Les Cahiers de Contre-Enseignement Prolétarien
#16 – Le chauvinisme linguistique
Linguistique et matérialisme historique
Il n’y a aucune raison n priori de ne pas soumettre le fait linguistique, qui est une production du cerveau humain, à l’explication matérialiste :
« La matière n’est pas le produit de l’esprit. C’est au contraire l’esprit qui est le produit le plus élevé de la matière((ENGELS : L. Feuerbach et la fin de la philosophie classique, p. 58. Les Revues.)). »
Ce point de départ matérialiste n’est généralement pas contesté de la science bourgeoise. Elle répudie « la conception ancienne du langage octroyé miraculeusement à l’homme ou organisé artificiellement par lui… qui traite le langage comme quelque chose d’indépendant, de transcendant ». La science bourgeoise admet qu’ « il est faux de considérer le langage comme une entité idéale évoluant indépendamment des hommes et poursuivant ses fins propres ». (Vendryès, préface de H. Berr, p. 9.) Les linguistes bourgeois sont même arrivés à une position dialectique très nette en ce sens qu’ils sont arrivés à considérer l’évolution historique des langages non pas comme une déchéance mais comme un fait historique normal.
Il y a un demi-siècle encore les linguistes considéraient que toute langue avait son point de perfection dans le passé, et que ses transformations étaient des dégradations : « L’histoire est l’ennemie du langage » (Schleicher 1874). Nous verrons rependant plus loin qu’il ne faut pas confondre leur théorie évolutionniste du langage avec la dialectique matérialiste.
Notons pour l’instant que la linguistique bourgeoise s’enchevêtre dans une contradiction irréductible, comme le font de plus en plus toutes les sciences bourgeoises, par le fait que la science actuelle en général, si elle tend de plus en plus au matérialisme dialectique par ses méthodes, se voit de plus en plusobligée de s’en éloigner dans ses conclusions, le matérialisme devenant de plus en plus fatalement synonyme de théorie révolutionnaire. La linguistique, comme toutes les sciences, présente donc le spectacle d’un domaine de connaissance où des méthodes révolutionnaires doivent pourtant amener à des conclusions réactionnaires. Rien n’est plus instructif à cet égard que la préface au livre de Vendryés, écrite par H. Berr, directeur de la collection « Bibliothèque de synthèse historique ». Le préfacier consacre en effet vingt pages à combattre tout ce qui, dans le livre, pourrait prêter à une interprétation non pas matérialiste, mais simplement sociologique.
Examinons en effet les thèses contradictoires de la science bourgeoise à propos de l’évolution de la linguistique :
1. L’école dite sociologique (Durkbeim. Meillet, Lévy-Brühl, Vendryés) prétend que le langage est un produit de la société, un fait social.
« C’est au sein de la société que le langage s’est formé… Le langage, qui est le fait social par excellence, résulte de contacts sociaux((VENDRYÈS, p. 13.)). »
« Le langage a été un produit naturel de l’activité humaine, un résultat de l’adaptation des facultés de l’homme aux besoins sociaux((Idem, p. 17.)). »
« Le principe de la plupart des changements linguistiques se trouve dans la répartition des sujets parlants entre divers groupes sociaux et dans les passages des mots d’un groupe à un autre((Meillet : Année sociologique, t. XI, p. 791.)). »
Le langage serait même une véritable création sociale.
« Durkheim attribuait l’existence des catégories à une sorte de nécessité qui serait à la vie intellectuelle ce que l’obligation morale est à la volonté, c’est-à-dire que les catégories (grammaticales et logiques) seraient d’origine sociale et dépendraient de la société((VENDRYÈS, p. 134.)). »
« Les caractères d’extériorité à l’individu, et de coercition par lesquels Durkheim définit le fait social apparaissent… dans le langage avec la dernière évidence((Meillet : Annie sociologique, t. IX, p. 2.)). »
2. L’école psychologique, (H. Berr, P. Janet, les psychologues en général) prétend que le langage est un produit du cerveau humain :
Cette école combat la première en mettant en relief les caractères individuels du langage qui reste, dans une large mesure, affectif, lié à l’individu, à la contingence individuelle((Idem, p. X.)). » « Il n’est pas si faux de prétendre qu’il y a autant de langages différents que d’individus((Idem, p. XII)). »
« C’est l’homme en tant qu’homme qui est créateur de la logique mentale((H. BERR : Préface, p. XVIII.)) [dont le langage est un aspect]. »
Elle insiste sur le fait que le langage est en rapports étroits avec la vie psychologique, qu’il est, depuis ses origines, psychologie en acte – (Idem, p. IX). allant même jusqu’à affirmer que l’origine du langage ne regarde pas la linguistique mais que c’est un « problème de psychologie » (Idem).
Cette école psychologique attaque l’école sociologique sur son propre terrain en montrant qu’il faut distinguer dans l’homme « de ce qui est authentiquement social, ce qui collectif, et ce qui est humain ». (Idem. p. VIII) que « ce ne peut être la société qui crée les catégories logiques : la société a des besoins, mais elle ne pense pas. » Idem. p. XVIII. En conclusion :
« Si le langage se produit dans la société, il n’est pas pour cela un phénomène social((H. Berr : Préface, p. xxi.)). Il est plutôt un facteur qu’un produit de la société(( Idem, p. xxvii)). »
Cette théorie psychologique du langage, il faut, avant de la réfuter, la situer exactement sur le champ de bataille idéologique. Notons immédiatement qu’elle ne combat si violemment l’école sociologique que parce qu’elle croit cette dernière matérialiste. En effet, en voulant établir à tout prix que le langage a une origine psychologique, qu’il est né « dans le cerveau de l’homme en tant qu’homme », l’école psychologique présente le cerveau, et son contenu, la pensée, comme étant de ces phénomènes transcendantaux, nés de rien. Vouloir prendre le point de départ de la pensée, par-delà le cerveau, autre part que dans le cerveau, voilà le péril. L’école psychologique est un refuge de l’idéalisme. Sa critique de l’école sociologique est jugée par là : rien ne sert de prouver que la pensée sort du cerveau ; car, comme le dit spirituellement Engels :
« Il est impossible d’éviter que tout ce qui met les hommes en mouvement passe par leur cerveau, même la nourriture, qui commence par une sensation de faim et de soif, éprouvée par le cerveau, et se termine par une impression de satiété, ressentie également par le cerveau. Les répercussions exercées sur l’homme par le monde extérieur s’expriment dans son cerveau, s’y reflètent sous forme de sensation, de pensées d’impulsions, de volitions((F. Engels : L. Feuerbach…, p. 67-68.)), etc.. »
Quand l’école psychologique donc a établi que le langage sort du cerveau de l’individu elle n’a pas fait avancer la question d’un pas, pas plus qu’elle n’a fait reculer d’un pas ni l’école sociologique ni l’école matérialiste.
En effet, il tant bien distinguer les deux thèses. La position sociologique bien que paraissant très voisine de la position matérialiste, ne se confond pas avec elle. Remarquons que les sociologues, en effet, surtout Durkheim, et même Meillet, tendent à donner à la société en général, des attributs inhérents à sa nature, et en quelque sorte transcendantaux : ce qui est faire rentrer l’idéologie métaphysique par une nouvelle porte et substituer à la notion si bien raillée par Marx et Engels, d’homme, abstrait, invariable et éternel, qui mène droit à l’humanitarisme bourgeois, la notion d’une société abstraite « nouvelle grue métaphysique »), différente de la totalité des individus qui la composent, notion qui mène droit à la conception idéologique de l’État au-dessus des classes et des intérêts, à la conception bourgeoise de l’État.
Même Vendryès, beaucoup plus prudent que ses prédécesseurs ne risque guère de devenir matérialiste. Pour lui le langage est déterminé par la psychologie et la sociologie :
« Le langage s’est créé au fur et à mesure que se développait le cerveau humain et que se constituait la société((Vendrès. p. 3)) ».
La psychologie fait figure de donnée irréductible à la société. En somme le sociologisme des linguistes se borne à l’introduction partielle dans leur domaine du déterminisme économique, c’est-à-dire des conditions matérielles, à côté, et non pas à la place des hypothèses idéologiques.
Quelle doit être la position du matérialisme dans cette question ? La conception matérialiste de la linguistique prendra comme point de départ, dans l’explication des phénomènes linguistiques, l’influence déterminante
- De l’état des forces productives ;
- Des rapports économiques qui en découlent ;
- Du régime social et politique correspondant ;
- De l’idéologie reflétant ces conditions matérielles.
Le langage reflète profondément l’état des forces productives, et les rapports économiques en découlant. Nous n’en citerons que quelques exemples typiques. La richesse du vocabulaire, par exemple, ne provient pas du niveau intellectuel inférieur ou supérieur du peuple étudié ; nous avons déjà cité la richesse du lithuanien, langue d’un peuple d’éleveurs, pour désigner les couleurs — autour de nous remarquons que si le nom du cheval a été à peu près partout renouvelé de l’indo- européen, c’est que l’animal sert à de nombreux usages : il y a le cheval de selle et le cheval de trait, le cheval de labour et le cheval de guerre… Celui du bœuf et de la vache a survécu presque partout sans changement, parce qu’en dehors de la production du lait, le bœuf et la vache sont astreints aux mêmes travaux el rendent les mêmes services((VENDRYÈS, p. 262-263.)).
Où le tourneur distingue une gouge, une plane, un ciseau, un bédane, le paysan n’a qu’un mot : outil. Au contraire, l’ouvrier d’usine n’a que les mots : arbre, herbe, là où le paysan distingue trente à quarante espèces, et autant de mots. La linguistique moderne a bien montré cette influence, à tel point que la vie des Aryens ou Indo-européens a pu être reconstituée((Dauzat : Philosophie du langage, Flammarion, 1917.)) non pas d’après leur langue, que nous ignorons, mais d’après les racines communes aux langues qui en sont dérivées. De cette étude on a pu conclure qu’ils étaient venus de la plaine sibérienne et non de l’Inde, par l’absence de toute racine désignant la flore et la faune hindoues, alors qu’on trouve des mots communs pour les arbres et les bêtes de Sibérie dans toutes les langues de la famille aryenne, par exemple. Dauzat explique comment du vocabulaire de l’indo-européen commun on a pu établir certains aspects du mode de vie (nomadisme, chasseur) et du régime social (famille fondée sur le principe paternel).
Le problème des langues abstraites et des langues concrètes également ne doit pas être interprété comme un argument en faveur de mentalités ethniques immuables ou données a priori, ainsi que le fait Berr (préface du livre de Vendryès, p. xv). L’état concret d’une langue, au contraire, ne marque pas un caractère fondamental de la pensée, mais un état social donné : que cet état change, le caractère de la langue change :
« [La] marche du langage vers l’abstraction est liée à un développement de la civilisation((VENDRYÈS, p. 417.)). »
« Il n’y a pas à s’étonner que le langage des sauvages abonde en termes concrets dont la variété et la précision nous confondent. C’est le cas de toutes les langues rurales((Idem, p. 418. Souligné par nous.)). »
L’étymologie d’ailleurs est là pour nous prouver que nos langues de civilisation, dont l’abstraction est un caractère frappant, sont passées par cet état de langues concrètes affectées à des populations rurales dont le mode de vie était l’élevage et l’agriculture de nomades ou de sédentaires.
Les rapports politiques et sociaux influent également d’une manière visible sur le langage. Il suffit de citer le cas des peuples ruraux où presque toujours le mot monnaie est synonyme de bétail (irlandais : cumat — femme esclave (bétail) et monnaie ; latin : pecus — bétail, pecunia — monnaie ; allemand : Vieh — bétail, correspondant saxon : fee salaire ; vieux saxon : céap prix, commerce et bétail ; slave skol — bétail et richesse).
Même en négligeant ces preuves particulières, tous les linguistes actuels admettent que l’unité linguistique la plus simple, si l’on peut dire, est la langue spéciale ou langue technique, c’est-à-dire le langage d’un groupement social limité (surtout profession) et que :
« Le principe de la plupart des changements de sens se trouve dans la répartition des sujets parlants entre divers groupes sociaux et dans le passage des mots d’un groupe dans un autre((MEILLET, ouvrage cité.)). »
C’est-à-dire que l’évolution du vocabulaire est déterminée en fait par l’interaction des langues spéciales, dans la langue commune. Le refoulement des dialectes, le breton par exemple, s’explique non par une infériorité ou une supériorité de mentalité d’un côté ou de l’autre, mais par l’invasion de conditions économiques, sociales et politiques nouvelles et matériellement plus puissantes que les anciennes. II en va de même pour les emprunts de langue à langue.
La situation politique elle-même laisse des traces dans la langue. Le vocabulaire de l’ennemi est utilisé à des emplois ironiques : lippe, rosse (emprunts allemands) ; hâbleur (emprunt espagnol) ; ou triviaux : allemand : pissoir ; français : water-closet) ; l’idéologie enfin marque profondément la langue à tel point que nous avons dans nos langues modernes des traces nettes d’idéologies primitives, comme le maintien du genre illogique pour des mots désignant des êtres asexués. Les luttes entre Église et État ont laissé, par exemple, dans le vocabulaire de nombreux termes : benêt, crétin, etc… (béni, chrétien) marquent par leur sens péjoratif une longue tradition d’irrespect religieux ; reflet non pas d’une mentalité athée a priori, mais de nombreuses luttes religieuses dont la mentalité anti-cléricale est non pas cause mais conséquence, au même titre que le sens péjoratif des termes religieux constaté en linguistique.
La psychologie elle-même, individuelle ou collective, voire ethnique dans la mesure où celle-ci existe, a une influence sur la langue, non pas en tant que phénomène transcendantal, mais en tant qu’aspect de l’idéologie, et conditionnée elle-même par l’état des forces productives, l’état économique, le régime social et politique, et par réaction, par l’idéologie en général. Elle ne contredit pas l’explication matérialiste, elle en est un des éléments.
Ce n’est pas le lieu d’entreprendre, ou même d’esquisser un traité de linguistique, d’un point de vue matérialiste. On voit par ces quelques exemples que la science matérialiste considère bien le langage à la fois comme un produit et comme un facteur de la société mais non pas dans le sens où l’entendent l’école sociologique et l’école psychologique. Dans cette thèse la notion de société ne se présente pas avec des caractères a priori métaphysiques, d’ « extériorité à l’individu », « de coercition » : la société représente l’ensemble des rapports réels à une époque donnée entre des hommes donnés, dans leur action sur le fait linguistique. Dans cette thèse la psychologie ne combat ni n’élimine la sociologie, ni ne la concurrence. Pour résumer autant qu’il se peut, sans la déformer, la thèse matérialiste, nous dirons que l’on peut opposer à la thèse fausse : « L’homme vit en société parce qu’il possède le langage », cette formule : « L’homme possède un langage parce qu’il vit dans une société et ce langage est déterminé par cette société ».