Le développement du capitalisme en Russie
Lénine
Chapitre IV : LE PROGRÈS DE L’AGRICULTURE COMMERCIALE
II. LA RÉGION DE LA CULTURE COMMERCIALE DES CÉRÉALES
Elle comprend les confins du Sud et de l’Est de la Russie d’Europe, les steppes de la Nouvelle-Russie et de la Trans-Volga. Ce qui distingue l’agriculture de cette région c’est d’une part son caractère extensif et d’autre part le fait qu’elle produit une énorme quantité de blé pour la vente. Prenons les provinces de Kherson, de Bessarabie, de Tauride, du Don, d’Ekatérinoslav, de Saratov, de Samara et d’Orenbourg. Ces 8 provinces, qui groupent une population de 13877000 habitants ont récolté entre 1883 et 1887, 41,3 millions de tchetverts de céréales (avoine non comprise), soit plus du quart de la récolte nette des 50 provinces de la Russie d’Europe. Dans ces 8 provinces, la principale culture est celle du froment destiné essentiellement à l’exportation((A l’exception de la province de Saratov, où le froment représente 14,3% des emblavures, les autres provinces mentionnées le cultivent dans la proportion de 37,6% à 57,8%. )). Le développement de l’agriculture y est plus rapide que dans les autres régions de Russie si bien que la zone centrale des Terres Noires qui autrefois occupait la première place se trouve maintenant reléguée au second rang.
((Les sources ont été indiquées plus haut. Les régions le sont d’après la Revue historico-statistique. La région «Basse-Volga et Trans-Volga» a été mal délimitée, car on a joint aux provinces steppiques à grande production de blé celle d’Astrakhan (qui ne se suffit pas à elle-même) et celles de Kazan et de Simbirsk, qu’il vaudrait mieux rapporter à la zone centrale des Terres Noires. ))
On voit donc qu’il y a déplacement du centre principal de la production du blé. Alors que dans les années 60 et 70, la zone centrale des Terres Noires arrivait en tête, au cours des années 80 elle a cédé la primauté aux provinces des steppes et de la Basse-Volga et sa production de blé a commencé à baisser.
Cet énorme accroissement de la production agricole des régions considérées est dû au fait qu’après l’abolition du servage, les steppes des régions frontières ont été colonisées par le centre de la Russie d’Europe depuis longtemps peuplé. L’abondance des terres vacantes a attiré une masse de colons qui ont élargi la superficie des emblavures à un rythme accélérés((Voir l’article de M. V. Mikhaïlovski (Novoïé Slovo, juin 1897) sur l’énorme accroissement de la population des provinces frontières et sur l’immigration dans ces provinces entre 1885 et 1897, de centaines de milliers de paysans des provinces centrales. Sur l’extension des emblavures, voir le livre déjà cité de V. Postnikov, les recueils de la statistique des zemstvos sur la province de Samara; le livre de V. Grigoriev, Les émigrations des paysans de la province de Riazan. Pour la province d’Oufa, voir Rémézov, Essais sur le vie de la Bachkirie sauvage, description vivante des « colonisateurs» abattant des forêts à bois d’œuvre et transformant les champs « débarrassés» des Bachkirs «sauvages» en «fabriques de froment » C’est là un morceau de politique coloniale qui ne le cède en rien à n’importe quels exploits des Allemands, quelque part en Afrique. )). Si ces colonies n’avaient pas entretenu des liaisons économiques étroites d’une part avec la Russie centrale et d’autre part avec les pays européens importateurs de blé, ce développement considérable des cultures commerciales n’aurait pas pu avoir lieu. Le développement de l’industrie du centre de la Russie et celui de l’agriculture commerciale des confins sont en effet indissolublement liés et créent réciproquement un marché l’un pour l’autre. Les provinces industrielles recevaient du blé du Sud où elles envoyaient des produits de leurs fabriques, ainsi que de la main-d’œuvre, des artisans (voir chap. V, parag. III, sur l’émigration des petits producteurs vers les provinces frontalières), et des moyens de production (bois, matériaux de construction, instruments, etc.). Seule cette division sociale du travail a permis aux colons de se consacrer uniquement à l’agriculture et d’écouler la masse de leur blé sur les marchés intérieurs et surtout extérieurs. Si le développement économique de cette contrée a été aussi rapide, c’est donc uniquement grâce aux liaisons étroites qu’elle entretenait avec le marché intérieur et extérieur. Et ce développement a été précisément de type capitaliste, car au moment même où l’agriculture commerciale était en train de progresser, on pouvait observer un processus non moins rapide: la population abandonnait l’agriculture pour l’industrie, les villes s’agrandissaient et il se formait de nouveaux centres de grande industrie (cf., plus loin, chapitres VII et VIII)((Cf. Marx, Das Kapital, t. III, 2, p. 289; un des indices essentiels de la colonie capitaliste est l’abondance des terres vacantes, facilement accessibles aux colons (la traduction russe de ce passage, p. 623, est tout à fait inexacte). Voir de même t. III, 2, 210, trad. russe, p. 553: l’énorme excédent de blé des colonies agricoles vient de ce que toute leur population s’occupe d’abord «presque exclusivement d’agriculture, en particulier de la production massive», qu’elle échange contre des produits industriels. «Par le marché mondial [les colonies modernes] obtiennent des produits finis qu’il leur faudrait, dans d’autres conditions, fabriquer elles-mêmes».)).
Quant à la question de savoir si dans cette région les progrès de l’agriculture commerciale sont liés au progrès technique de l’agriculture et à la formation de rapports capitalistes, nous en avons déjà parlé. Au deuxième chapitre, nous avons vu que les paysans de ces contrées possédaient des emblavures extrêmement étendues et que les rapports capitalistes se manifestaient avec vigueur à l’intérieur même de la communauté rurale. D’autre part, nous avons établi au chapitre précédent que c’était précisément dans ces provinces que l’emploi des machines s’était répandu avec le plus de rapidité, que les fermes capitalistes des confins de la Russie attiraient des centaines de milliers, des millions d’ouvriers salariés et qu’elles donnaient naissance à des exploitations aux dimensions jusqu’alors inconnues dans l’agriculture, avec large coopération des ouvriers salariés, etc. Il ne nous reste plus qu’à fournir quelques données supplémentaires qui nous permettront de compléter ce tableau.
Les domaines privés dans les steppes des régions frontières se caractérisent non seulement par leurs dimensions, parfois très étendues, mais également par l’importance de leur exploitation. Nous avons déjà mentionné que dans la province de Samara, il existe des emblavures de 8000, 10000, 15000 déciatines. Dans la province de Tauride, Falz-Fein possède 200000 déciatines, Mordvinov 80000, deux autres personnes 60000 chacune «et une multitude de propriétaires détiennent de 10000 à 23000 déciatines» (Chakhovskoï, p. 42 . Le fait suivant donnera une idée de l’étendue de ces exploitations: en 1893, Falz-Fein a utilisé 1100 machines (dont 1000 appartenant à des paysans) pour la fenaison. Sur les 3300000 déciatines d’emblavures qui existaient en 1893 dans la province de Kherson, 1300000 appartenaient à des propriétaires privés. Dans cinq districts de cette province (le district d’Odessa non compris), on comptait 1237 exploitations moyennes (de 250 à 1000 déciatines), 405 exploitations importantes (de 1000 à 2500 déciatines) et 226 exploitations de plus de 2500 déciatines. Des renseignements datant de 1890 et portant sur 526 exploitations nous indiquent qu’elles employaient 33514 ouvriers, soit en moyenne 67 ouvriers chacune (sur ces 67 ouvriers, il y en avait de 16 à 30 qui étaient embauchés à l’année). En 1893, 100 exploitations plus ou moins étendues du district d’Elisavetgrad occupaient 11197 ouvriers (112 en moyenne par exploitation!) dont 17,4% étaient employés à l’année, 39,5 % l’étaient à temps et 43,1% étaient des journaliers((Téziakov, l. c.)). Voici des chiffres sur la répartition de la surface ensemencée entre toutes les exploitations agricoles du district, domaines privés ou terres paysannes((Matériaux Pour l’estimation des terres de la province de Kherson, t. II, Kherson 1886. Le nombre de déciatines de terre ensemencée a été établi dans chaque groupe en multipliant l’emblavure moyenne par le nombre d’exploitations. Le nombre des groupes a été réduit. )):
On voit donc qu’un peu plus de 3% des propriétaires (4% si on ne compte que ceux qui ont semé) détiennent plus d’un tiers des emblavures et que pour cultiver ces terres et rentrer les récoltes, il est nécessaire d’employer une masse d’ouvriers à temps et à la journée.
Voici enfin des données sur le district de Novoouzensk, province de Samara. Au chapitre II, nous ne nous étions occupés que des paysans russes qui gèrent leur exploitation dans le cadre de la communauté; nous leur adjoignons maintenant les colons allemands et les «fermiers» (ce sont les paysans exploitant une ferme «khoutor», c’est-à-dire une terre d’un seul tenant). Nous n’avons malheureusement pas de renseignements sur les domaines privés((Recueil sur le district de Novoouzensk. La terre affermée est prise dans sa totalité, qu’elle provienne de l’État, des propriétaires privés ou de lots concédés. Voici la liste des instruments perfectionnés appartenant aux fermiers russes: charrues métalliques, 609; batteuses à vapeur, 16; batteuse hippomobiles, 89; faucheuses, 110; râteaux attelés, 64; tarares, 61: moissonneuses, 64. Les journaliers ne sont pas compris dans le nombre des ouvriers embauchés. )) .
Visiblement, ces chiffres se passent de commentaires. Nous avions déjà vu que cette région constituait la zone typique du capitalisme agraire de Russie. Et quand nous disons typique, il va de soi que ce n’est pas du point de vue de l’agriculture, mais du point de vue économique et social. Ces colonies où le développement a été le plus libre nous montrent quels sont les rapports qui pourraient et qui devraient s’établir dans le reste de la Russie, s’il n’y avait pas de multiples survivances du servage qui retardent l’instauration du capitalisme. Quant aux formes que prend le capitalisme agraire, nous allons voir qu’elles sont d’une extrême variété.