Le développement du capitalisme en Russie
Lénine
Chapitre VIII : LA FORMATION DU MARCHE INTÉRIEUR
II. ACCROISSEMENT DE LA POPULATION COMMERCIALE ET INDUSTRIELLE
Nous avons déjà dit que la croissance de la population industrielle aux dépens de la population agricole était un phénomène inévitable dans toute société capitaliste. De même, nous avons vu comment l’industrie se séparait méthodiquement de l’agriculture. Il ne nous reste donc plus qu’à faire le bilan de ce problème.
1. Accroissement des villes
C’est dans l’accroissement des villes que le processus qui nous occupe trouve son expression la plus nette. Voici donc quels sont les chiffres relatifs à cet accroissement pour l’ensemble de la Russie d’Europe (50 provinces) depuis l’abolition du servage((Les chiffres de 1863 sont empruntés aux Annales statistiques (1, 1866) et au Recueil de la statistique militaire. Les chiffres de la population urbaine des provinces d’Orenbourg et d’Oufa ont été corrigés d’après les tableaux des villes. Ainsi, la population urbaine se trouve portée à 6105100 au lieu de 6087100 comme l’indique le Recueil de la statistique militaire. Les données de 1885 sont empruntées au Recueil de renseignements sur la Russie pour 1884-1885. Les chiffres de 1897 sont ceux du recensement du 28 janvier 1897. (Premier recensement général de la population de l’Empire russe de 1897, édition du Comité central de la stat., St-Ptb., 1897 et 1898, fasc. 1 et 2.) La population permanente des villes, d’après le recensement de 1897, est de 11830500, soit 12,55%. Nous avons pris la population effective. Notons que l’homogénéité et la comparabilité parfaites des chiffres de 1863-1885-1897 ne peuvent être garanties. Aussi nous bornons-nous à comparer les rapports les plus généraux, en mettant à part les données relatives aux grandes villes. ))
On voit que le pourcentage de la population urbaine n’a cessé de s’accroître, ce qui signifie que les gens abandonnent l’agriculture pour les occupations industrielles et commerciales((«Les agglomérations urbaines à caractère agricole sont très peu nombreuses, le nombre de leurs habitants, par rapport au nombre général des citadins, est absolument insignifiant» (M. Grigoriev dans son livre: L’influence des récoltes et des prix du blé, t. II, p. 126) . )). Le développement des villes est deux fois plus rapide que celui du reste de la population: alors qu’entre 1863 et 1897 la population totale a augmenté de 53,3%, l’accroissement de la population rurale n’a été que de 48,5%, tandis que celui de la population urbaine atteignait 97%. En 11 ans (1885-1897), il y a eu, selon M. Mikhaïlov, au moins 2500000 personnes qui «ont quitté les campagnes pour les villes»((Novoïé Slovo, 1897, juin, p. 113. )), soit un afflux de plus de 200000 par an.
La population des grands centres industriels et commerciaux s’accroît à un rythme beaucoup plus rapide que celle des villes en général. De 1863 à 1897, le nombre des villes ayant un minimum de 50000 habitants a plus que triplé (il est passé de 13 à 44). Et, alors qu’en 1863 il n’y avait que 27% environ des citadins (1700 000 sur 6100 000) qui résidaient dans ces grands centres, il y en avait environ 41% (4100000 sur 9900000)((M. Grigoriev donne un tableau (l.c., p. 140), où l’on voit qu’en 1885, 85,6% des villes comptaient moins de 20000 habitants (38% de citadins); 12,4% des villes (82 sur 660) avaient moins de 2000 habitants chacune, avec 1,1% des citadins (110000 sur 9962000). )) en 1885 et environ 53%, soit plus de la moitié (6400000 sur 12 millions), en 1897. On voit donc que si dans les années 60, la population urbaine se trouvait essentiellement dans des villes moyennes, dans les années 90 les grandes villes ont entièrement pris le dessus. Depuis 1863, la population des 14 plus grosses villes est passée de 1700000 à 4300000, soit une augmentation de 153%. Tandis que le total de la population urbaine n’a augmenté que de 97%. Il est donc clair que le développement gigantesque des grands centres industriels et la formation de toute une série de centres nouveaux constituent un des traits les plus caractéristiques de l’époque qui a suivi l’abolition du servage.
2. L’importance de la colonisation intérieure
Nous avons vu (chapitre Ier , paragraphe II) que la théorie fait dériver la loi selon laquelle la population industrielle s’accroît aux dépens de la population agricole du fait que dans l’industrie le capital variable augmente de façon absolue (cette augmentation signifie l’accroissement du nombre des ouvriers d’industrie et de l’ensemble de la population industrielle et commerciale), alors que dans l’agriculture «le capital variable nécessaire à l’exploitation d’un lot de terre donné diminue de façon absolue». Le capital variable, ajoute Marx, «ne peut donc s’accroître que dans la mesure où de nouvelles terres sont cultivées, ce qui présuppose à son tour un accroissement plus important encore de la population non agricole». Il est donc clair que le phénomène d’accroissement de la population industrielle ne peut être observé sous une forme pure que dans un territoire déjà peuplé et dont toutes les terres sont occupées. Dans un tel territoire, en effet, la population expulsée de l’agriculture par le capitalisme n’a d’autre issue que de s’installer dans les centres industriels ou bien émigrer à l’étranger. Mais il en va tout autrement quand on a affaire à un territoire où il reste des terres inoccupées et qui n’est pas encore entièrement peuplé. Quand les habitants de la partie peuplée de ce territoire sont chassés de l’agriculture ils peuvent en effet aller «exploiter des terres nouvelles» dans la partie non peuplée et il en résulte un accroissement de la population agricole qui, pour un certain temps, peut être au moins aussi rapide que celui de la population industrielle. Dans un tel cas, nous pouvons observer deux processus différents: 1) le développement du capitalisme dans le pays (ou la partie du pays) ancien et peuplé; 2) le développement du capitalisme sur la «terre nouvelle». Dans le premier cas, nous avons affaire à des rapports capitalistes déjà établis qui continuent de progresser; dans le second, à des rapports capitalistes nouveaux qui sont en train de se former sur un nouveau territoire. Le premier processus traduit un développement du capitalisme en profondeur; le second un développement en étendue. Il va de soi que si on confond ces deux processus, on donne inévitablement une image erronée du processus qui conduit la population à abandonner l’agriculture pour les occupations industrielles et commerciales.
Or, ce sont précisément ces deux processus qui se déroulent simultanément dans la Russie d’après l’abolition du servage. Pendant les années 60, au début de la période qui a suivi l’émancipation des serfs, il y avait en effet une grande partie des confins méridionaux et orientaux de la Russie d’Europe qui n’était pas peuplée et ces régions ont vu affluer une énorme masse d’émigrants de la Russie centrale agraire. Cela a provoqué la formation d’une nouvelle population agricole sur des terres nouvelles et jusqu’à un certain point cela a masqué le mouvement parallèle qui portait la population à abandonner l’agriculture pour l’industrie. Si l’on veut donner une idée exacte de ce trait particulier de la Russie à partir des renseignements concernant la population urbaine, il faut diviser les cinquante provinces de la Russie d’Europe en groupes séparés. Nous citons ici les chiffres relatifs à la population urbaine de 9 régions, pour les années 1863 et 1897.
Les régions les plus importantes pour le problème qui nous occupe sont les suivantes: 1) la région industrielle non agricole (11 provinces des deux premiers groupes, y compris celles des capitales((Nous avons ajouté aux provinces des capitales les provinces non agricoles. Ce procédé se justifie par le fait que la population des capitales se recrute principalement parmi les originaires de ces provinces. D’après le recensement de Pétersbourg du 15 décembre 1890, il y avait dans cette ville 726000 paysans et bourgeois, dont 544000 (c’est-à-dire les 3/4) étaient originaires des 11 provinces qui nous ont servi à former la 1re région. )), d’où il n’y a eu que très peu de gens qui sont partis; 2) la région agricole centrale (13 provinces; 3e groupe) ; ici, par contre, il y a eu énormément de gens qui ont émigré, soit vers la région précédente, soit vers la suivante; 3) les confins agricoles (9 provinces du 4e groupe) ; c’est la région qui a été colonisée après l’abolition du servage. A en juger par le tableau, le pourcentage de la population urbaine de ces 33 provinces est très peu différent de celui de l’ensemble de la Russie d’Europe.
La région non agricole ou industrielle se caractérise par un accroissement du taux de la population urbaine particulièrement rapide (de 14,1% à 21,1%) et bien supérieur à la moyenne (105% contre 97%). Par contre, l’accroissement de la population rurale y a été très faible, près de deux fois inférieur à celle de l’ensemble de la Russie. Cette région est la seule qui ait des conditions à peu près analogues à celles qui existent dans les pays capitalistes industriels d’Europe occidentale. Elle est donc la seule qu’il est permis de faire entrer en ligne de compte si on veut établir une comparaison entre ces pays et la Russie (on sait que chez nous, cela se pratique très souvent).
Dans la région agricole centrale, nous trouvons un tableau tout différent. Le pourcentage de la population urbaine est très bas et augmente moins rapidement que la moyenne. Il y a une masse de gens qui ont émigré de cette région vers les confins et, de ce fait, l’accroissement de la population, qu’elle soit industrielle ou agricole, entre 1863 et 1897, a été bien inférieur à la moyenne de l’ensemble de la Russie. D’après les calculs de V. Mikhaïlovski, près de 3000000 de personnes, soit plus d’un dixième de la population, ont quitté la région entre 1885 et 1897(( L.c., page 109: «Ce mouvement n’a pas d’équivalent dans l’histoire moderne de l’Europe occidentale» (pages 110-111). )).
Dans la troisième région, les confins, bien que la population urbaine ait augmenté dans des proportions bien supérieures à la moyenne (+130% contre + 97% en moyenne), son pourcentage a connu un accroissement un peu inférieur à la moyenne (de 11,2% à 13,3% ou en indice de 100 à 118, alors que l’accroissement moyen a été de 9,94% à 12,76% ou, en indice de 100 à 128). Encore que le processus d’abandon de l’agriculture pour l’industrie ait été extrêmement puissant, il a été masqué par l’énorme accroissement de la population agraire dû à l’émigration. Dans cette région, en effet, la population agraire a augmenté de 87% alors que dans l’ensemble de la Russie, elle n’a augmenté que de 48,5% en moyenne. Ce camouflage du processus d’industrialisation de la population est encore davantage marqué si on prend les provinces séparément. Ainsi, par exemple, en 1897, dans la province de Tauride, le taux de la population urbaine est le même qu’en 1863 (19,6%) et dans celle de Kherson il a même diminué (de 25,9 % à 25,4%) alors que dans ces deux provinces le développement des villes a été presque aussi important que celui des capitales (+131% +135 % contre + 141%). On voit donc que la formation d’une population agricole nouvelle sur des terres nouvelles provoque un développement encore plus accentué de la population non agricole.
3. La croissance des petites localités et des bourgs industriels et commerciaux
Parmi les centres industriels, il faut classer non seulement les villes mais aussi 1) les faubourgs qui souvent ne sont pas compris dans les villes et qui occupent une place de plus en plus importante aux alentours des grandes métropoles; 2) les bourgs et les villages industriels. Les centres((Voir chapitre VII, paragraphe VIII, et annexe III au chapitre VII. )) de ce genre sont particulièrement nombreux dans les provinces industrielles où le taux de la population urbaine est extrêmement peu élevé((Sur l’importance de ce fait, indiqué déjà par Korsak, cf. les justes remarques de M. Volguine (l.c., pp. 215-216). )). Si l’on en croit notre tableau qui nous donne les chiffres de la population urbaine par région dans les 9 provinces industrielles, ce taux était de 7,3% en 1863 et de 8,6% en 1897. C’est parce que l’essentiel de la population industrielle de ces provinces est concentré dans les bourgs industriels et non dans les villes. C’est ainsi, par exemple, que dans les provinces de Vladimir, Kostroma, Nijni-Novgorod, etc., de nombreuses «villes» ont moins de 3000, 2000 et même 1000 habitants, alors qu’il existe toute une série de «bourgs» dont la population ouvrière compte à elle seule 2000, 3000, et même 5000 habitants. Après l’abolition du servage, écrit avec raison l’auteur de la Revue de la province de Iaroslavl (fasc. II, p. 191), «le développement des villes s’est beaucoup accéléré et il est allé de pair avec celui d’agglomérations d’un type nouveau, intermédiaire entre la ville et le village: les centres de fabriques et usines». Nous avons déjà cité les données relatives aux progrès gigantesques accomplis par ces centres et aux nombres des ouvriers de fabrique et d’usine qui y résident. Nous avons vu que dans l’ensemble de la Russie, le nombre de ces centres était très élevé et qu’on en trouvait non seulement dans les provinces industrielles, mais également dans le Sud. Dans l’Oural, le taux de la population urbaine est le plus bas: 3,2% en 1863 et 4,7% en 1897 dans la province de Viatka et dans celle de Perm. Mais l’exemple suivant permettra de donner une idée du rapport numérique existant entre la population «urbaine» et la population industrielle. Dans le district de Krasnooufimsk, province de Perm, le recensement du zemstvo de 1888-91 a dénombré 84700 ouvriers d’usines (dont 56000 ne s’occupent pas du tout d’agriculture et dont 5600 seulement tirent de la terre l’essentiel de leurs moyens de subsistance) alors que la population des villes ne dépasse pas 6400 habitants (1897). Dans le district d’Ekatérinbourg, d’après le recensement du zemstvo, 65000 personnes n’ont pas de terre et 81000 ne possèdent que des prés. Ces deux districts ont donc une population industrielle installée hors des villes et qui est supérieure en nombre à la population urbaine de l’ensemble de la province (195600 personnes en 18971).
Outre les cités-fabriques, il nous faut également classer parmi les centres d’industrie les bourgs commerciaux et industriels qui sont à la tête de grandes régions artisanales ou qui ont connu un développement rapide après l’abolition du servage par suite de la position qu’ils occupaient au bord des fleuves, près des gares des chemins de fer, etc. Au chapitre VI, paragraphe II, nous avons cité plusieurs exemples d’agglomérations de ce genre et nous avons vu que, comme les villes, elles attiraient la population des campagnes et, qu’en règle générale, leurs habitants se caractérisaient par leur niveau d’instruction élevé((Les chiffres suivants (quoique vieillis) du Recueil de la statistique militaire permettent de juger du grand nombre des bourgs constituant en Russie des centres très importants de population: en 1860-1870 on comptait dans 25 provinces de la Russie d’Europe 1334 localités avec plus de 2000 habitants. 108 d’entre elles avaient 5 à 10000 habitants; 6, de 10 à 15000; 1, de 15 à 20000 et 1, plus de 20000 (p. 169). Le développement du capitalisme a entraîné dans tous les pays, et pas seulement en Russie, la formation de nouveaux centres industriels qui, officiellement, ne figurent pas au nombre des villes. «Les contrastes entre la ville et le village s’effacent; près des villes industrielles qui grandissent, cela vient de ce que les entreprises industrielles et des habitations ouvrières sont déplacées dans les faubourgs et les banlieues; près des petites villes en décadence, cela vient de ce que ces dernières se rapprochent des localités rurales environnantes, et aussi du développement de grandes agglomérations industrielles… Les contrastes entre les localités urbaines et rurales s’effacent par suite de nombreuses formations transitoires. La statistique l’a depuis longtemps reconnu: elle a laissé de côté la notion historico-juridique de ville et lui a substitué la notion statistique distinguant les lieux habités uniquement selon le nombre des habitants» (Bücher, Die Entstehung der Volkswirtschaft, Tübingen, 1893, pp. 296-297 et 303-304). Ici encore la statistique russe est très en retard sur la statistique européenne. En Allemagne et en France, on considère comme villes les agglomérations de plus de 2000 habitants (Statesman’s Yearbook, pp. 536, 474); en Angleterre, les net urban sanitary districts (districts sanitaires du type urbain. – N. R.), c’est-à-dire aussi bourgs industriels, etc. On voit que la statistique russe de la population «urbaine» ne peut absolument pas être comparée à la statistique européenne. )). A titre d’exemple, et pour montrer quel est le rapport de grandeur existant entre les centres industriels et commerciaux urbains et les centres non urbains, citons les données pour la province de Voronèje. Le Recueil récapitulatif de cette province nous donne un tableau dans lequel sont classés les bourgs de 8 districts. Ces districts comptent 8 villes avec 56149 habitants (en 1897). Or, parmi les bourgs, il y en a 4 qui à eux seuls groupent 9376 foyers et 53732 personnes et qui, par conséquent, sont plus importants que les villes. Ces bourgs comptent 240 entreprises commerciales et 404 entreprises industrielles; 60% de leurs foyers ne s’occupent absolument pas d’agriculture, 21% cultivent la terre en employant des salariés ou à moitié fruit, 71% n’ont ni bête de trait ni matériel, 63% achètent du pain tout au long de l’année, 86% exercent un métier. On voit donc qu’en classant la totalité de la population de ces centres parmi la population industrielle et commerciale, nous ne gonflons nullement les effectifs de cette dernière, bien au contraire, puisque dans ces 8 districts il y a 21956 exploitations qui ne s’occupent pas d’agriculture. Dans la province agraire dont nous avons cité l’exemple, la population industrielle et commerciale est tout aussi importante à l’extérieur qu’à l’intérieur des villes.
4. Les métiers auxiliaires non agricoles exercés hors de la commune
Mais même si on ajoute les bourgs de fabrique et d’usine et les agglomérations industrielles et commerciales aux villes, on est encore loin d’absorber toute la population industrielle de la Russie. On sait, en effet, qu’une des particularités remarquables de la Russie, due au fait que les déplacements ne sont pas libres et à l’isolement de caste de la communauté paysanne, est qu’il faut ranger parmi la population industrielle une bonne partie de la population rurale qui complète ses ressources en venant travailler dans les centres industriels où elle passe une partie de l’année. Nous voulons parler des métiers auxiliaires non agricoles exercés hors de la commune. Au point de vue officiel, les gens qui exercent ces métiers sont des paysans agriculteurs qui n’en retirent qu’un «salaire d’appoint». Sans y entendre malice, la majorité des représentants de l’économie populiste a adopté ce point de vue sur le caractère erroné duquel, après tout ce que nous venons d’exposer, il n’est plus besoin d’insister. De toute façon, quelle que soit l’opinion que l’on adopte sur ce phénomène, il est indubitable qu’il traduit un abandon de l’agriculture par la population au profit des occupations industrielles et commerciales((M.N.-on n’a pas remarqué le processus d’industrialisation de la population en Russie! M.V.V. a remarqué et reconnu que l’accroissement de l’exode indique l’abandon de l’agriculture par la population (Destinées du capitalisme, p. 149); cependant, non seulement il n’a pas introduit ce processus dans l’ensemble de ses conceptions sur les «destinées du capitalisme», mais il s’est efforcé de le masquer en se plaignant de ce qu’«il existe des gens qui trouvent tout cela très naturel» (Pour la société capitaliste? M. V.V. peut-il se représenter le capitalisme sans ce processus?) «et presque souhaitable» (ibid.). Souhaitable sans le moindre «presque», M. V.V.! )). L’exemple suivant montre à quel point cela change l’idée qu’on se fait de la population industrielle d’après les villes. Dans la province de Kalouga, le taux de la population urbaine est très inférieur à la moyenne de l’ensemble de la Russie (8,3% contre 12,8%). Mais, si on consulte le Recueil statistique de cette province pour l’année 1896, on s’aperçoit, grâce aux données concernant les passeports, que la durée totale des absences des ouvriers qui vont travailler ailleurs, s’est élevée à 1491600 mois, ce qui veut dire que 124300 ouvriers «soit près de 11% de la population» ont quitté la province (1.c., page 46) !, pour obtenir ce chiffre, il suffit de diviser le nombre de mois par 12. Si on ajoute cette population à celle des villes (97900 habitants en 1897), on obtient un taux de population industrielle fort appréciable!
Il va sans dire qu’une partie des ouvriers non agricoles qui vont travailler à l’extérieur, est classée parmi la population des villes ou des centres industriels et commerciaux non urbains dont nous avons déjà parlé. Mais il ne s’agit là que d’une partie. Etant donné le caractère itinérant de ces ouvriers, en effet, il n’est pas facile de les recenser dans des centres déterminés; de plus, les recensements se font en hiver alors que dans leur majorité les ouvriers s’en vont au printemps. Voici quels sont les chiffres pour quelques-unes des principales provinces touchées par l’émigration non agricole((Permis de séjour délivrés à la population paysanne de la province de Moscou en 1880 et 1885. – Annuaire statistique de la province de Tver pour 1897, – Jbankov; Les petites industries extra-rurales de la province de Smolensk. Smolensk, 1896. – Du même auteur: L’influence des gagne-pain auxiliaires, etc. Kostroma, 1887. – Les petites industries de la population rurale de la province de Pskov. Pskov, 1898. – Les erreurs d’évaluation des pourcentages pour la province de Moscou n’ont pas pu être corrigées, faute de chiffres absolus. Pour la province de Kostroma il n’existe que des données par districts et en pourcentages seulement: force nous a donc été de prendre la moyenne des chiffres par district, ce qui fait que nous consacrons une rubrique spéciale à cette province. Pour la province de laroslavl, on estime que 68,7% des paysans allant offrir leurs bras au-dehors s’absentent pour toute l’année; 12,6% pour l’automne et l’hiver; 18,7% pour le printemps et l’été. Notons que les chiffres de la province de Iaroslavl (Revue de la province de Iaroslavl, fasc. II, Iaroslavl, 1896) sont basés sur les témoignages des prêtres, etc., et non sur les passeports et que, par conséquent, ils ne peuvent être comparés aux données précédentes, )):
On voit que c’est au printemps que l’on délivre partout le plus de passeports. Cela veut dire que la majorité des ouvriers qui s’absentent pour un temps n’est pas comprise dans les recensements des villes((On sait que dans les banlieues de Saint-Pétersbourg, par exemple, la population augmente notablement en été. )). Pourtant, il serait plus justifié de classer ces citadins temporaires dans la population urbaine. «Une famille qui pendant toute l’année ou la majeure partie de l’année tire ses moyens de subsistance de ce qu’elle gagne à la ville, a en effet toutes raisons de considérer que son lieu de résidence est, non pas le village auquel elle n’est rattachée que par des liens fiscaux ou familiaux, mais cette ville qui lui permet de subsister((Revue statistique de la province de Kalouga pour 1896. Kalouga, 1897, p. 18 de la section II. ))». Pour donner une idée de l’importance que conservent ces liens fiscaux, il suffit de rappeler, par exemple, que les paysans de la province de Kostroma qui s’en vont chercher du travail ailleurs et qui louent leur lot de terre «reçoivent rarement ne fût-ce qu’une partie de ce qu’ils doivent payer comme impôt pour prix de la location; ordinairement, les locataires sont seulement tenus de planter des légumes autour du lot qu’ils prennent. Quant aux impôts, ce sont les propriétaires qui doivent les payer en totalité» (D. Jbankov, Le pays des femmes, Kostroma, 1891, page 21). La Revue de la province de Iaroslavl (fascicule II. Iaroslavl, 1896) note à plusieurs reprises que lorsqu’ils partent exercer un métier au-dehors, les ouvriers sont obligés de se racheter de leur village et de leur lot (pp. 28, 48, 149, 150, 166 et autres)((«Les industries extra-rurales… sont une des formes qui masquent l’accroissement ininterrompu des villes… La possession communautaire du sol et les diverses particularités de la vie financière et administrative de la Russie ne permettent pas aux paysans de devenir citadins avec la même facilité qu’en Occident… Des fils juridiques continuent à le rattacher (l’émigrant) au village, mais au fond, par ses occupations, ses habitudes et ses goûts, il s’est parfaitement adapté à la ville et considère souvent ces attaches comme un fardeau» (Rousskaïa Mysl, 1896, n° 11, p. 227). Cela est très juste, mais pas assez pour un publiciste. Pourquoi l’auteur ne s’est-il pas prononcé nettement pour la liberté complète de déplacement, pour la liberté de sortir de la communauté paysanne? Nos libéraux craignent encore nos populistes. Ils ont tort. Voici, à titre de comparaison, un raisonnement de M. Jbankov qui sympathise avec le populisme: «L’exode dans les villes est, pour ainsi dire, un paratonnerre (sic) contre l’accroissement excessif de nos capitales et de nos grandes villes, contre l’augmentation du prolétariat urbain et sans terre. Cette influence du gagne-pain extra-rural doit être considérée comme utile tant au point de vue sanitaire qu’au point de vue économique et social: aussi longtemps que la masse populaire n’est pas tout à fait détachée de la terre, qui offre aux ouvriers émigrants une certaine garantie» («garantie» dont ils se rachètent à prix d’argent!) «ces ouvriers ne peuvent devenir un instrument aveugle de la production capitaliste: en même temps l’espoir se conserve de voir s’organiser des communautés industrielles et agricoles» Iouriditcheski Vestnik, 1890, n° 9, p. 145). La conservation des espoirs petits-bourgeois, n’est-ce pas en effet un avantage? Quant à l’«instrument aveugle», l’expérience de l’Europe et tous les faits observés en Russie montrent que ce qualificatif s’applique infiniment mieux au travailleur qui a gardé ses liens avec la terre et les relations patriarcales, qu’à celui qui les a rompus. Les chiffres et les données de M. Jbankov lui-même montrent que le paysan émigré à Pétersbourg est plus instruit, plus cultivé et plus développé que les sédentaires de Kostroma dans un quelconque district «forestier». )).
Combien y a-t-il d’ouvriers qui partent exercer un métier non agricole hors de leur lieu de résidence? Au moins 5 à 6 millions. En 1884, en effet, on a délivré 4670000 passeports et permis de départ dans l’ensemble de la Russie d’Europe((L. Vessine, L’importance des métiers exercés au-dehors, etc., Diélo, 1886, n° 7 et 1887, n° 2. )) et de 1884 à 1894, le revenu de la taxe que l’on doit payer pour obtenir un passeport a augmenté de plus d’un tiers (de 3300000 à 4500000 roubles). Le nombre des passeports et permis de départ délivrés dans l’ensemble de la Russie a atteint 9495700 (9333200 dans les 50 provinces de la Russie d’Europe) en 1897 et 8259900 (dont 7809600 pour la Russie d’Europe) en 1898((La statistique des industries payant l’accise, etc., pour 1898. St-Pétersbourg, 1900. Editions de la Direction centrale des contributions indirectes. )). Selon M. Korolenko, il y a, par rapport à la demande locale, 6300000 ouvriers en excédent dans l’ensemble de la Russie d’Europe. Nous avons vu au chapitre III (paragraphe IX) que dans 11 provinces agricoles, le nombre des passeports délivrés était supérieur à ses estimations (2000000 au lieu de 1700000). Nous pouvons ajouter les données pour 6 provinces non agricoles: selon M. Korolenko 1298600 passeports ont été accordés alors que l’excédent d’ouvriers était de 1287800((Provinces de Moscou (1885, chiffres vieillis), Tver (1896 ), Kostroma (1892), Smolensk (1895), Kalouga (1895) et Pskov (1896). Les sources ont été indiquées plus haut. Les chiffres se rapportent à toutes les formes de permis de déplacement pour hommes et femmes. )). Dans ces 17 provinces de la Russie d’Europe (11 provinces à tchernoziom et 6 sans tchernoziom), on a délivré dans les années 90, 3300000 passeports et permis de départ et on a recueilli en 1891, 52,2% du revenu total de la taxe sur les passeports. Or, M. Korolenko estimait que l’excédent d’ouvriers par rapport à la main-d’œuvre locale ne dépassait pas les 3000000. On voit donc qu’il y a tout lieu de penser que le nombre des ouvriers qui émigrent est supérieur à 6000000. Citons enfin M. Ouvarov qui, à partir des données de la statistique des zemstvos (pour la plupart, ces données sont vieillies), en est arrivé à la conclusion que le chiffre de M. Korolenko était proche de la réalité et «qu’il était tout à fait probable» qu’il y avait 5000000 d’ouvriers qui partaient travailler hors de leur lieu de résidence((Messager de l’hygiène sociale, de la médecine légale et pratique, 1896, juillet. M. Ouvarov: De l’influence des petites industries exercées au-dehors sur l’état sanitaire de la Russie: M. Ouvarov a groupé les chiffres de 126 districts de 20 provinces. )).
Il nous reste à déterminer quel est, parmi les émigrants, le nombre des ouvriers agricoles et quel est celui des ouvriers non agricoles. M. N.-on affirme avec beaucoup d’aplomb et tout à fait gratuitement que «dans leur écrasante majorité, les métiers exercés par les paysans à l’extérieur sont des métiers agricoles» (Essais, page 16). Tchaslavski, auquel il se réfère, est beaucoup plus prudent: il ne cite aucun chiffre et il se borne à des considérations d’ordre général sur l’étendue des régions d’où partent les ouvriers de l’un et de l’autre type. Quant aux données relatives aux déplacements par chemin de fer que nous fournit M. N.-on, elles ne prouvent rigoureusement rien. On sait, en effet, que les ouvriers non agricoles partent essentiellement au printemps, tout comme les ouvriers agricoles et que, de plus, ils utilisent le chemin de fer davantage que ces derniers((Cf. plus haut, pp. 250-251, note. )). Pour ce qui nous concerne, nous pensons, au contraire que la majorité (il ne s’agit certes pas d’une majorité «écrasante») des émigrants sont probablement des ouvriers non agricoles. Notre opinion est fondée 1) sur les données concernant la répartition du revenu provenant de la taxe sur les passeports et, 2) sur les renseignements que nous fournit M. Vessine. En se basant sur les chiffres de 1862-1863 relatifs à la répartition du revenu fourni par «les droits de différentes natures» (dont plus d’un tiers provenait des passeports), Flérovski était déjà arrivé à la conclusion que c’était dans les provinces non agricoles et dans celles des capitales que l’on trouvait le plus de paysans qui émigraient((La situation de la classe ouvrière en Russie. St-Ptb., 1869. pp. 400 et suivantes. )). D’autre part, si on prend les 11 provinces non agricoles que nous avons réunies plus haut en une seule région (point 2 de ce paragraphe) et d’où part l’écrasante majorité des ouvriers non agricoles, on obtient les chiffres suivants: en 1885, alors que ces provinces ne rassemblaient que 18,7% de la population de la Russie d’Europe (18,3% en 1897), elles fournissaient 42,9% du revenu provenant de la taxe sur les passeports (40,7% en 1891)((Les chiffres sur les revenus des passeports sont empruntés au Recueil de renseignements sur la Russie, 1884-1885 et 1896. En 1885, le revenu des passeports en Russie d’Europe était de 37 roubles par 1000 habitants; de 86 roubles par 1000 habitants dans les 11 provinces non agricoles. )) Comme il y a encore un très grand nombre de provinces qui fournissent des ouvriers non agricoles, nous avons donc toutes raisons de penser que les ouvriers agricoles représentent moins de la moitié des émigrants. Pour ce qui est de M. Vessine, il répartit en différents groupes, selon la forme d’émigration qui prédomine, les 38 provinces de la Russie d’Europe (où sont délivrés 90% des permis de départ), et il donne les chiffres suivants((Les deux dernières colonnes du tableau ont été ajoutées par nous. Le 1er groupe comprend les provinces d’Arkhangelsk, Vladimir, Vologda, Viatka, Kalouga, Kostroma, Moscou, Novgorod, Perm, St-Ptb, Tver et Iaroslavl; le IIe: les provinces de Kazan, Nijni-Novgorod, Riazan, Toula et Smolensk.; le IIIe: les provinces de Bessarabie, Volhynie, Voronèje, Ekatérinoslav, Don, Kiev, Koursk, Orenbourg, Orel, Penza, Podolie, Poltava, Samara, Saratov, Simbirsk, Tauride, Tambov, Oufa, Kharkov, Kherson et Tehernigov. – Notons que dans ce groupement il y a des erreurs qui exagèrent la valeur de l’exode agricole. Les provinces de Smolensk, de Nijni-Novgorod et de Toula doivent faire partie du ler groupe (cf. Revue agricole de la province de Nijni-Novgorod pour 1896, chap. XI). – Agenda de la province de Toula pour 1895, section VI, p. 10; le nombre des paysans émigrants est évalué à 188000, dont 107000 tombent sur les 6 districts septentrionaux sans tchernoziom, – et M. Korolenko n’estimait qu’à 50000 les ouvriers en excédent! La province de Koursk doit figurer dans le IIe groupe (S. Korolenko, l.c.: les départs de 7 districts se font surtout pour les métiers d’industrie; des 8 autres districts seulement pour les travaux agricoles). Malheureusement, M. Vessine n’indique pas le chiffre des permis de déplacement par province. )):
«Ces chiffres montrent que les métiers exercés au-dehors sont plus développés dans le premier groupe que dans le troisième .. . Ils montrent également que la durée des absences varie selon les groupes et que c’est dans les endroits où prédomine l’émigration non agricole que ces absences sont les plus longues, et de loin.» (Diélo, 1886, n° 7, p. 134).
Il y a enfin la statistique des industries payant l’accise (nous l’avons déjà mentionnée) qui nous permet de voir comment les permis de départ sont répartis entre les 50 provinces de la Russie d’Europe. Si on apporte aux données de M. Vessine les rectifications que nous avons indiquées et si on répartit les 12 provinces qui manquaient en 1884 entre les trois groupes de sa classification (dans le groupe I, nous avons les provinces d’Olonetz et de Pskov, dans le groupe II, les 9 provinces de la Baltique et du Nord-Ouest, dans le groupe III, celle d’Astrakhan), nous obtenons le tableau suivant:
(((Insérée dans le tableau). A propos, selon l’auteur de la revue de ces données (l.c., chap. VI, p. 639), la diminution du nombre des passeports délivrés en 1898 est due au fait que les départs d’été à destination des provinces méridionales ont été moins nombreux par suite de la mauvaise récolte et de l’expansion des machines agricoles. Cette explication ne vaut absolument rien, car c’est dans le groupe III que le nombre des permis délivrés a le moins diminué et dans le groupe I qu’il a le plus baissé. Les procédés d’enregistrement en 1897 et 1898 sont-ils comparables? (Note de la 2e édition). ))
Comme on le voit, les métiers exercés au-dehors sont beaucoup plus développés dans le premier groupe que dans le troisième.
Il est donc absolument indubitable que la population de la zone non agricole de Russie est incomparablement plus mobile que celle de la zone agricole. D’autre part, il y a tout lieu de penser que le nombre des ouvriers non agricoles qui partent travailler ailleurs est supérieur à celui des ouvriers agricoles qui émigrent et qu’il est d’au moins 3000000.
Toutes les sources s’accordent à reconnaître que l’exode s’accroît dans des proportions gigantesques. Alors qu’elle rapportait 2100000 roubles en 1868 (1750000 en 1866), la taxe sur les passeports en rapportait 4500000 en 1893/94, soit plus du double. Quant au nombre des passeports et des billets délivrés dans la province de Moscou, il a augmenté de 20% pour les hommes et de 53% pour les femmes entre 1877 et 1885. Cette augmentation a été de 5,6% dans la province de Tver entre 1893 et 1896; de 23% dans la province de Kalouga entre 1885 et 1895 (celle des mois d’absence a atteint 26%). Dans la province de Smolensk, on a délivré 100000 passeports en 1875, 117000 en 1885 et 140000 en 1895. Dans celle de Pskov, 11716 entre 1865 et 1875, 14944 en 1876 et 43765 en 1896 (pour les hommes). Dans la province de Kostroma, il y avait en 1868, 23,8 hommes et 0,85 femme sur 100 qui prenaient un passeport; en 1880, il y en avait 33,1 et 2,2. Et ainsi de suite.
De même que l’abandon de l’agriculture pour les villes, l’exode des ouvriers qui partent exercer un métier non agricole est un phénomène progressiste. Il permet à la population de quitter les endroits perdus et oubliés par l’histoire, où elle était confinée, et d’entrer dans le tourbillon de la vie sociale moderne. Il élève son niveau de culture((Jbankov: L’influence des petites industries exercées au-dehors, etc., pp. 36 et suiv. La proportion des hommes sachant lire et écrire est de 55,9% dans les districts d’émigration de la province de Kostroma, elle est de 34,9% dans les districts de fabriques; de 25,8% dans les districts sédentaires (forestiers); la proportion des femmes: 3,5% – 2,0% – 1,3%; celle des enfants fréquentant l’école: 1,44% – 1,43% – 1,07%. Dans les districts d’émigration, il y a également des enfants qui vont à l’école à St-Pétersbourg.)) et de conscience((«Ceux, qui vont à Pétersbourg et qui savent lire et écrire, se soignent beaucoup mieux et de façon plus consciente» (ibid., 34), de sorte que les maladies infectieuses font parmi eux moins de ravages que dans les cantons «peu civilisés» (souligné par l’auteur). )), lui inculque les habitudes et les besoins de la civilisation((«Dans les districts fournissant des ouvriers, il y a davantage de bien-être que dans les régions agricoles et forestières… Les vêtements de ceux qui ont vécu à Pétersbourg sont beaucoup plus propres, plus élégants et plus hygiéniques… Les enfants sont plus propres, ce qui fait qu’ils sont plus rarement atteints par la gale et les autres maladies de peau» (ibid., 39. Cf., Les petites industries extra-rurales de la province de Smolensk, p. 8). «Les villages d’émigration se distinguent nettement des villages sédentaires: habitations, vêtements, habitudes, réjouissances rappellent plutôt la vie urbaine que la vie paysanne» (Les petites industries extra-rurales de la province de Smolensk, p. 3). «Dans la moitié des maisons» (des cantons d’émigration de la province de Kostroma) «vous trouverez du papier, de l’encre, des crayons et des plumes» (Le Pays des femmes, pp. 67-68).)). Si les paysans s’en vont, c’est pour «des motifs d’ordre supérieur», parce qu’ils sont attirés par la culture et l’élégance des Pétersbourgeois; ils cherchent à aller «là où on est mieux». «Ils considèrent que la vie et le travail sont plus faciles à Pétersbourg que dans les campagnes((Le pays des femmes, pp. 26-27, 15. )).» «Tous les villageois sont traités de rustres et ce qui est étrange, c’est que bien loin de s’en formaliser, ils se donnent eux-mêmes cette appellation et reprochent à leurs parents de ne pas les avoir envoyés en apprentissage à Pétersbourg. Il faut d’ailleurs reconnaître qu’ils sont beaucoup moins rustres que les habitants des localités purement agricoles: ils copient involontairement les manières des Pétersbourgeois et ils subissent indirectement l’influence de la capitale((Ibid., p, 27. )).» Dans la province de Iaroslavl (outre le désir de s’enrichir) «il y a encore une raison qui chasse les gens de chez eux. C’est l’opinion publique, car celui qui n’est jamais allé à Pétersbourg ou ailleurs et qui s’occupe d’agriculture ou d’un quelconque métier se voit affublé à tout jamais du sobriquet de berger et a du mal à trouver une fiancée». (Revue de la province de Iaroslavl, II, page 118). En libérant les paysans des rapports patriarcaux et de dépendance personnelle et de caste qui sont si tenaces dans les campagnes, l’exode valorise leur personnalité de citoyen…((Ce qui pousse les paysans de Kostroma, par exemple, à se faire inscrire citadin, c’est entre autres la crainte du «châtiment corporel» qui «est encore plus effrayant pour un Pétersbourgeois de mise élégante que pour un rustre» (ibid., 58). )) «L’éveil de la conscience individuelle qui est en train de se produire dans le milieu populaire est un facteur primordial qui donne une impulsion considérable à cet exode. L’émancipation du servage et le fait que la partie la plus énergique de la population rurale a depuis longtemps pris contact avec la vie urbaine ont donné aux paysans de Iaroslavl la volonté de défendre leur «moi», de sortir de la situation misérable et dépendante à laquelle ils étaient condamnés par les conditions de la vie rurale et d’accéder à une existence aisée, indépendante et honorable … Quand ils gagnent leur vie loin de leur village, les paysans se sentent plus libres et ils ont le sentiment que, sur le plan des droits également, ils sont moins défavorisés par rapport aux autres couches de la population. C’est pourquoi la jeunesse rurale aspire de plus en plus à gagner la ville» (Revue de la province de Iaroslavl, tome II, pages 189-190).
L’exode affaiblit la vieille famille patriarcale et donne à la femme une situation plus indépendante, égale à celle de l’homme. «Dans les districts de Soligalitch et de Tchoukhloma (ce sont les districts de la province de Kostroma où l’émigration est la plus forte), la famille est beaucoup moins solide que dans les régions où la population est sédentaire, et ce, non seulement pour ce qui concerne l’autorité patriarcale du doyen, mais également pour ce qui concerne les relations entre parents et enfants, entre maris et femmes. Quand on envoie des enfants en apprentissage à Pétersbourg dès qu’ils ont atteint l’âge de 12 ans, il est évident qu’on ne peut pas leur demander d’avoir un amour passionné pour leurs parents et leur maison natale. Sans le vouloir, ces enfants deviennent cosmopolites: «là où l’on est bien, là est la patrie»((Le pays des femmes, p. 88. )). «Habituées à se passer de l’aide et de l’autorité des hommes, les femmes de Soligalitch sont indépendantes, se suffisent à elles-mêmes et ne ressemblent en rien aux paysannes accablées de la zone agricole… Dans ce district, il est tout à fait exceptionnel de voir des femmes battues et martyrisées…. D’une façon générale, elles sont les égales de l’homme dans tous les domaines((Iouriditcheski Vestnik, 1890, n° 9, p. 142. )).»
Il faut dire enfin, last but not least, que l’exode provoque une augmentation des salaires non seulement pour les ouvriers qui s’en vont mais également pour ceux qui restent.
Pour s’en persuader, il suffit de rappeler qu’en règle générale, les ouvriers agricoles des provinces agraires sont attirés par les provinces non agricoles où les salaires sont plus élevés((Cf. chap. IV, paragraphe IV. )). Voici, à ce sujet, des chiffres intéressants concernant la province de Kalouga:
«Ces chiffres montrent de la façon la plus claire … 1) que les métiers exercés au-dehors contribuent à faire monter les salaires dans l’agriculture et 2) qu’ils attirent l’élite de la population((Revue statistique de la province de Kalouga pour 1896, section II, page 48. )). Et cette augmentation porte non seulement sur le salaire en argent mais également sur le salaire réel. Alors que dans le groupe de districts où il y a au moins 60% des ouvriers qui émigrent le salaire moyen d’un valet de ferme à l’année est de 69 roubles ou 123 pouds de seigle, il n’est que de 64 roubles ou 125 pouds dans le groupe où la proportion d’émigrants oscille entre 40 et 60% et il ne dépasse pas 59 roubles ou 116 pouds de seigle dans le groupe où les émigrants sont moins de 40%(( Ibid., section I, page 27. )). De l’un à l’autre de ces groupes, on observe une diminution régulière du pourcentage des correspondants qui se plaignent de manquer de main-d’œuvre: de 58%, ce pourcentage passe en effet à 42 et à 35%. Les salaires sont plus élevés dans l’industrie de transformation que dans l’agriculture et, de l’avis de nombreux correspondants, «les métiers contribuent au développement de besoins nouveaux dans le milieu paysan (thé, tissus d’indienne, bottes, montres, etc.). Ils provoquent une élévation du niveau de ces besoins et, par voie de conséquence, ils influent sur l’augmentation des salaires»(( Ibid., p. 41. )). Voici une lettre de correspondant typique: «Nous nous heurtons constamment à un manque total de main-d’œuvre. Cela vient de ce que la population suburbaine, qui va travailler dans les ateliers de chemin de fer comme ouvrier ou comme employé, est trop gâtée. Les habitants des environs de Kalouga ne cessent de se rassembler sur les marchés de la ville où ils vendent leurs œufs, leur lait, etc. Et quand ils ont terminé, ils vont se soûler dans les auberges. Toute la population ne pense qu’à gagner de l’argent en ne faisant rien. Le métier d’ouvrier agricole est considéré comme honteux. Tous partent pour les villes où ils vont former le prolétariat et le lumpen prolétariat et les ouvriers habiles et bien portants font défaut dans les campagnes.»((Ibid., p. 40. Souligné par l’auteur. )) Voilà une appréciation de l’émigration que nous avons toute raison de qualifier de populiste. Bien loin d’être en surnombre dans leur lieu de résidence, écrit par exemple M. Jbankov, les ouvriers qui partent y sont «indispensables» et doivent être remplacés par des agriculteurs venus d’ailleurs. Il est donc «évident» que ces «substitutions mutuelles sont extrêmement désavantageuses»((Les pays des femmes, 39 et 8. «Ces véritables agriculteurs (venus d’ailleurs) n’auront-ils pas, par l’exemple de leur vie aisée, une action dégrisante sur les gens du pays qui voient la base de leur existence non dans la terre, mais dans le travail à la ville?» (p. 40). Et l’auteur de s’attrister: «D’ailleurs, nous avons cité plus haut un exemple d’influence contraires.» Le voici: Des gens de Vologda avaient acheté un terrain et vivaient «très confortablement». «Quand je demandai à un paysan pourquoi, avec sa fortune, il laissait partir son fils pour Pétersbourg», je reçus cette réponse: «C’est vrai que nous ne sommes pas pauvres, mais la vie ici est plutôt grisâtre, il a donc voulu, à l’exemple des autres, s’instruire; déjà chez nous il avait reçu de l’instruction» (p. 25). Pauvres populistes! Comment ne pas s’affliger quand l’exemple même des cultivateurs aisés achetant de la terre aux paysans laboureurs ne peut «dégriser» la jeunesse qui, désireuse de «s’instruire», déserte «le lot qui leur garantit la vie»! )). Désavantageuses pour qui cher Monsieur! «La vie dans les capitales, peut-on lire ailleurs, donne aux émigrés toute une série d’habitudes culturelles d’ordre inférieur et des envies de luxe et d’élégance vestimentaire qui engloutissent beaucoup d’argent inutilement (sic!!!)((Influence des gagne-pain auxiliaires, etc., p. 33 (souligné par l’auteur) )). La plupart du temps, les dépenses destinées à satisfaire ces envies sont «improductives» ( !!)((Iouriditcheski Vestnik, 1890, n° 9, p, 138. )). Quant à M. Herzenstein, il pousse les hauts cris contre cette «civilisation de façade», «ces orgies effrénées», «ces beuveries sauvages», «cette basse débauche», etc.((Rousskaïa Mysl (non le Rousski Vestnik, mais la Rousskaïa Mysl). 1887, n° 9, p. 163. (voir note suivante). ))((Dans les années 90 du XIXe siècle, la Rousskaïa Mysl était une revue de tendance libérale et le Rousskii Vestnik de tendance réactionnaire.)) La seule conclusion que les statisticiens de Moscou tirent de cet exode massif, c’est qu’il faut «prendre des mesures afin que les gens aient moins besoin de chercher un gagne-pain au-dehors»((Permis de séjour, etc. p. 7. )). M. Karychev, enfin, raisonne sur le travail au-dehors de la façon suivante. «La seule façon de résoudre ce très grave problème de notre économie nationale, écrit-il, c’est de donner à la propriété foncière de paysans des dimensions telles qu’elle soit en mesure de subvenir aux besoins essentiels (!) des familles»((
Rousskoïé Bogatstvo, 1896, n° 7, p. 18. Ainsi, c’est le lot qui doit pourvoir aux besoins «principaux», tandis qu’aux autres besoins doivent assurément suppléer les «gains locaux» que fournit le «village» qui «souffre du manque d’ouvriers habiles et bien portants»!)).
Comme on le voit, il n’est venu à l’idée d’aucun de ces messieurs si bien intentionnés qu’avant de parler de la «solution de graves problèmes», il fallait songer à accorder aux paysans la pleine liberté de déplacement, la liberté de renoncer à la terre et de quitter la communauté, la liberté de s’installer (sans avoir à «se racheter») dans n’importe quelle localité du pays, qu’elle soit urbaine ou rurale!
On voit donc qu’en Russie l’abandon de l’agriculture par la population se traduit par un accroissement des villes (en partie masquée par la colonisation intérieure), des faubourgs, des centres de fabriques et d’usines, des bourgs et localités industriels et commerciaux et par l’exode non agricole. Tous ces processus qui se sont développés à un rythme rapide et qui gagnent rapidement en largeur et en profondeur depuis l’abolition du servage, sont partie intégrante du développement capitaliste et jouent un rôle profondément progressiste par rapport aux anciennes formes de vie.