Le développement du capitalisme en Russie
Lénine
Chapitre V : LES PREMIÈRES PHASES DU CAPITALISME DANS L’INDUSTRIE
IX. QUELQUES REMARQUES SUR L’ÉCONOMIE PRÉCAPITALISTE DE NOS VILLAGES
Chez nous, on pose souvent le problème des «destinées du capitalisme en Russie» comme si la question essentielle était celle de la rapidité (à laquelle s’effectue le développement capitaliste). En réalité, il est beaucoup plus important de savoir comment ce développement s’effectue et d’où il est parti (c’est-à-dire, quel était le régime économique de la Russie avant le capitalisme). Les principales erreurs des économistes populistes viennent de ce qu’ils n’ont pas su répondre à ces deux questions, de ce qu’ils n’ont pas su montrer comment le capitalisme se développait réellement en Russie, de ce qu’ils ont faussement idéalisé les régimes précapitaliste. Au chapitre II et dans celui-ci (ainsi que dans une partie du chapitre III), nous avons étudié les stades les plus primitifs du capitalisme dans la petite agriculture et dans les petites industries paysannes. Au cours de cette étude, nous avons eu à maintes reprises l’occasion d’indiquer quelles étaient les caractéristiques du régime précapitaliste. Si maintenant nous essayons de faire la synthèse de toutes ces indications, nous en arrivons à la conclusion suivante: la campagne précapitaliste se présentait (du point de vue économique) comme un réseau de petits marchés reliant de minuscules groupes de petits producteurs séparés les uns des autres par l’isolement de leur exploitation, par d’innombrables cloisonnements moyenâgeux et par les vestiges de la dépendance féodale.
Pour ce qui est du morcellement des petits producteurs, c’est dans la décomposition qu’il apparaît avec le plus de netteté, qu’il s’agisse de l’agriculture ou de l’industrie. Mais il ne se limite pas là, tant s’en faut. Groupés par la communauté rurale en de minuscules associations administratives, fiscales et détentrices de terres, les paysans sont divisés en une multitude de différents catégories et groupes d’après l’étendue de leur lot concédé, la proportion des payements à effectuer, etc. Prenons, par exemple, le recueil statistique de la province de Saratov. Dans cette province, on trouve les catégories suivantes: paysans jouissant gratuitement de leur terre, propriétaires, propriétaires complets, paysans d’Etat, paysans d’Etat détenteurs d’un lot concédé, paysans d’Etat ayant une propriété d’un tchetvert((Dans la Russie tsariste, les paysans d’Etat avec une propriété d’un tchetvert étaient une catégorie d’anciens paysans d’Etat descendant des gens d’armes qui, aux XVe et XVIe siècles, s’étaient installés aux frontières de l’Etat moscovite. Ces gens d’armes (cosaques, streltsy, soldats) devaient garder les frontières et, en échange, ils recevaient en jouissance provisoire ou héréditaire de petits lots de terre qui se mesuraient en tchetverts(un tchetvert = une demi-déciatine). A partir de 1719, ces colons de l’Etat reçurent le nom d’odnodvortsy. Alors qu’auparavant ils jouissaient de divers privilèges et qu’ils avaient le droit de posséder des serfs, au cours du XIXe siècle leur situation fut peu à peu assimilée à celle des autres paysans. Le règlement de 1866 déclara que la terre des odnodvortsy (les tchetverts) était leur propriété personnelle et que les membres de leurs familles pouvaient en hériter. )), paysans d’Etat seigneuriaux, paysans des apanages, locataires des terres domaniales, paysans sans terre, propriétaires ex-serfs privés, paysans ayant racheté leur enclos propriétaires ex-paysans des apanages, colons-propriétaires, émigrants, paysans à jouissance gratuite, ex-serfs privés, propriétaires-ex-paysans d’État, ex-serfs libérés, paysans exempts de redevances, laboureurs libres((Laboureurs libres, catégorie de paysans libérés du servage en vertu de la loi du 20 février 1803 qui autorisait les propriétaires féodaux à libérer les paysans en leur donnant de la terre. Les conditions de cette libération étaient fixées par les propriétaires. )), paysans temporairement redevables, ex-paysans des fabriques, etc., sans compter les paysans affectés, les nouveaux venus, etc. D’une catégorie à l’autre, l’histoire des rapports agraires, l’étendue du lot concédé, les taux des payements, etc., etc., sont différents. Au sein même de chaque catégorie on retrouve une masse de distinction analogues: il arrive parfois que les paysans d’un seul et même village soient divisés en deux catégories complètement différentes: d’une part, il y a ceux qui, autrefois, «appartenaient à Monsieur N. N.» et d’autre part ceux qui «appartenaient à Madame M. M.». Au moyen âge, en des temps depuis longtemps révolus, cette disparité était naturelle et nécessaire. Mais à l’heure actuelle, le maintien des communautés paysannes de ce système de castes fermées constitue un criant anachronisme qui vient aggraver à l’extrême la situation des masses laborieuses sans leur donner aucune garantie contre les charges de la nouvelle époque capitaliste. Les populistes ont l’habitude de fermer les veux sur ce morcellement et de dissimuler le caractère fondamentalement erroné de leur conception du village précapitaliste en poussant des exclamations emphatiques contre les marxistes, «ces partisans de la dépossession foncière» qui déclarent que la décomposition de la paysannerie a un caractère progressiste. Mais il suffit de considérer cet extraordinaire morcellement des petits producteurs, conséquence inévitable de l’agriculture patriarcale, pour être persuadé du caractère progressiste du capitalisme qui détruit jusque dans leurs fondements les anciennes formes d’économie et de vie avec leur immobilisme et leur routine séculaires, qui met fin à la vie sédentaire des paysans figés dans leur cloisonnement moyenâgeux et qui crée de nouvelles classes sociales aspirant par la force des choses à s’unir et à participer activement à toute la vie économique (et pas seulement économique) de l’Etat et du monde.
Si on prend les paysans en tant qu’artisans ou petits fabricants, on retrouve un phénomène absolument analogue. Leurs intérêts ne vont pas au-delà des limites étroites des villages environnants. Etant donné les dimensions minimes du marché local, ils n’ont aucun contact avec les petits fabricants d’autres régions; ils craignent comme le feu la «concurrence» qui détruit impitoyablement leur Eden patriarcal dont rien ni personne ne vient troubler la stagnation. A l’égard de ces petits fabricants la concurrence et le capitalisme accomplissent une œuvre historiquement utile, en les tirant de leur trou de province et en leur posant toutes les questions déjà posées aux couches plus évoluées de la population.
Les formes primitives du métier ne sont pas les seuls attributs nécessaires des petits marchés locaux. Au nombre de ces attributs il faut compter également les formes primitives de capital commercial et usuraire. Le monopole des commerçants et des usuriers ruraux est d’autant plus accusé, les paysans lui sont d’autant plus asservis et cet asservissement prend des formes d’autant plus brutales que les villages sont plus reculés et plus éloignés de l’influence du nouveau régime capitaliste, des chemins de fer, des grandes fabriques et de la grande agriculture capitaliste. Le nombre de ces petites sangsues est extrêmement élevé (par rapport à la très petite quantité de produit dont disposent les paysans); et il existe d’ailleurs une quantité de termes locaux pour les désigner: «prassol», «chibaï», «chtchétinnik», «maïak», «ivache», «boulynia» etc., etc. Quand l’économie naturelle prédomine dans les campagnes, l’argent y est rare et cher et cela donne à tous ces koulaks une importance démesurée par rapport aux dimensions de leur capital. Les paysans dépendent de ceux qui détiennent l’argent et cette dépendance prend inévitablement la forme d’une servitude. De même qu’on ne peut concevoir un capitalisme évolué sans grand capital commercial et financier, de même on ne peut concevoir la campagne précapitaliste sans petits marchand, et sans revendeurs, «maîtres» des petits marchés locaux. Le capitalisme attire tous ces marchés les uns vers les autres et les réunit en un grand marché national, puis mondial. Il détruit les formes primitives de servitude et de dépendance personnelle. Il développe et approfondit les contradictions que l’on peut déjà trouver à un stade embryonnaire au sein de la paysannerie communautaire et dont il prépare ainsi la solution.