Le développement du capitalisme en Russie
Lénine
Chapitre V : LES PREMIÈRES PHASES DU CAPITALISME DANS L’INDUSTRIE
Nous allons maintenant nous occuper de l’industrie. Comme pour l’agriculture, il faudra analyser quelles sont les formes de l’industrie russe depuis l’abolition du servage, c’est-à-dire étudier notre régime de rapports économiques et sociaux dans l’industrie de transformation, ainsi que le caractère de l’évolution de ce régime. Commençons par les formes les plus simples et les plus primitives et observons de près la marche de leur développement.
I. L’INDUSTRIE À DOMICILE ET LES MÉTIERS
Il y a industrie à domicile quand la transformation des matières premières a lieu dans l’exploitation même (la famille paysanne) qui les produit. Ce genre d’industrie est un attribut nécessaire de l’économie naturelle, dont on trouve des vestiges presque partout où il existe une petite paysannerie. Il est donc absolument normal que dans la littérature russe on trouve toute une série de références à des industries de ce type (fabrication domestique d’articles de lin, de chanvre, de bois, etc., destinés à la consommation de la famille). A l’heure actuelle, cependant, il n’y a que de rares endroits particulièrement reculés, comme par exemple, jusqu’à ces derniers temps la Sibérie, où l’industrie domestique connaît une extension relativement importante. Sous cette forme, l’industrie en tant que profession n’existe pas encore dans ces régions, petites industries et agriculture sont indissolublement liées l’une à l’autre et forment un tout.
La première forme d’industrie qui se sépare de l’agriculture patriarcale est le métier, c’est-à-dire la fabrication d’objets sur commande du consommateur((Kundenproduktion. Cf. Karl Bücher, Die Entstehung der Volkswirt-schaft. Tüb. 1893.)). Dans ce cas la matière première peut appartenir soit au consommateur-client, soit à l’artisan, et le travail est payé soit en espèces, soit en nature (locaux, entretien de l’artisan, remise à celui-ci d’une partie du produit obtenu s’il s’agit de farine, par exemple, etc.). Les métiers, qui sont une partie intégrante de la vie urbaine, sont également assez répandus dans les villages où ils servent de complément à l’économie paysanne. Une certaine portion de la population rurale est formée d’artisans spécialistes s’occupant (parfois exclusivement, parfois en même temps que d’agriculture) de tannage, de la confection de chaussures, de vêtements, exécutant des travaux de forge, la teinture des tissus domestiques, le finissage du drap paysan, la transformation du grain en farine, etc. Etant donné l’extrême insuffisance de nos statistiques économiques, nous n’avons aucune donnée précise sur l’extension que les métiers ont prise en Russie. Cependant, on peut trouver des indications partielles sur cette forme d’industrie dans presque toutes les descriptions de l’économie paysanne, dans les enquêtes sur ce qu’on appelle l’industrie «artisanale»((Encore que selon la thèse généralement admise, les artisans ne fassent pas partie des «koustaris» (nous aurons maintes fois l’occasion de remarquer à quel point ce terme de «koustaris» est vague), les indications concernant l’artisanat, qui sont disséminées dans toutes les enquêtes sur l’industrie artisanale sont si nombreuses, qu’il n’est pas possible de donner des citations à l’appui de ce que nous venons de dire.)) et même dans la statistique des usines et des fabriques((Pour illustrer l’état chaotique de cette statistique, rappelons que jusqu’à ce jour elle n’a pas trouvé le moyen d’établir une distinction entre les établissements artisanaux et les établissements industriels. De 1860 à 1870, par exemple, on classait parmi ces derniers les teintureries villageoises de type purement artisanal (Annuaire du ministère des Finances. t. I, pp. 172-176; en 1890, on confondait les fouleries paysannes avec les fabriques de drap (Index des fabriques et usines d’Orlov, 3e éd., p. 21), etc. La récente Liste des fabriques et usines (St-Ptb., 1897) n’est pas non plus exempte de cette confusion. Voyez les exemples dans nos Etudes, pp. 270-271. )). Il arrive que les statistiques des zemstvos en enregistrant les industries paysannes classent les «artisans» dans un groupe à part (Cf. Roudnev, 1. c.). Mais, dans ce groupe, elles rangent également tous les ouvriers du bâtiment. Au point de vue de l’économie politique, une telle confusion est absolument erronée car, dans leur masse, les ouvriers du bâtiment sont des salariés employés par des entrepreneurs et non des artisans autonomes travaillant pour une clientèle. Certes, il n’est pas toujours facile de distinguer l’artisan rural du petit producteur de marchandises ou de l’ouvrier salarié; pour y arriver, il faut une analyse économique des données concernant chaque petit industriel. Une remarquable tentative pour dégager strictement les métiers des autres formes de petite industrie a été faite à l’occasion du recensement artisanal de Perm, en 1894-1895((Nous avons consacré à ce recensement un article dans nos Etudes, pp. 113-199, (voir Lénine, Œuvres, Paris-Moscou, t. 2, pp. 361-470. N. R.) Tous les faits relatés dans le texte sur les «koustaris» de Perm sont tirés de l’article en question.)). Selon les estimations de ce recensement, les artisans ruraux représentent environ 1% de la population paysanne et, comme il fallait s’y attendre, c’est dans les districts où l’industrie est le moins développée qu’ils sont le plus nombreux. Ils sont plus attachés à la terre que les petits producteurs de marchandise: sur cent artisans ruraux, en effet, on trouve 80,6 agriculteurs (pour les autres «koustaris», cette proportion est plus faible). Ils emploient le travail salarié mais sur une moins grande échelle que les autres artisans. Leurs entreprises sont généralement très peu importantes (d’après le nombre d’ouvriers qu’elles occupent ). Alors que le gain moyen d’un artisan non agriculteur est estimé à 102,9 roubles par an, celui d’un artisan agriculteur est estimé à 43,9 roubles.
Nous nous contenterons de ces brèves indications car l’analyse détaillée des métiers ne fait pas partie de notre tâche. Dans cette forme d’industrie, en effet, il n’y a pas encore de production marchande; on y voit simplement apparaître la circulation des marchandises quand l’artisan est payé en argent ou quand il vend sa part de produit reçue en échange de son travail pour acheter des matières premières et des instruments de production. Le produit du travail de l’artisan ne dépasse guère le cadre de l’économie paysanne naturelle((Cette proximité du métier et de l’économie naturelle des paysans porte parfois ces derniers à tenter d’organiser le travail des artisans pour tout le village: les paysans entretiennent l’artisan qu’ils obligent à travailler pour tous les habitants du village. Actuellement, on ne peut rencontrer ce régime d’industrie qu’a titre d’exception ou bien dans les provinces les plus reculées (c’est ainsi qu’est organisée, par exemple, la forge dans quelques villages de Transcaucasie. Voir les Comptes rendus et recherches sur l’industrie artisanale en Russie, t. II, p, 321). )) et, de ce fait, il n’apparaît pas sur le marché. Il est donc normal que les métiers se caractérisent par une routine, un morcellement et une étroitesse identiques à ceux de la petite agriculture patriarcale. Le seul élément d’évolution propre à cette forme d’industrie est l’exode des artisans en quête de travail vers d’autres contrées. Cette pratique était assez répandue, autrefois surtout, dans nos campagnes; elle avait généralement pour conséquence la création d’entreprises indépendantes aux lieux d’arrivée des artisans.