en est pas de même pour la science matérialiste, qui elle, selon la formule du Cahier sur la Littérature et la lutte de classes représente « la classe qui n’a rien à cacher à soi ni aux autres ».
S’il se manifeste dans l’évolution du langage une tendance vers le perfectionnement, elle doit tendre à réaliser trois conditions: fixité, logique, unité.
L’examen objectif du premier point montre que la notion de fixité a contre elle le caractère le plus profond de la vie : l’évolution. Cette évolution règne dans les trois domaines de la linguistique : phonétique, morphologie, vocabulaire. Et, circonstance fondamentale, cette évolution est inconsciente. C’est ce double aspect d’évolution et d’inconscience qui provoque également l’absence de logique, ou plutôt qui permet d’affirmer qu’il sera toujours impossible à une langue de devenir ou de rester logique. C’est également cette évolution qui provoque la segmentation des langues, et détruit d’un côté ce que l’unification peut faire de l’autre.
Mais examinons les facteurs déterminants de cette évolution, qui semblent condamner d’avance toute possibilité de perfectionnement du langage. Nous trouvons :
- La dislocation du groupe social, qui détruit l’unité de la langue ; l’indo-européen commun, par suite du fractionnement de ses tribus migratrices, a ainsi donné naissance au sanscrit, au zend, au grec, au latin, au celte, au germanique commun, au slave commun, au lithuanien. Chacune de ces langues s’est fractionnée à son tour en même temps que le groupe social dont elle était l’instrument. Tant que l’Empire latin a été une réalité, la langue latine en est restée une, elle aussi. Dès que les différentes provinces latines ont cessé d’être unies, le latin a commencé dans chacune de ces provinces une évolution indépendante qui a produit : le français, l’espagnol, l’italien, le romanche, le portugais, le roumain, le provençal. Le français subit la même évolution dès qu’il évolue en dehors du groupe initial (Belgique, Suisse, Antilles, Canada, Réunion).
- La trop grande extension compromet, elle aussi, l’unité, et par conséquent la fixité d’une langue. Mais l’effet de cette trop grande extension ne devient surtout sensible que s’il est aggravé par un relâchement social, comme c’est le cas pour l’anglais aux États-Unis, en Australie, en Nouvelle-Zélande, au Canada.
- L’isolement géographique a le même résultat. Il empêche révolution linguistique de se propager uniformément sur l’étendue du territoire : le basque, le breton, les patois montagnards ou les patois des îles ont résisté ainsi plus longtemps que les autres à l’unification par le français.
- La différence des activités dans un groupe politique (nation) provoque la création d’autant de langues dites spéciales ou techniques, qui, incessamment, pénètrent la langue commune.
- À côté de ces facteurs d’évolution dits externes il en est d’internes qui ne sont pas moins importants. Ce sont ceux qui affectent la morphologie et la phonétique. L’allemand a manifesté la tendance à transformer les consonnes occlusives sonores p, t, k, en sourdes, et les sourdes en sifflantes ; le grec a manifesté celle de transformer les voyelles, e, u, oi, ei, ui, en i. On a appelé ces tendances lois phonétiques, et elles portent un coup terrible à la fixité des langues.
D’autres lois jouent également le même rôle dans la morphologie. La principale est l’analogie, qui a l’air de combattre pour la logique, puisqu’elle conseille au petit enfant de former nous boivons sur ils boivent, que je boive. Malheureusement, il n’en est pas toujours ainsi : le français a transformé en ch un certain c latin : on aurait donc dû faire qu’il vainche (de vincat) on a dit : qu’il vainque par analogie avec vaincu.
Doit-on conclure de tous ces faits qu’
« Il n’y a pas en linguistique d’acquisitions permanentes, assurant à la langue qui les obtiendrait un enrichissement définitif((VENDRYÈS. p. 410.)) » ?
Il faut observer, avant de se rallier à cette thèse quelles ont été les bases de l’observation de la linguistique bourgeoise. Or, si l’on fait cette étude à fond, on s’aperçoit que la linguistique d’aujourd’hui est construite sur les langues anciennes (sanscrit, grec, latin, vieux germanique, vieil irlandais, etc.) et les dialectes, autant, sinon plus, que sur les langues actuelles. Or il ne semble pas qu’on puisse prédire au russe, à l’anglais, au français du XXème siècle, le même sort qu’aux langues anciennes ou aux dialectes : la science bourgeoise pour qui la société est plus ou moins un mythe, une entité à majuscule, une donnée du problème aussi invariable que HCl dans une réaction chimique, peut bien croire que l’influence de la société ayant déterminé telle ou telle évolution dans une langue de pasteurs nomades, ou d’artisans féodaux, elle déterminera la même évolution sur une langue du XXème siècle, puisque la société est toujours là. Mais la science matérialiste sait qu’il y a là non pas l’action d’une société, mais celle de plusieurs formes sociales distinctes, dont les résultats peuvent être fort divers.
Et, en effet, les facteurs qui conditionnent l’instabilité extraordinaire des langues dans la période passée, leur évolution et leur segmentation, ne semblent pas du tout appelés à jouer le même rôle envers les langues actuelles. L’isolement géographique a cessé d’être une cause notable d’anomalies linguistiques depuis que la position géographique a cessé d’être un facteur d’isolement.
Le relâchement ou la dislocation de groupes sociaux sont des faits de plus en plus rares dans l’histoire du monde ; l’internationalisme correspond à une nécessité profonde de l’économie actuelle, et cette nécessité ne sera pas moins forte quand l’économie des Soviets euro-américains, par exemple, aura remplacé les divers impérialismes actuels. Et même alors, la trop grande extension d’une langue naturelle ou d’une langue artificielle auxiliaire, ne serait pas une cause de segmentation pour cette langue, car des facteurs d’unification : transports, communications, diffusion d’une culture unique, la contrebalanceraient, comme ils contrebalancent déjà victorieusement la segmentation d’une langue commune comme l’anglais des Etats-Unis, dont l’extension est pourtant considérable.
Enfin, la différenciation des activités, cause de tant d’altérations dans les langues, aurait probablement une influence moindre par le fait que cohabiterait dans l’esprit du travailleur socialiste futur une culture réelle à côté du vocabulaire professionnel auquel il est souvent réduit aujourd’hui parce qu’il ne possède bien que celui-là. En effet si les facteurs externes d’évolution des langues sont complètement changés, il en est de même des facteurs internes.
L’évolution des phonétiques a été surtout étudiée sur les langues anciennes, et les dialectes, c’est-à-dire sur des langues surtout parlées, ou même exclusivement parlées. Or l’expérience prouve qu’on ne peut traiter de la même façon à cet égard une langue seulement parlée et une langue parlée et écrite à la fois. Il est même notoire que l’écriture, la littérature, la culture en général ont une puissance de fixation et d’unification telle qu’il y a moins de différence entre une langue écrite du XVIème et une du XXème, par exemple, qu’entre un patois d’il y a un siècle, et son successeur d’aujourd’hui.
En effet, les évolutions phonétiques et morphologiques les plus irrégulières ont leur source, la science bourgeoise l’a montré, dans les accidents ou des imperfections d’apprentissage. La science bourgeoise a constaté la puissance extraordinairement conservatrice de l’écriture, de la littérature, de la culture écrite (livres, journaux), de l’école. Dans un régime social de collaboration mondiale économique, où l’école et la culture cesseraient d’être l’apanage d’une minorité ; où l’instruction réelle, et non un dégrossissage rapide des esprits, en rapport avec leur fonction sociale, sera un principe fondamental ; dans un tel régime, il n’est pas dangereux d’affirmer que la linguistique, science sociale, obéira à des facteurs nouveaux ; et il est possible de penser que ces facteurs nouveaux mèneraient vers des langues plus unifiées, plus fixes, plus logiques, où vers une langue artificielle auxiliaire universelle, fixe et logique, instrument de travail presque indispensable à ce nouveau monde.
La science bourgeoise ne peut arriver à de telles conclusions d’abord parce que le spectacle d’une nation réduisant ses illettrés à 1%, portant une scolarité effective jusqu’à l’âge de 17 ans, diffusant une culture jusque-là considérée comme aristocratique dans les moindres villages par la T. S. F., le chemin de fer, l’avion, ce spectacle-là ne lui a jamais été donné. Ensuite l’éducation du savant bourgeois ne lui permet pas de concevoir une société où l’instruction serait autre chose qu’une préparation professionnelle, mais un aspect même du droit à la vie.
La science matérialiste, qui prévoit la généralisation d’un tel type de forme sociale, a le droit de dire que l’évolution de la linguistique s’y fera dans des conditions neuves, probablement dans le sens du progrès linguistique, que les contradictions du système capitaliste condamnent dans la société actuelle à n’être qu’une utopie.
Ainsi, une fois de plus, on pourra dire, en donnant aux paroles d’Engels une extension qu’il n’eût pas refusé de leur accorder, que « le prolétariat mondial est l’héritier de la philosophie, de la science classique », puisque la réalisation de sa destinée historique coïncidera, dans la linguistique comme dans les autres sciences, avec une reprise pour l’esprit humain de la marche normale vers le progrès.