Le développement du capitalisme en Russie
Lénine
Chapitre V : LES PREMIÈRES PHASES DU CAPITALISME DANS L’INDUSTRIE
VI. LE CAPITAL COMMERCIAL DANS LES PETITES INDUSTRIES PAYSANNES
On sait que, dans une multitude de cas, les petites industries paysannes donnent naissance à une espèce particulière de revendeurs qui s’occupent spécialement des opérations commerciales relatives à l’écoulement des produits et à l’achat des matières premières et auxquels, en règle générale, les petits artisans sont subordonnés d’une façon ou d’une autre. Voyons de quelle manière ce phénomène est lié au régime général des petites industries paysannes et quelle est son importance.
L’opération économique fondamentale du revendeur consiste à acheter une marchandise ( produit ou matière première) pour la revendre. En d’autres termes, le revendeur est le représentant du capital commercial. A l’origine de tout capital, qu’il soit industriel ou commercial, il y a toujours le fait que des particuliers se trouvent, à un certain moment, en possession d’une somme d’argent disponible (c’est-à-dire qu’ils n’ont pas besoin d’utiliser pour leur consommation personnelle). Les données concernant la décomposition de la paysannerie agricole et artisanale nous ont permis de voir comment s’effectuait cette différenciation économique dans nos campagnes. Elles ont également mis en évidence une des conditions de l’apparition des revendeurs: la dispersion et l’isolement des petits producteurs, leurs rivalités économiques et leurs luttes. Une autre condition a trait au caractère des fonctions exercées par le capital commercial, c’est-à-dire à l’écoulement des produits et à l’achat des matières premières. Quand la production marchande est très peu développée, le petit marché local suffit au petit producteur qui parfois même vend directement sa marchandise au consommateur. La production marchande en est alors à son stade le plus bas et se distingue à peine du métier. Mais, à mesure que le marché s’élargit, cet écoulement restreint et morcelé (qui convenait parfaitement à la petite production elle-même morcelée) devient impossible. Sur un grand marché, en effet, la vente doit se faire en grand, massivement. On voit donc apparaître une contradiction insurmontable entre la petite production et la nécessité d’un large débit et d’une vente en gros. Étant donné les conditions économiques et sociales, l’isolement et la décomposition des petits producteurs, cette contradiction ne pouvait être résolue que si les représentants de la minorité aisée s’emparaient des débouchés et les concentraient entre leurs mains. En faisant des achats massifs de produits fabriqués (ou de matières premières), les revendeurs ont réduit les frais d’écoulement et transformé le caractère de la vente qui a cessé d’être restreinte, accidentelle et irrégulière pour devenir une vente en gros et régulière. Par suite des avantages que comportait la vente en gros sur le plan strictement économique, le petit producteur devait inévitablement se trouver coupé du marché, sans défense contre le pouvoir du capital commercial. Ainsi, dans le cadre de l’économie marchande, du fait même que la vente en gros, pratiquée sur une large échelle, est supérieure à la vente au détail morcelée, et ce d’un point de vue purement économique, le petit producteur tombe nécessairement sous la dépendance du capital commercial((Pour le rôle du capital commercial, marchand, dans le développement du capitalisme en général, nous renvoyons le lecteur au livre III du Capital. Voir notamment III, I, pp. 253-254 (trad. russe, p. 212) sur la nature du capital marchand-commercial; p. 259 (trad. russe, p. 21 sur la réduction des frais de vente par le capital commercial; pp. 278-279 (trad. russe, pp, 233-234) sur la nécessité économique du fait que «la concentration dans une entreprise commerciale devance celle qui se fait dans l’atelier industriel»; p. 308 (trad. russe, p. 259) et pp. 310-311( trad. russe, pp. 260-261) sur le rôle historique du capital commercial considéré comme «condition indispensable pour le développement du mode de production capitaliste»)). Il va sans dire que dans la pratique, il arrive souvent que les profits des revendeurs ne se limitent pas à la différence entre les prix de gros et les prix de détail; et il en va de même pour les bénéfices des capitalistes industriels qui comprennent fréquemment des prélèvements effectués sur le salaire normal. Cependant, pour expliquer le profit du capitaliste industriel, nous devons admettre que la force de travail est vendue à sa valeur réelle. Pour expliquer le rôle des revendeurs, il nous faudra procéder de façon analogue et admettre qu’ils effectuent l’achat et la vente des produits conformément aux lois générales de l’échange des marchandises. En effet, seules ces causes économiques de la domination du capital commercial peuvent nous faire comprendre les formes diverses que prend cette domination dans la réalité et parmi lesquelles on rencontre à tout moment (c’est là un fait indubitable) la plus banale escroquerie. Procéder autrement comme le font habituellement les populistes, c’est-à-dire se contenter de signaler les diverses exactions des «koulaks» et, de ce fait, éliminer totalement le problème de la nature économique du phénomène, c’est adopter le point de vue de l’économie vulgaire((L’idée préconçue des populistes qui idéalisaient les industries artisanales et présentaient le capital commercial comme une sorte d’anomalie regrettable, et non comme un attribut immanent à la petite production destinée au marché, s’est malheureusement répercutée sur les recherches statistiques. C’est pourquoi nous avons toute une série de recensements par foyer des petites industries artisanales (pour les provinces de Moscou, de Vladimir, de Perm) qui examinent attentivement l’exploitation de chaque petit fabricant, mais laissent de côté celle des revendeurs, la façon dont se constitue leur capital, ce qui détermine la valeur de ce capital, le montant de la vente et de l’achat du revendeur, etc. Cf. nos Etudes, p. 169.)).
Nous affirmons donc que la petite production destinée au marché et la domination du capital commercial sont liées par un rapport nécessaire de cause à effet. Pour illustrer cette thèse, nous allons examiner en détail l’enquête sur l’industrie de la dentelle dans la province de Moscou (Les petites industries de la province de Moscou, tome VI, fascicule II) qui constitue une des meilleures descriptions de la façon dont apparaissent les revendeurs et du rôle qu’ils jouent. Les marchandes sont apparues de la façon suivante. Pendant les années 1820 au cours desquelles s’est constituée l’industrie de la dentelle et par la suite, tant que les dentellières étaient peu nombreuses, les principaux acheteurs étaient les seigneurs terriens, les «messieurs», et il n’y avait qu’une très faible distance entre producteur et consommateur. Mais à mesure que l’industrie s’est répandue, les paysans ont commencé à envoyer de la dentelle à Moscou, profitant pour cela des «occasions qui s’offraient à eux», par l’intermédiaire des fabricants de peignes, par exemple. Cependant, les inconvénients d’un procédé aussi primitif n’ont pas tardé à se faire sentir. «Comment les moujiks, dont ce n’était pas le métier, auraient-ils pu faire de porte à porte?» Une des dentellières, qui était dédommagée pour le temps qu’elle perdait, a donc été chargée d’écouler la marchandise et de «ramener le matériel nécessaire à leur métier». Par suite des inconvénients de la vente isolée, le commerce est donc devenu une fonction particulière remplie par une seule personne recueillant les produits de plusieurs ouvrières. Comme elles vivaient dans une intimité patriarcale (parenté, voisinage, appartenance à un même village), ces ouvrières ont d’abord essayé de s’associer pour la vente en chargeant l’une d’entre elles de s’en occuper. Mais l’économie monétaire a très rapidement ouvert une brèche dans les vieux rapports patriarcaux et on n’a pas tardé à voir apparaître les phénomènes que nous avons pu constater quand nous avons examiné les données d’ensemble sur la décomposition de la paysannerie. Quand on destine son produit à la vente, on apprend à évaluer le temps en argent. Il est donc devenu indispensable de dédommager l’intermédiaire pour son temps et sa peine. Celle-ci, d’autre part, s’est habituée à sa nouvelle occupation et a commencé à la considérer comme une profession. «Ce sont ces voyages répétés qui ont donné naissance au type de la marchande» 1.c., p. 30). La personne qui a l’habitude de se rendre à Moscou, y noue en effet des relations suivies sans lesquelles il ne peut y avoir de débouchés réguliers. «Elle prend l’habitude de vivre des commissions qu’elle touche sur la vente. D’ailleurs, cela devient pour elle une nécessité.» En plus de ces commissions, elle s’arrange pour «rabioter sur le prix des matières premières, du fil, du coton». Quand la dentelle lui est payée plus cher que le prix convenu, elle empoche la différence. D’autre part, elle déclare aux dentellières qu’elle n’a même pas obtenu ce prix et quand celles-ci protestent, elle se voient répondre que c’est «à prendre ou à laisser». «Les marchandes commencent à ramener de la ville des marchandises dont la vente leur rapporte de coquets bénéfices.» De la sorte, la commissionnaire se transforme en une commerçante indépendante qui commence déjà à monopoliser les débouchés et à se servir de ce monopole pour soumettre les dentellières à son pouvoir. Bientôt, elle ne se contente plus des opérations commerciales: elle se met à pratiquer l’usure, à accorder des prêts en argent aux ouvrières, à leur acheter leur marchandise à prix réduit, etc. «Les ouvrières paient une commission de 10 kopecks par rouble et elles se rendent parfaitement compte que la marchande vend la dentelle à un prix supérieur au prix indiqué et que par conséquent son bénéfice ne se limite pas à cette commission. Mais elles ne voient pas comment elles pourraient s’organiser autrement. Comme je leur disais d’aller elles-mêmes à Moscou à tour de rôle, elles m’ont répondu que cela serait pis, car elles ne savent pas à qui il faut s’adresser pour écouler la marchandise, alors que la marchande connaît déjà tous les endroits. Elle écoule le produit fini et rapporte ce qu’on lui a commandé, le fil, les canevas. De plus, elle est toujours prête à avancer de l’argent aux dentellières ou à leur accorder des prêts et en cas de besoin on peut toujours lui vendre une pièce de dentelle directement. On voit que d’une part, c’est une personne extrêmement utile dont il est impossible de se passer, et que de l’autre, elle se transforme peu à peu en une «femme koulak» exploitant sans pitié le travail d’autrui» (p. 32). A cela il faut ajouter que c’est au sein même des petits producteurs que se forment les types de ce genre. «Toutes les questions que j’ai posées à ce sujet ont toujours reçu la même réponse: les marchandes sont toutes d’anciennes dentellières connaissant bien la production; elles sont issues du même milieu que les dentellières; primitivement, elles ne disposaient d’aucun capital et ce n’est que peu à peu, à mesure qu’elles se sont enrichies grâce aux commissions qui leur étaient versées qu’elles ont commencé à faire commerce de l’indienne et d’autres marchandises»(31)((Cette formation de revendeurs parmi les petits producteurs eux-mêmes est un phénomène général constaté presque toujours par les enquêteurs quand ils abordent la question. Voir, par exemple, la même remarque sur les «donneuses» dans la ganterie (Les petites industries de la province de Moscou, t. VII, fasc. II, pp. 175-176) sur les revendeurs de Pavlovo (Grigoriev, l.c., p. 92) et nombre d’autres. )). Dans une économie marchande, il est donc absolument inévitable que les petits producteurs donnent naissance non seulement à des industriels plus riches, mais également à des représentants du capital commercial((Korsak avait déjà indiqué très justement qu’il existait un lien entre le caractère onéreux de la vente au détail (et de l’achat au détail de la matière première) et «le caractère général de la petite production morcelée» (Korsak, Des formes de l’industrie, pp. 23 et 239). )). Dès que ces derniers ont fait leur apparition, l’éviction de la vente isolée, au détail, par la vente en gros devient inéluctables((Très souvent, les «koustaris», les gros producteurs, dont nous avons parlé en détail plus haut, sont en même temps des revendeurs. C’est ainsi, par exemple, qu’il arrive très souvent que les gros fabricants achètent les produits des petits. )). Voici quelques exemples qui montrent comment de gros producteurs autonomes, qui sont en même temps revendeurs, organisent la vente. Pour les bouliers-compteurs fabriqués par les artisans de la province de Moscou (voir les statistiques dans notre tableau, annexe 1), les débouchés se trouvent essentiellement dans les foires dispersées dans l’ensemble de la Russie. Mais pour vendre soi-même sa marchandise sur une foire il faut 1) posséder un capital considérable, car seul le commerce en gros est admis dans les foires, et 2) avoir un représentant qui achète les produits sur place et les expédie au marchand. Il n’y a «qu’un seul paysan marchand» qui satisfait à ces conditions. C’est un «koustar» qui détient un capital important et qui s’occupe du montage des bouliers (c’est-à-dire de l’ajustage des boules dans les cadres) et de leur vente; ses six fils «s’occupent exclusivement du commerce», de sorte qu’il est obligé d’embaucher deux ouvriers pour cultiver son lot de terre. «Il n’est pas étonnant, observe l’enquêteur, qu’il ait la possibilité de participer à toutes les foires, tandis qu’en règle générale les marchands de moindre importance écoulent leur marchandise dans le voisinage» (Les petites industries de la province de Moscou, t. VII, fasc. 1, 2e partie, p. 141). On voit que dans ce cas, le représentant du capital commercial s’est encore si peu différencié de la masse générale des «moujiks-laboureurs» qu’il a conservé son lot de terre communale et une nombreuse famille patriarcale. Les lunetiers de la province de Moscou dépendent entièrement de ceux à qui ils vendent leurs produits (montures de lunettes). Ces revendeurs sont eux-mêmes des «koustaris» possédant leur propre atelier; ils avancent la matière première aux «koustaris» pauvres qui sont tenus de leur remettre le produit, etc. A un moment, les petits producteurs ont essayé d’écouler eux-mêmes leur marchandise à Moscou, mais ils n’ont pas réussi car il était sans intérêt de faire des ventes au détail de 10-15 roubles (ibid., p. 263). Dans l’industrie de la dentelle de la province de Riazan, la commission que touchent les marchandes représente de 12 à 50% des gains des dentellières. Les marchandes «bien organisées» ont des relations suivies avec les centres d’écoulement et expédient la marchandise par la poste, ce qui leur épargne les frais de déplacement. Pour voir à quel point la vente en gros est devenue indispensable, il suffit de dire que les commerçants estiment qu’une vente de 150-200 roubles n’est pas rentable (Travaux de la commission artisanale, t. VII, page 1184). Pour les dentelles de Bélev l’écoulement est organisé de la façon suivante: il existe dans la ville trois catégories de marchandes: 1) les distributrices de petites commandes qui vont elles-mêmes trouver les dentellière et qui livrent la marchandise aux marchandes en gros. 2) marchandes-commanditaires qui font elles-mêmes les commandes ou qui achètent le produit des distributrices pour le transporter dans les capitales, etc., 3) les marchandes en gros (2 ou 3 «firmes») qui traitent déjà avec des commissionnaires, auxquels elles expédient la marchandise et dont elles reçoivent de grosses commandes. Les marchandes de province n’ont «quasiment aucune possibilité» de livrer elles-mêmes leur marchandise aux grands magasins car «ceux-ci préfèrent s’adresser à des grossistes qui sont en mesure de leur fournir la marchandise par lots entiers, sur les canevas les plus variés». Les marchandes doivent donc en passer par ces «fournisseuses» qui «leur apprennent tout ce qui a trait à la vente, qui fixent les prix et dont il est absolument impossible de se passer» (Travaux de la commission artisanale, t. X, pp. 2823-2824). On pourrait multiplier ces exemples à l’infini. Mais ceux que nous venons de citer suffisent à montrer que lorsque la production est destinée à des marchés importants, la vente isolée et au détail est absolument impossible. Etant donné la dispersion des petits producteurs et leur complète décomposition((M. V.V. affirme que le «koustar» soumis au capital commercial «subit, de par la nature des choses, des pertes absolument superflues» (Essais sur l’industrie artisanale, p. 150). M. V.V. ne croit-il pas que la décomposition des petits producteurs est «absolument superflue», «de par la nature des choses», c’est-à-dire de par la nature de l’économie marchande où vit le petit producteur ?)), les débouchés ne peuvent être organisés sur une large échelle que par le grand capital qui, de la sorte, réduit les «koustaris» à une impuissance et à une dépendance totale. Cela suffit à montrer à quel point sont absurdes les théories populistes courantes qui recommandent d’aider les «koustaris» en «organisant la vente». Au point de vue purement théorique, ce genre de théorie est à ranger parmi les utopies petites-bourgeoises qui ne voient pas qu’il existe une liaison indissoluble entre la production marchande et la vente capitaliste((Ce qui est grave, ce n’est pas tant l’existence du koulak que le fait que les artisans manquent de capitaux, déclarent les populistes de Perm (Essais sur l’industrie artisanale de la province de Penn, p. 8). Mais qu’est-ce qu’un koulak, sinon un «koustar» possédant un capital? Le malheur est que les populistes se refusent à analyser le processus de décomposition des petits producteurs, qui donne naissance aux entrepreneurs et aux «koulaks». )). Pour ce qui est des données de la réalité russe, nos théoriciens les ignorent complètement: ils ignorent la dispersion et la complète décomposition des petits producteurs de marchandises; ils ignorent que ces petits producteurs ont donné et continuent à donner naissance à des «revendeurs», que dans une société capitaliste, seul le grand capital est en mesure d’organiser la vente. On conçoit qu’après avoir éliminé de leurs calculs tous ces aspects d’une réalité peut-être désagréable mais néanmoins incontestable, ils n’éprouvent aucune difficulté à laisser vagabonder leur imagination «in’s Blaue hinein((Dans le vide. ))»((Parmi les démonstrations pseudo-économiques des populistes, il faut citer leurs dissertations sur l’insignifiance du capital «fixe» et «circulant» nécessaire au «koustar». Le fil conducteur de ces raisonnements extrêmement répandus est le suivant. Les industries artisanales sont d’une grande utilité pour le paysan, il est donc désirable de les implanter. (Nous ne nous arrêtons pas à cette idée ridicule qu’on puisse venir en aide à la masse des paysans qui courent à leur ruine, en transformant un certain nombre d’entre eux en petits producteurs de marchandises.) Mais pour implanter ces métiers, il faut savoir quel est le «capital», dont le petit producteur a besoin pour exploiter une affaire. Voici un des nombreux calculs de ce genre. Le «capital» fixe nécessaire à un artisan de Pavlovo, nous apprend sentencieusement M. Grigoriev, se chiffre de 3 à 5 roubles, 10-13-15 roubles, etc., cette somme comprenant le coût des instruments de travail, quant au «capital» circulant, il se chiffre de 6 à 8 roubles, de même que les frais d’entretien et le coût de la matière première pour une semaine. «On voit que dans la région de Pavlovo, le capital fixe et circulant (sic) est si minime qu’il est très facile de se procurer les instruments et les matériaux nécessaires à une production indépendante (sic) (l.c., p. 75). En effet, rien de plus «facile» que de raisonner de la sorte. D’un trait de plume, le prolétaire de Pavlovo est métamorphosé en «capitaliste». Il a suffit pour cela de nommer «capital» son entretien d’une semaine et ses instruments de quatre sous. Quant au capital réel des gros revendeurs qui ont monopolisé la vente, qui sont les seuls à pouvoir être «indépendants» de facto et qui manient des capiteux se chiffrant par milliers de roubles, ce capital réel l’auteur en a tout simplement fait abstraction. Drôles de gens en vérité que ces habitants cossus de Pavlovo: de génération en génération ils ont accumulé et continuent à accumuler par toutes sortes de moyens inavouables des capitaux se montant à des milliers de roubles, alors que d’après les récentes découvertes il suffit d’un «capital» de quelques dizaines de roubles pour être «indépendant»! )).
Il nous est impossible de décrire en détail les différentes formes que prend le capital commercial dans ces industries artisanales et la situation lamentable et désespérée dans laquelle il place les petits producteurs. Dans le chapitre suivant nous aurons d’ailleurs à caractériser la domination de ce capital au stade suprême de son développement, au moment où il organise sur une vaste échelle le travail capitaliste à domicile (se faisant ainsi l’auxiliaire de la manufacture). Pour l’instant, nous nous bornerons donc à indiquer quelles sont les principales formes qu’il prend dans les petites industries. La première de ces formes et la plus simple est l’achat des produits des petits producteurs par les marchands (ou les patrons des gros ateliers). Quand les achats sont peu développés ou quand il y a une forte concurrence entre les marchands, il est possible que la vente des produits à un commerçant ne se distingue pas des autres sortes de vente; mais dans la majorité des cas, le revendeur local est la seule personne à qui le paysan peut écouler de façon permanente les articles de sa fabrication, et il jouit alors d’un monopole de fait qui lui permet d’abaisser démesurément le prix qu’il paie au producteur. La deuxième forme est la combinaison du capital commercial et de l’usure: le paysan qui a toujours besoin d’argent en emprunte au revendeur et doit le rembourser en produit. Avec ce système (extrêmement répandu) le prix de la marchandise est toujours artificiellement réduit et il arrive souvent que la somme qui reste entre les mains de l’artisan, une fois qu’il a écoule ses produits, soit inférieure à celle qu’aurait pu obtenir un ouvrier salarié. De plus, les rapports de créancier à débiteur aboutissent inévitablement à la dépendance personnelle et à l’asservissement de ce dernier qui se trouve à la merci des prêteurs quand ses besoins d’argent sont particulièrement pressants. La troisième forme du capital commercial, couramment utilisée par les revendeurs ruraux, est le paiement des produits artisanaux en nature. Cette forme a ceci de particulier qu’elle caractérise non seulement les petites industries mais en général tous les stades inférieurs de l’économie marchande et du capitalisme. Elle ne disparaît qu’avec la grande industrie mécanique qui socialise le travail, rompt de façon radicale avec toutes les survivances patriarcales et frappe d’interdiction cette forme d’asservissement dans toutes les grandes entreprises par voie législative. La quatrième forme du capital commercial est la suivante: pour payer le «koustar», le marchand lui cède les produits dont il a besoin pour la fabrication (matières premières, matières auxiliaires, etc.) La vente aux petits producteurs des matériaux nécessaires à la production peut d’ailleurs devenir pour le capital commercial une opération indépendante, parfaitement analogue à l’achat des produits fabriqués. Mais si les revendeurs qui achètent ces produits fabriqués commencent à payer les «koustaris» en matières premières, cela représente un très grand pas en avant pour le développement des rapports capitalistes. Après avoir coupé l’artisan du marché des produits fabriqués, le revendeur le coupe du marché des matières premières et le soumet définitivement à son pouvoir. Il ne reste plus qu’un pas à franchir pour atteindre la forme suprême du capital commercial, celle où le marchand distribue directement aux «koustaris» la matière première qu’ils ont à transformer pour un salaire déterminé. A ce stade, l’artisan devient de facto un ouvrier salarié travaillant à domicile pour un capitaliste: le capital commercial se transforme en capital industriel((La forme pure du capital commercial consiste dans l’achat d’une marchandise pour revendre avec profit cette même marchandise. La forme pure du capital industriel consiste dans l’achat d’une marchandise pour la vendre transformée; donc, achat de matière première, etc., et achat de force de travail pour transformer cette matière.)) et il y a création du travail capitaliste à domicile. Dans les petites industries, on rencontre ce travail plus ou moins sporadiquement. Au stade suivant, an stade suprême du développement capitaliste, par contre, il sera appliqué massivement.