La base rélle de l’idéologie

L’idéologie allemande

Karl Marx

1845

La base réelle de l’idéologie

1) Échange et valeur productive

((Texte en rouge : Passage biffé dans le manuscrit
Texte en bleu : En français dans le texte.))

    La plus grande division du travail matériel et intellectuel est la séparation de la ville et de la campagne. L’opposition entre la ville et la campagne fait son apparition avec le passage de la barbarie à la civilisation, de l’organisation tribale à l’État, du provincialisme à la nation, et elle persiste à travers toute l’histoire de la civilisation jusqu’à nos jours (Ligue contre la loi sur les blés ((Organisation libre échangiste anglaise fondée à Manchester, en 1838, par Cobden et Bright. Elle se fixait pour objectif l’abolition des taxes sur l’importation des grains; elle luttait contre les propriétaires fonciers partisans, eux, du maintien des taxes et était animée par des industriels qui escomptaient que la libre importation du blé entraînerait une baisse du prix du pain et des salaires. Elle obtint satisfaction en 1846.)). — L’existence de la ville implique du même coup la nécessité de l’administration, de la police, des impôts, etc., en un mot, la nécessité de l’organisation communale, partant de la politique en général. C’est là qu’apparut pour la première fois la division de la population en deux grandes classes, division qui repose directement sur la division du travail et les instruments de production. Déjà, la ville est le fait de la concentration, de la population, des instruments de production, du capital, des plaisirs et des besoins, tandis que la campagne met en évidence le fait opposé, l’isolement et l’éparpillement. L’opposition entre la ville et la campagne ne peut exister que dans le cadre de la propriété privée. Elle est l’expression la plus flagrante de la subordination de l’individu à la division du travail, de sa subordination à une activité déterminée qui lui est imposée. Cette subordination fait de l’un un animal des villes et de l’autre un animal des campagnes, tout aussi bornés l’un que l’autre, et fait renaître chaque jour à nouveau l’opposition des intérêts des deux parties. Ici encore le travail est la chose capitale, la puissance sur les individus, et, aussi longtemps que cette puissance existera, il y aura aussi une propriété privée. L’abolition de cette opposition entre la ville et la campagne est l’une des premières conditions de la communauté, et cette condition dépend à son tour d’une masse de conditions matérielles préalables que la simple volonté ne suffit pas à réaliser, comme tout le monde peut le constater du premier coup d’œil. (Il faut que ces conditions soient encore développées.) On peut aussi saisir la séparation de la ville et de la campagne comme la séparation du capital et de la propriété foncière, comme le début d’une existence et d’un développement du capital indépendants de la propriété foncière, comme le début d’une propriété ayant pour seule base le travail et l’échange.

   Dans les villes qui, au moyen âge, n’étaient pas transmises toutes construites par l’histoire antérieure, mais qui se formèrent toutes neuves, se peuplant de serfs qui s’étaient libérés, le travail particulier de chacun était son unique propriété, en dehors du petit capital qu’il apportait et qui se composait presque exclusivement des outils les plus indispensables. La concurrence des serfs fugitifs qui ne cessaient d’affluer dans les villes, la guerre incessante de la campagne contre les villes et par suite la nécessité d’une force militaire urbaine organisée, le lien constitué par la propriété en commun d’un travail déterminé, la nécessité de bâtiments communs pour la vente de leurs marchandises,, en un temps où les artisans étaient aussi des commerçants, et l’exclusion de ces bâtiments que cela implique pour les personnes non-qualifiées, l’opposition des intérêts des différents métiers entre eux, la nécessité de protéger un travail appris avec peine et l’organisation féodale du pays tout entier furent cause que les travailleurs de chaque métier s’unirent en corporations. Nous n’avons pas à approfondir ici les multiples modifications du système des corporations, introduites par les développements historiques ultérieurs. L’exode des serfs vers les villes se poursuivit sans interruption à travers tout le moyen âge. Ces serfs, persécutés à la campagne par leurs seigneurs, arrivaient un par un dans les villes, où ils trouvaient une communauté organisée, contre laquelle ils étaient impuissants et à l’intérieur de laquelle force leur était d’accepter la situation que leur assignait le besoin que l’on avait de leur travail et l’intérêt de leurs concurrents organisés de la ville. Ces travailleurs, qui arrivaient isolément, ne parvinrent jamais à constituer une force, car de deux choses l’une : ou leur travail était du ressort d’une corporation et devait être appris, et alors les maîtres de cette corporation les soumettaient à leurs lois et les organisaient selon leur intérêt; ou leur travail ne demandait pas d’apprentissage, il ne ressortissait pas à un corps de métier, c’était un travail de journalier, et, dans ce cas, ils n’arrivaient jamais à créer une organisation et demeuraient une plèbe inorganisée. La nécessité du travail à la journée dans les villes créa la plèbe.

    Ces villes formaient de véritables « associations » provoquées par le besoin immédiat, le souci de la protection de la propriété, et aptes à multiplier les moyens de production et les moyens de défense de leurs membres pris individuellement. La plèbe de ces villes, se composant d’individus étrangers les uns aux autres et qui arrivaient séparément, se trouvait sans organisation en face d’une puissance organisée, équipée pour la guerre et qui les surveillait jalousement; et ceci explique qu’elle fut privée elle-même de tout pouvoir. Compagnons et apprentis étaient organisés dans chaque métier de la façon qui servait le mieux les intérêts des maîtres; les rapports patriarcaux qui existaient entre leurs maîtres et eux-mêmes conféraient aux premiers une double puissance. Ceux-ci avaient d’une part une influence directe sur toute la vie des compagnons; d’autre part, parce que ces rapports représentaient un véritable lien pour les compagnons qui travaillaient chez un même maître, ils faisaient ainsi bloc en face des compagnons des autres maîtres, et cela les séparait d’eux; et en dernier lieu, les compagnons étaient déjà liés au régime existant du seul fait qu’ils avaient intérêt à passer maîtres eux-mêmes. Par conséquent, tandis que la plèbe en venait au moins à des émeutes contre l’ordre municipal tout entier, émeutes qui, étant donné son impuissance, demeuraient d’ailleurs parfaitement inopérantes, les compagnons ne dépassèrent pas de petites rébellions à l’intérieur de corporations isolées, comme on en trouve dans tout régime corporatif. Les grands soulèvements du moyen âge partirent tous de la campagne, mais ils furent également voués à l’échec, par suite de l’éparpillement des paysans et de leur inculture qui en était la conséquence.

    Dans les villes, la division du travail s’accomplissait d’une manière encore parfaitement spontanée entre les différentes corporations, mais elle ne s’établissait nullement entre les ouvriers pris isolément, à l’intérieur des corporations elles-mêmes. Chaque travailleur devait être apte à exécuter tout un cycle de travaux; il devait être en mesure de faire absolument tout ce que l’on pouvait effectuer avec ses outils; les échanges restreints, le peu de liaison des différentes villes entre elles, la rareté de la population et la modicité des besoins ne favorisèrent pas non plus une division du travail plus poussée, et c’est pourquoi quiconque voulait passer maître devait posséder tout son métier à fond. De ce fait, on trouve encore chez les artisans du moyen âge un intérêt pour leur travail particulier et pour l’habileté dans ce travail qui peut s’élever jusqu’à un certain sens artistique étroit. Et c’est aussi pourquoi chaque artisan du moyen âge se donnait tout entier à son travail; il était à son égard dans un rapport d’asservissement sentimental et lui était beaucoup plus subordonné que le travailleur moderne à qui son travail est indifférent.

   Dans les villes, le capital était un capital naturel qui consistait en logement, outils et en une clientèle naturelle héréditaire, et il se transmettait forcément de père en fils, du fait de l’état encore embryonnaire des échanges et du manque de circulation qui en faisaient un bien impossible à réaliser. Contrairement au capital moderne, ce n’était pas un capital que l’on pouvait évaluer en argent et pour lequel peu importe qu’il soit investi dans une chose ou dans une autre; c’était un capital lié directement au travail déterminé de son possesseur, inséparable de ce travail, partant un capital lié à un état ((État a ici le sens qu’il a dans tiers état.)).

   L’extension de la division du travail qui suivit fut la séparation entre la production et le commerce, la formation d’une classe particulière de commerçants, séparation qui était déjà un fait acquis dans les villes anciennes (avec les Juifs entre autres) et qui fit bientôt son apparition dans les villes de formation récente. Cela impliquait la possibilité d’une liaison commerciale dépassant les environs immédiats et la réalisation de cette possibilité dépendait des moyens de communication existants, de l’état de la sécurité publique à la campagne, conditionné lui-même par les rapports politiques (on sait que pendant tout le moyen âge les commerçants voyageaient en caravanes armées); elle dépendait aussi des besoins du territoire accessible au commerce, besoins dont le degré de développement était déterminé, dans chaque cas, par le niveau de civilisation. La constitution d’une classe particulière qui se livrait au commerce, l’extension du commerce au-delà des environs immédiats de la ville grâce aux négociants, firent apparaître aussitôt une action réciproque entre la production et le commerce. Les villes entrent en rapports entre elles, on apporte d’une ville dans l’autre des outils nouveaux et la division de la production et du commerce suscite vite une nouvelle division de la production entre les différentes villes, chacune exploitant bientôt une branche d’industrie prédominante. La limitation primitive, la localisation, commencent peu à peu à disparaître.

   Au moyen âge, les bourgeois étaient contraints de s’unir, dans chaque ville, contre la noblesse campagnarde pour défendre leur peau; l’extension du commerce, l’établissement des communications amenèrent chaque ville à connaître d’autres villes qui avaient fait triompher les mêmes intérêts en luttant contre la même opposition. Ce n’est que très lentement que la classe bourgeoise se forma à partir des nombreuses bourgeoisies locales des diverses villes. L’opposition avec les rapports existants, et aussi le mode de travail que cette opposition conditionnait, transformèrent en même temps les conditions de vie de chaque bourgeois en particulier pour en faire des conditions de vie qui étaient communes à tous les bourgeois et indépendantes de chaque, individu isolé. Les bourgeois avaient créé, ces conditions, dans la mesure où ils s’étaient détachés de l’association féodale, et ils avaient été créés par ces conditions dans la mesure où ils étaient déterminés par leur opposition avec la féodalité existante. Avec la liaison entre les différentes villes, ces conditions communes se transformèrent en conditions de classe. Les mêmes conditions, la même opposition, les mêmes intérêts devaient faire naître les mêmes mœurs partout. La bourgeoisie elle-même ne se développe que petit à petit en même temps que ses conditions propres; elle se partage à son tour en différentes fractions, selon la division du travail, et elle finit par absorber en son sein toutes les classes possédantes préexistantes (cependant qu’elle transforme en une nouvelle classe, le prolétariat, la majorité de la classe non-possédante qui existait avant elle et une partie de la classe jusque-là possédante ((Au niveau de cette phrase. Marx a fait une marque et écrit en face dans la colonne de droite : Elle absorbe d’abord les branches de travail relevant directement de l’État, puis toutes les professions plus ou moins idéologiques.)), dans la mesure où toute la propriété existante est convertie en capital commercial ou industriel. Les individus isolés ne forment une classe que pour autant qu’ils doivent mener une lutte commune contre une autre classe; pour le reste, ils se retrouvent ennemis dans la concurrence. Par ailleurs, la classe devient à son tour indépendante à l’égard des individus, de sorte que ces derniers trouvent leurs conditions de vie établies d’avance, reçoivent de leur classe, toute tracée, leur position dans la vie et du même coup leur développement personnel; ils sont subordonnés à leur classe. C’est le même phénomène que la subordination des individus isolés à la division du travail et ce phénomène ne peut être supprimé que si l’on supprime la propriété privée et le travail lui-même. Nous avons maintes fois indiqué comment cette subordination des individus à leur classe devient en même temps la subordination à toutes sortes de représentations, etc.

   Il dépend uniquement de l’extension des échanges que les forces productives acquises dans une localité, surtout les inventions, soient perdues pour le développement ultérieur ou ne le soient pas. Tant que des relations commerciales dépassant le voisinage immédiat n’existent pas encore, on doit faire la même invention en particulier dans chaque localité, et il suffit de purs hasards, tels que l’irruption de peuples barbares et même les guerres ordinaires, pour obliger un pays qui a des forces productives et des besoins développés à repartir de zéro. Au début de l’histoire, il fallait recréer chaque jour chaque invention et la faire dans chaque localité d’une façon indépendante. L’exemple des Phéniciens nous montre à quel point les forces productives développées, même avec un commerce relativement fort étendu, sont peu à l’abri de la destruction complète, car leurs inventions disparurent en majeure partie, et pour longtemps, du fait que leur nation fut éliminée du commerce et conquise par Alexandre, ce qui provoqua sa décadence. Il en est de même au moyen âge de la peinture sur verre, par exemple. La durée des forces productives acquises n’est assurée que du jour où le commerce est devenu un commerce mondial qui a pour base la grande industrie et que toutes les nations sont entraînées dans la lutte de la concurrence.

  La division du travail entre les différentes villes eut pour première conséquence la naissance des manufactures, branches de la production échappant au système corporatif. Le premier épanouissement des manufactures — en Italie et plus tard en Flandre — eut comme condition historique préalable le commerce avec les nations étrangères. Dans les autres pays — l’Angleterre et la France, par exemple — les manufactures se limitèrent au début au marché intérieur. En plus des conditions préalables déjà indiquées, les manufactures demandent encore pour s’établir une concentration déjà poussée de la population — surtout à la campagne — et du capital également qui commençait à s’accumuler dans un petit nombre de mains, en partie dans les corporations, malgré les règlements administratifs, et en partie chez les commerçants.

   C’est le travail qui impliquait d’emblée une machine, même sous la forme la plus rudimentaire, qui s’avéra très vite le plus susceptible de développement. Le tissage, que les paysans pratiquaient jusqu’alors à la campagne en marge de leur travail pour se procurer les vêtements nécessaires, fut le premier travail qui reçut une impulsion et prit un plus ample développement grâce à l’extension des relations commerciales. Le tissage fut la première et demeura la principale activité manufacturière. La demande d’étoffes pour les vêtements qui grandissait corrélativement à la population, le commencement de l’accumulation et de la mobilisation du capital primitif grâce à une circulation accélérée, le besoin de luxe qui en résulta et que favorisa surtout l’extension progressive du commerce, donnèrent au tissage, tant pour la qualité que pour la quantité, une impulsion qui l’arracha à la forme de production antérieure. À côté des paysans tissant pour leurs besoins personnels, qui continuèrent à subsister et que l’on trouve encore, naquit dans les villes une nouvelle classe de tisserands dont la toile était destinée à tout le marché intérieur et la plupart du temps aussi, aux marchés extérieurs.

     Le tissage, travail qui exige peu d’habileté dans la plupart des cas et qui se subdivisa vite en une infinité de branches, était, de par toute sa nature, réfractaire aux chaînes de la corporation. De ce fait, il fut surtout pratiqué dans les villages et dans les bourgades sans organisation corporative qui devinrent peu à peu des villes et même rapidement les villes les plus florissantes de chaque pays.

   Avec la manufacture libérée de la corporation, les rapports de propriété se transformèrent aussi immédiatement. Le premier pas en avant pour dépasser le capital naturellement accumulé dans le cadre d’un ordre social, fut marqué par l’apparition des commerçants qui eurent d’emblée un capital mobile, donc un capital au sens moderne du mot, autant qu’il puisse en être question dans les conditions de vie d’alors. Le second progrès fut marqué par la manufacture qui mobilisa à son tour une masse du capital primitif et accrut de façon générale la masse du capital mobile par rapport au capital primitif.

   La manufacture devint du même coup un refuge pour les paysans, contre les corporations qui les excluaient ou qui les payaient mal, comme autrefois les villes corporatives leur avaient servi de refuge contre [la noblesse campagnarde qui les opprimait].

   Le début des manufactures fut marqué en même temps par une période de vagabondage, causé par la disparition des troupes armées féodales et par le renvoi des armées que l’on avait rassemblées et que les rois avaient utilisées contre leurs vassaux, et causé également par l’amélioration de l’agriculture et la transformation en pâturage de larges zones de terres de culture. Il découle déjà de ces faits que ce vagabondage est exactement lié à la décomposition de la féodalité. Dès le XIII° siècle, on trouve quelques périodes de ce genre, mais le vagabondage ne s’établit de façon permanente et généralisée qu’à la fin du XV° siècle et au début du XVI° siècle. Les vagabonds étaient en tel nombre que le roi Henri VIII d’Angleterre, entre autres, en fit pendre 72 000 et il fallut une misère extrême pour arriver à les mettre au travail, et cela au prix de difficultés énormes et après une longue résistance. La prospérité rapide des manufactures, surtout en Angleterre, les absorba progressivement.

   Avec la manufacture, les différentes nations entrèrent dans des rapports de concurrence, engagèrent une lutte commerciale qui fut menée par le moyen de guerres, de droits de douane protecteurs et de prohibitions, alors qu’autrefois les nations n’avaient pratiqué entre elles, quand elles étaient en relations, que des échanges inoffensifs. Le commerce a désormais une signification politique.

   La manufacture entraîna du même coup un changement des rapports entre travailleur et employeur. Dans les corporations, les rapports patriarcaux entre les compagnons et le maître subsistaient; dans la manufacture, ils furent remplacés par des rapports d’argent entre le travailleur et le capitaliste, rapports qui restèrent teintés de patriarcalisme à la campagne et dans les petites villes, mais qui, très tôt, perdirent presque toute couleur patriarcale dans les villes proprement manufacturières d’une certaine importance.

   La manufacture et le mouvement de la production en général prirent un essor prodigieux, du fait de l’extension du commerce amenée par la découverte de l’Amérique et de la route maritime des Indes orientales. Les produits nouveaux importés des Indes, et principalement les masses d’or et d’argent qui entrèrent en circulation, transformèrent de fond en comble la situation réciproque des classes sociales et portèrent un rude coup à la propriété foncière féodale et aux travailleurs; les expéditions des aventuriers, la colonisation, et avant tout le fait que les marchés prirent l’ampleur de marchés mondiaux, ce qui était rendu maintenant possible et se réalisait chaque jour davantage, provoquèrent une nouvelle phase du développement historique; mais nous n’avons pas dans l’ensemble à nous y arrêter davantage ici. La colonisation des pays récemment découverts fournit un aliment nouveau à la lutte commerciale que se livraient les nations et par conséquent cette lutte connut une extension et un acharnement plus grands.

   L’extension du commerce et de la manufacture accélérèrent l’accumulation du capital mobile, tandis que, dans les corporations qui ne recevaient aucun stimulant pour accroître leur production, le capital primitif restait stable ou même diminuait. Le commerce et la manufacture créèrent la grande bourgeoisie; dans les corporations, on vit se concentrer la petite bourgeoisie qui désormais ne régnait plus dans les villes comme autrefois, mais devait se soumettre à la domination des grands commerçants et des manufacturiers ((En face de cette phrase, Marx a écrit dans la colonne de droite : 
Petits bourgeois.
Classe moyenne.
Grande bourgeoisie
.)). D’où le déclin des corporations dès qu’elles entraient en contact avec la manufacture.

   Les rapports commerciaux des nations entre elles prirent deux aspects différents dans la période dont nous avons parlé. Au début, la faible quantité d’or et d’argent en circulation détermina l’interdiction d’exporter ces métaux; et la nécessité d’occuper la population grandissante des villes rendit nécessaire l’industrie, importée de l’étranger la plupart du temps, et cette industrie ne pouvait se passer des privilèges qui pouvaient naturellement être accordés non seulement contre la concurrence intérieure, mais surtout contre la concurrence extérieure. Dans ces prohibitions primitives, le privilège corporatif local fut étendu à la nation entière. Les droits de douane ont leur origine dans les droits que les seigneurs féodaux imposaient aux marchands qui traversaient leur territoire comme rachat du pillage; ces droits furent plus tard également imposés par les villes et, avec l’apparition des États modernes, ils furent le moyen le plus à la portée de la main pour permettre au fisc d’encaisser de l’argent.

  Ces mesures prirent une autre signification avec l’apparition de l’or et de l’argent américains sur les marchés européens, avec le développement progressif de l’industrie, l’essor rapide du commerce et ses conséquences, la prospérité de la bourgeoisie en dehors des corporations et l’importance grandissante de l’argent. L’État, pour lequel il devenait de jour en jour plus difficile de se passer d’argent, maintint l’interdiction d’exporter de l’or et de l’argent, uniquement pour des considérations fiscales; les bourgeois, dont l’objectif principal était maintenant d’accaparer ces masses d’argent nouvellement lancées sur le marché, étaient pleinement satisfaits; les privilèges existants devinrent une source de revenus pour le gouvernement et furent vendus contre de l’argent; dans la législation des douanes apparurent les droits à l’exportation qui, mettant simplement un obstacle sur la route de l’industrie, avaient un but purement fiscal.

   La deuxième période débuta au milieu du XVII° siècle et dura presque jusqu’à la fin du XVIII°. Le commerce et la navigation s’étaient développés plus rapidement que la manufacture qui jouait un rôle secondaire; les colonies commencèrent à devenir de gros consommateurs; au prix de longs combats, les différentes nations se partagèrent le marché mondial qui s’ouvrait. Cette période s’ouvre par les lois sur la navigation ((Lois édictées par Cromwell en 1651 et renouvelées par la suite. Elles stipulaient que la plupart des marchandises importées d’Europe, de Russie ou de Turquie ne devaient être transportées que par des navires anglais ou ceux des pays exportateurs. Le cabotage le long des côtes anglaises devait être le fait exclusif des bateaux anglais. Ces lois, destinées à favoriser la marine anglaise, étaient surtout dirigées contre la Hollande. Elles furent abrogées de 1793 à 1854.)) et les monopoles coloniaux. On évita autant que possible par des tarifs, des prohibitions, des traités, que les diverses nations puissent se faire concurrence; et, en dernière instance, ce furent les guerres, et surtout les guerres maritimes, qui servirent à mener la lutte de la concurrence et décidèrent de son issue. La nation la plus puissante sur mer, l’Angleterre, conserva la prépondérance sur le plan du commerce et de la manufacture. Déjà, ici, concentration sur un seul pays.

  La manufacture était constamment garantie sur le marché national par des droits protecteurs, par une position de monopole sur le marché colonial, et le plus possible vers l’extérieur par des douanes différentielles ((Ces taxes différentielles frappaient de droits différents une même marchandise selon qu’elle provenait de tel ou tel pays.)). On favorisa la transformation de la matière brute produite dans le pays même (laine et lin en Angleterre, soie en France); on interdit l’exportation de la matière première produite sur place (laine en Angleterre) et l’on négligea ou entrava celle de la matière importée (coton en Angleterre). La nation qui possédait la suprématie dans le commerce maritime et la puissance coloniale s’assura aussi naturellement la plus grande extension quantitative et qualitative de la manufacture. La manufacture ne pouvait absolument pas se passer de protection, étant donné que la moindre modification qui se produit dans d’autres pays peut lui faire perdre son marché et la ruiner; car si on l’introduit facilement dans un pays dans des conditions tant soit peu favorables, on la détruit de ce fait tout aussi facilement. D’autre part, par la manière dont elle s’est pratiquée à la campagne, surtout au XVIII° siècle, la manufacture est liée si intimement aux conditions de vie d’une grande masse d’individus que nul pays ne peut risquer de mettre son existence en jeu en introduisant la libre concurrence. Dans la mesure où elle parvient à exporter, elle dépend donc entièrement de l’extension ou de la limitation du commerce et elle exerce sur lui une action en retour relativement très faible. De là, son importance secondaire et l’influence des commerçants au XVIII° siècle. Ce furent les commerçants, et tout particulièrement les armateurs, qui, plus que tous autres, insistèrent pour la protection de l’État et les monopoles; les manufacturiers demandèrent et obtinrent certes aussi cette protection, mais cédèrent toujours le pas aux commerçants pour ce qui est de l’importance politique. Les villes commerçantes, les ports en particulier, atteignirent un degré de civilisation relatif et devinrent des villes de grande bourgeoisie tandis que dans les villes industrielles subsista le plus l’esprit petit-bourgeois. Cf. Aikin ((John Aikin (1747 1822) : médecin anglais qui fut en même temps historien.)), par exemple. Le XVIII° siècle fut le siècle du commerce. Pinto le dit expressément : « Le commerce est la marotte du siècle ((Isaac Pinto (1715 1787) : spéculateur et économiste hollandais. Les citations (en français dans le texte) sont extraites de la “ Lettre sur la jalousie du commerce ” qui figure dans son ouvrage : Traité de la circulation et du crédit. Amsterdam, 1771.)) « ; et « depuis quelque temps il n’est plus question que de commerce, de navigation et de marine ((Le mouvement du capital, bien que notablement accéléré, n’en restait pas moins encore d’une lenteur relative. L’émiettement du marché mondial en fractions isolées, dont chacune était exploitée par une nation particulière, l’élimination de la concurrence entre nations, la maladresse de la production elle-même et le système financier qui avait à peine dépassé le premier stade de son développement entravaient beaucoup la circulation. Il s’ensuivit un esprit boutiquier d’une sordide mesquinerie dont tous les commerçants et tout le mode d’exploitation du commerce restaient encore entachés. En comparaison des manufacturiers et encore plus des artisans, ils étaient à vrai dire de grands bourgeois; en comparaison des commerçants et des industriels do la période suivante, ils restent de petits bourgeois. Cf. Adam Smith * (M. E.).
* À cette époque Marx connaît Smith par la traduction française de son ouvrage intitulé : Recherches sur la nature et les causes de la richesse, des nations. Titre de l’original : An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations.)) ».

   Cette période est aussi caractérisée par la levée de l’interdiction d’exporter l’or et l’argent, par la naissance du commerce de l’argent, des banques, des dettes d’État, du papier-monnaie, des spéculations sur les fonds et les actions, de l’agiotage sur tous les articles, du développement du système monétaire en général. Le capital perdit à nouveau une grande partie du caractère naturel qui lui était encore inhérent.

    La concentration du commerce et de la manufacture dans un seul pays, l’Angleterre, telle qu’elle se développa sans interruption au XVII° siècle, créa progressivement pour ce pays un marché mondial relatif et suscita de ce fait une demande des produits anglais manufacturés que les forces productives industrielles antérieures ne pouvaient plus satisfaire. Cette demande qui débordait les forces productives fut la force motrice qui suscita la troisième période de la propriété privée depuis le moyen âge en créant la grande industrie, — l’utilisation des forces de la nature à des fins industrielles, le machinisme et la division du travail la plus poussée. Les autres conditions de cette nouvelle phase, telles que la liberté de la concurrence à l’intérieur de la nation, le perfectionnement de la mécanique théorique, etc., existaient déjà en Angleterre (la mécanique, parachevée par Newton, était d’ailleurs la science la plus populaire en France et en Angleterre au XVIII° siècle). (Quant à la libre concurrence à l’intérieur de la nation elle-même, une révolution fut partout nécessaire pour la conquérir — en 1640 et en 1688 en, Angleterre, en 1789 en France.) La concurrence força bientôt tout pays qui voulait conserver son rôle historique à protéger ses manufactures par de nouvelles mesures douanières (car les anciennes n’étaient plus d’aucun secours contre la grande industrie) et force leur fut d’introduire peu après la grande industrie accompagnée de tarifs protecteurs. En dépit de ces moyens de protection, la grande industrie rendit la concurrence universelle (elle représente la liberté commerciale pratique, et les douanes protectrices ne sont chez elle qu’un palliatif, une arme défensive à l’intérieur de la liberté du commerce), elle établit les moyens de communication et le marché mondial moderne mit le commerce sous sa domination, transforma tout capital en capital industriel et engendra de ce fait la circulation (perfectionnement du système monétaire) et la centralisation rapide des capitaux. Par le moyen de la concurrence universelle, elle contraignit tous les individus à une tension maximum de leur énergie. Elle anéantit le plus possible l’idéologie, la religion, la morale, etc., et, lorsque cela lui était impossible, elle en fit des mensonges flagrants. C’est elle qui créa véritablement l’histoire mondiale, dans la mesure où elle fit dépendre du monde entier chaque nation civilisée, et chaque individu dans cette nation pour la satisfaction de ses besoins, et où elle anéantit le caractère exclusif des diverses nations, qui était naturel jusqu’alors. Elle subordonna la science de la nature au capital et enleva à la division du travail sa dernière apparence de phénomène naturel. D’une manière générale elle anéantit tout élément naturel dans la mesure où c’est possible à l’intérieur du travail, et réussit à dissoudre tous les rapports naturels pour en faire des rapports d’argent. À la place des villes nées naturellement elle créa les grandes villes industrielles modernes qui ont poussé comme des champignons. Partout où elle pénétra, elle détruisit l’artisanat et, d’une façon générale, tous les stades antérieurs de l’industrie. Elle paracheva la victoire de la ville commerçante sur la campagne. Sa condition première est le système automatique. Son développement créa une masse de forces productives pour les. quelles la propriété privée devint tout autant une entrave que la corporation en avait été une pour la manufacture et la petite exploitation rurale une autre pour l’artisanat en voie de développement. Ces forces productives connaissent dans la propriété privée un développement qui n’est qu’unilatéral, elles deviennent pour la plupart des forces destructives et une foule d’entre elles ne peut pas trouver la moindre utilisation sous son régime. En général, elle créa partout les mêmes rapports entre les classes de la société et détruisit de ce fait le caractère particulier des différentes nationalités. Et enfin, tandis que la bourgeoisie de chaque nation conserve encore des intérêts nationaux particuliers, la grande industrie créa une classe dont les intérêts sont les mêmes dans toutes les nations et pour laquelle la nationalité est déjà abolie, une classe qui s’est réellement débarrassée du monde ancien et qui s’oppose à lui en même temps. Ce ne sont pas seulement les rapports avec le capitaliste, c’est le travail lui-même qu’elle rend insupportable à l’ouvrier.

   Il va de soi que la grande industrie ne parvient pas au même degré de perfectionnement dans toutes les agglomérations d’un même pays. Mais cela n’arrête pas le mouvement de classe du prolétariat puisque les prolétaires engendrés par la grande industrie se placent à la tête de ce mouvement et entraînent toute la masse avec eux et puisque les travailleurs exclus de la grande industrie sont placés dans une situation pire encore que les, travailleurs de la grande industrie même. De même, les pays dans lesquels s’est développée une grande industrie agissent sur les pays plus ou moins dépourvus d’industrie dans la mesure où ces derniers sont entraînés par le commerce mondial dans la lutte de la concurrence universelle ((La concurrence isole les individus, non seulement les bourgeois, mais bien plus encore les prolétaires les uns des autres bien qu’elle les rassemble. C’est pourquoi il s’écoule toujours une longue période, avant que ces individus puissent s’unir, abstraction faite de ce que   si l’on veut que leur union ne soit pas purement locale   celle ci exige au préalable la création par la grande industrie des moyens nécessaires, les grandes villes industrielles et les communications rapides et bon marché, et c’est pourquoi il n’est possible qu’après de longues luttes, de vaincre n’importe quelle puissance organisée en face de ces individus isolés et qui vivent dans des conditions qui recréent quotidiennement cet isolement. Exiger le contraire équivaudrait à exiger que la concurrence ne doive pas exister à cette époque historique déterminée ou que les individus s’ôtent de la cervelle des conditions sur lesquelles ils n’ont aucun contrôle en tant qu’individus isolés (M. E.)).).

   Ces diverses formes sont autant de formes de l’organisation du travail et du même coup de la propriété. Dans chaque période, il s’est produit une union des forces productives existantes, dans la mesure où les besoins l’avaient rendue nécessaire.

2) Rapport de l’État et du droit avec la propriété

   Dans le monde antique comme au moyen âge, la première forme de la propriété est la propriété tribale, conditionnée principalement chez les Romains par la guerre et chez les Germains par l’élevage. Chez les peuples antiques où plusieurs tribus cohabitent dans une même ville, la propriété de la tribu apparaît comme propriété d’État et le droit de l’individu à cette propriété comme simple possession qui cependant se borne, à l’instar de la propriété tribale du reste, à la seule propriété foncière. La propriété proprement privée commence, chez les Anciens comme chez les peuples modernes, avec la propriété mobilière. — (Esclavage et communauté) (dominiun ex jure quiritum ((Propriété d’un citoyen romain de vieille souche.))). Chez les peuples qui sortent du moyen âge, la propriété. tribale évolue donc en passant par les stades différents — propriété foncière féodale, propriété mobilière corporative, capital de manufacture — jusqu’au capital moderne, conditionné par la grande industrie et la concurrence universelle, qui représente la propriété privée à l’état pur, dépouillée de toute apparence de communauté et ayant exclu toute action de l’État sur le développement de la propriété. C’est à cette propriété privée moderne que correspond l’État moderne, dont les propriétaires privés ont fait peu à peu acquisition par les impôts, qui est entièrement tombé entre leurs mains par le système de, la dette publique et dont l’existence dépend exclusivement, par le jeu de la hausse et de la baisse des valeurs d’État à la Bourse, du crédit commercial que lui accordent les propriétaires privés, les bourgeois. Du seul fait qu’elle est une classe et non plus un ordre, la bourgeoisie, est contrainte de s’organiser sur le plan national, et non plus sur le plan local, et de donner une forme universelle à ses intérêts communs. En émancipant de la communauté la propriété privée, l’État a acquis une existence particulière à côté de la société civile et en dehors d’elle; mais cet État n’est pas autre chose que la forme d’organisation que les bourgeois se donnent par nécessité, pour garantir réciproquement leur propriété et leurs intérêts, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur. L’indépendance de l’État n’existe plus aujourd’hui que dans les seuls pays où les ordres ne sont pas encore entièrement parvenus dans leur développement au stade des classes et jouent encore un rôle, alors qu’ils sont éliminés dans les pays plus évolués, dans des pays donc où il existe une situation hybride et dans lesquels, par conséquent, aucune partie de la population ne peut parvenir à dominer les autres. C’est tout spécialement le cas en Allemagne. L’exemple d’État moderne le plus achevé est l’Amérique du Nord. Us écrivains français, anglais et américains modernes en arrivent tous sans exception à déclarer que l’État n’existe qu’à cause de la propriété privée, si bien que cette conviction est passée dans la conscience commune.

   L’État étant donc la forme par laquelle les individus d’une classe dominante font valoir leurs intérêts communs et dans laquelle se résume toute la société civile d’une époque, il s’ensuit que toutes les institutions communes passent par l’intermédiaire de l’État et reçoivent une forme politique. De là, l’illusion que la loi repose sur la volonté, et qui mieux est, sur une volonté libre, détachée de sa base concrète.

   De même, on ramène à son tour le droit à la loi. La dissolution de la communauté naturelle engendre le droit privé ainsi que la propriété privée, qui se développent de pair. Chez les Romains, le développement de la propriété privée et du droit privé n’eut aucune autre conséquence industrielle ou commerciale parce que tout leur mode de production restait le même ((A hauteur de cette ligne, Engels a écrit dans la colonne de droite : (Usure !).)). Chez les peuples modernes où l’industrie et le commerce amenèrent la dissolution de la communauté féodale, la naissance de la propriété privée et du droit privé marqua le début d’une phase nouvelle susceptible d’un développement ultérieur. Amalfi ((Ville italienne située au sud de Naples. Aux X° et XI° siècles. c’était un port florissant et son droit maritime fut adopté par toute l’Italie.)), première ville du moyen âge qui eut un commerce maritime étendu, fut aussi la première à élaborer le droit maritime. En Italie d’abord et plus tard dans d’autres pays, dès que le commerce et l’industrie eurent amené un développement plus considérable de la propriété privée, on reprit immédiatement le droit privé des Romains déjà élaboré, qui fut élevé au rang d’autorité. Plus tard, lorsque la bourgeoisie eut acquis assez de puissance pour que les princes se chargent de ses intérêts, utilisant cette bourgeoisie comme un instrument pour renverser la classe féodale, le développement proprement dit du droit commença dans tous les pays — en France au XVI° siècle — et dans tous les pays, à l’exception de l’Angleterre, ce développement s’accomplit sur les bases du droit romain. Même en Angleterre, on dut introduire des principes du droit romain (en particulier pour la propriété mobilière) pour continuer à perfectionner le droit privé. (N’oublions pas que le droit n’a pas davantage que la religion une histoire qui lui soit propre.)

   Dans le droit privé, on exprime les rapports de propriété existants comme étant le résultat d’une volonté générale. Le jus utendi et abutendi ((Droit d’user et d’abuser.)) lui-même exprime d’une part le fait que la propriété privée est devenue complètement indépendante de la communauté, et d’autre part l’illusion que la propriété privée elle-même repose sur la seule volonté privée, sur la libre disposition des choses. En pratique, l’abuti ((Le droit d’abuser.)) a des limites économiques très déterminées pour le propriétaire privé, s’il ne veut pas voir sa propriété, et avec elle son jus abutendi, passer dans d’autres mains; car somme toute, la chose, considérée uniquement dans ses rapports avec sa volonté, n’est rien du tout, mais devient seulement dans le commerce, et indépendamment du droit, une chose, une propriété réelle (un rapport, ce que les philosophes appellent une idée ((Rapport pour les philosophes = idée.
Ils connaissent seulement le rapport de “l’homme” à lui-même et c’est pourquoi tous les rapports réels deviennent pour eux des idées. (M. E.).))).

   Cette illusion juridique, qui réduit le droit à la seule volonté, aboutit fatalement dans la suite du développement des rapports de propriété au fait que quelqu’un peut avoir un titre juridique à une chose sans détenir réellement la chose. Mettons, par exemple, que la rente d’un terrain soit supprimée par la concurrence, le propriétaire de ce terrain conserve bien son titre juridique à ce terrain ainsi que son jus utendi et abutendi. Mais il ne peut rien en faire, il ne possède rien en tant que propriétaire foncier, s’il lui arrive de ne pas posséder par surcroît assez de capitaux pour cultiver son terrain. Cette même illusion des juristes explique que, pour eux ainsi que pour tout code juridique, il apparaît comme une pure contingence que des individus entrent en rapports entre eux, par contrat par exemple, et qu’à leurs yeux des rapports de ce genre passent pour être de ceux auxquels on peut souscrire ou non, selon son gré, et dont le contenu repose entièrement sur la volonté arbitraire et individuelle des contractants.

   Chaque fois que le développement de l’industrie et du commerce a créé de nouvelles formes d’échanges (par exemple, compagnies d’assurances et autres), le droit fut régulièrement obligé de les intégrer dans les modes d’acquisition de la propriété.

   Rien n’est plus courant que l’idée qu’il s’est agi jusqu’ici dans l’histoire uniquement de prises de possession. Les barbares s’emparent de l’Empire romain, et c’est par cette prise de possession qu’on explique le passage du monde ancien à la féodalité. Mais dans cette prise de possession par les barbares, il s’agit de savoir si la nation dont on s’empare a développé des forces productives industrielles, comme c’est le cas chez les peuples modernes, ou si ses forces productives reposent uniquement sur leur rassemblement et sur la communauté. La prise de possession est en outre conditionnée par l’objet dont on s’empare. On ne peut absolument pas s’emparer de la fortune d’un banquier, qui consiste en papiers, sans que le preneur se soumette aux conditions de production et de circulation du pays conquis. Il en est de même de tout le capital industriel d’un pays industriel moderne. Et, en dernier ressort, la prise de possession prend rapidement fin en tous lieux et, lorsqu’il n’y a plus rien à prendre, il faut bien se mettre à produire. Il découle de cette nécessité de produire qui se manifeste très tôt, que la forme de communauté adoptée par les conquérants qui s’installent doit correspondre au stade de développement des forces de production qu’ils trouvent, et, si ce n’est pas le cas d’emblée, la forme de communauté doit se transformer en fonction des forces productives. D’où l’explication d’un fait que l’on croit avoir remarqué partout au temps qui suit les grandes invasions : en fait, le valet était le maître et les conquérants adoptèrent vite le langage, la culture et les mœurs du pays conquis.

   La féodalité ne fut nullement apportée toute faite d’Allemagne, mais elle eut son origine, du côté des conquérants, dans l’organisation militaire de l’armée pendant la conquête même, et cette organisation se développa après la conquête, sous l’effet des forces productives trouvées dans les pays conquis, pour devenir seulement alors la féodalité proprement dite. L’échec des tentatives faites pour imposer d’autres formes nées de réminiscences de l’ancienne Rome (Charlemagne, par exemple) nous montre à quel point la forme féodale était conditionnée par les forces productives.

3. Instruments de production et formes de propriété naturels et civilisés

   … est trouvé ((Le début, qui se trouvait sur le cahier portant de la main d’Engels le n° 83 et de la main de Marx la pagination 36 à 39, manque. Au total quatre pages.)). Il résulte du premier point une division du travail perfectionnée et un commerce étendu comme condition préalable, le caractère local résultant du deuxième point. Dans le premier cas, on doit rassembler les individus; dans le second cas, ils se trouvent à côté de l’instrument de production donné, comme instruments de production eux-mêmes. Ici apparaît donc la différence entre les instruments de production naturels et les instruments de production créés par la civilisation. Le champ cultivé (peau, etc.) peut être considéré comme un instrument de production naturel. Dans le premier cas, pour l’instrument de production naturel, les individus sont subordonnés à la nature; dans le second cas, ils le sont à un produit du travail. Dans le premier cas, la propriété, ici la propriété foncière, apparaît donc aussi comme une domination immédiate et naturelle; dans le second cas, cette propriété apparaît comme une domination du travail et, en l’espèce, du travail accumulé, du capital. Le premier cas présuppose que les individus sont unis par un lien quelconque, que ce soit la famille, la tribu, le sol même, etc. Le second cas présuppose qu’ils sont indépendants les uns des autres et ne sont retenus ensemble que par l’échange. Dans le premier cas, l’échange est essentiellement un échange entre les hommes et la nature, un échange dans lequel le travail des uns est troqué contre le produit de l’autre; dans le second cas, il est, de façon prédominante, un échange entre les hommes eux-mêmes. Dans le premier cas, une intelligence moyenne suffit pour l’homme, l’activité corporelle et l’activité intellectuelle ne sont nullement séparées encore; dans le second cas, la division entre le travail corporel et le travail intellectuel doit déjà être pratiquement accomplie. Dans le premier cas, la domination du propriétaire sur les non-possédants peut reposer sur des rapports personnels, sur une sorte de communauté; dans le second cas, elle doit avoir pris une forme matérielle, s’incarner dans un troisième terme, l’argent. Dans le premier cas, la petite industrie existe, mais subordonnée à l’utilisation de l’instrument de production naturel et, de ce fait, sans répartition du travail entre les différents individus; dans le second cas, l’industrie n’existe que dans la division du travail et par cette division.

   Nous sommes partis jusqu’à présent des instruments de production et la nécessité de la propriété privée pour certains stades industriels était déjà évidente en ce cas. Dans l’industrie extractive, la propriété privée coïncide encore pleinement avec le travail; dans la petite industrie et, dans toute l’agriculture jusqu’ici, la propriété est la conséquence nécessaire des instruments de travail existants; dans la grande industrie, la contradiction entre l’instrument de production et la propriété privée n’est que le produit de cette industrie qui doit être déjà très développée pour le créer. L’abolition de la propriété privée n’est donc aussi possible qu’avec la grande industrie.

  Dans la grande industrie et la concurrence, toutes les conditions d’existence, les déterminations et les limitations des individus sont fondues dans les deux formes les plus simples : propriété privée et travail. Avec l’argent, toute forme d’échange et l’échange lui-même sont posés pour les individus comme contingents. Il est donc dans la nature même de l’argent que toutes les relations jusqu’alors n’étaient que relations des individus vivant dans des conditions déterminées, et non des relations entre individus en tant qu’individus. Ces conditions se réduisent maintenant à deux seulement : travail accumulé ou propriété privée d’une part, travail réel d’autre part. Si l’une de ces conditions disparaît, l’échange est interrompu. Les économistes modernes eux-mêmes, Sismondi par exemple, Cherbuliez ((SISMONDI (1773 1842) : économiste suisse, critique le capitalisme d’un point de vue petit bourgeois. CHERBULIEZ (1797 1869) : disciple de Sismondi qui amalgama aux idées de celui ci des notions empruntées à Ricardo.)), etc., opposent l’association des individus à l’association des capitaux. D’autre part, les individus eux-mêmes sont complètement subordonnés à la division du travail et ils sont par là même placés dans une dépendance les uns vis-à-vis des autres. Dans la mesure où, à l’intérieur du travail, elle s’oppose au travail, la propriété privée naît et se développe par la nécessité de l’accumulation et continue, au début, à conserver la forme de la communauté, pour se rapprocher cependant de plus en plus de la forme moderne de la propriété privée dans son développement ultérieur. D’emblée, la division du travail implique aussi déjà la division des conditions de travail, instruments et matériaux, et, avec cette division, le morcellement du capital accumulé entre divers propriétaires et par suite le morcellement entre capital et travail ainsi que les diverses formes de la propriété elle-même. Plus la division du travail se perfectionne, plus l’accumulation augmente, et plus ce morcellement se précise également de façon marquée. Le travail lui-même ne peut subsister qu’à la condition de ce morcellement.

   Deux faits apparaissent donc ici ((Ici Engels a noté en marge : Sismondi.)). Premièrement, les forces productives se présentent comme complètement indépendantes et détachées des individus, comme un monde à part, à côté des individus, ce qui a sa raison d’être dans le fait que les individus, dont elles sont les forces, existent en tant qu’individus éparpillés et en opposition les uns avec les autres, tandis que ces forces ne sont d’autre part des forces réelles que dans le commerce et l’interdépendance de ces individus. Donc, d’une part, une totalité des forces productives qui ont pris une sorte de forme objective et ne sont plus pour les individus eux-mêmes les forces des individus, mais celles de la propriété privée et, partant, celles des individus uniquement dans la mesure où ils sont propriétaires privés. Dans aucune période précédente, les forces productives n’avaient pris cette forme indifférente au commerce des individus en tant qu’individus, parce que leurs relations étaient encore limitées. D’autre part, on voit se dresser, en face de ces forces productives, la majorité des individus dont ces forces se sont détachées et qui sont de ce fait frustrés du contenu réel de leur vie, sont devenus des individus abstraits, mais qui, par là même et seulement alors, sont mis en état d’entrer en rapport les uns avec les autres en tant qu’individus.

   Le travail, seul lien qui les unisse encore aux forces productives et à leur propre existence, a perdu chez eux toute apparence de manifestation de soi, et ne maintient leur vie qu’en l’étiolant. Dans les périodes précédentes, la manifestation de soi et la production de la vie matérielle étaient séparées par le seul fait qu’elles incombaient à des personnes différentes et que la production de la vie matérielle passait encore pour une manifestation de soi d’ordre inférieur à cause du caractère limité des individus eux-mêmes; aujourd’hui, manifestation de soi et production de la vie matérielle sont séparées au point que la vie matérielle apparaît comme étant le but, et la production de la vie matérielle, c’est-à-dire le travail, comme étant le moyen (ce travail étant maintenant la seule forme possible, mais comme nous le voyons, négative, de la manifestation de soi).

 Nous en sommes arrivés aujourd’hui au point que les individus sont obligés de s’approprier la totalité des forces productives existantes, non seulement pour parvenir à une manifestation de soi, mais avant tout pour assurer leur existence. Cette appropriation est conditionnée, en premier lieu, par l’objet qu’il s’agit de s’approprier, ici donc les forces productives développées jusqu’au stade de la totalité et existant uniquement dans le cadre d’échanges universels. Déjà, sous cet angle, cette appropriation doit nécessairement présenter un caractère universel correspondant aux forces productives et aux échanges. L’appropriation de ces forces n’est elle-même pas autre chose que le développement des facultés individuelles correspondant aux instruments matériels de production. Par là même, l’appropriation d’une totalité d’instruments de production est déjà le développement d’une totalité de facultés dans les individus eux-mêmes. Cette appropriation est en outre conditionnée par les individus qui s’approprient. Seuls les prolétaires de l’époque actuelle, totalement exclus de toute activité individuelle autonome, sont en mesure de parvenir à un développement total, et non plus borné, qui consiste dans l’appropriation d’une totalité de forces productives et dans le développement d’une totalité de facultés que cela implique. Toutes les appropriations révolutionnaires antérieures étaient limitées. Des individus dont l’activité libre était bornée par un instrument de production limité et des échanges limités, s’appropriaient cet instrument de production limité et ne parvenaient ainsi qu’à une nouvelle limitation. Leur instrument de production devenait leur propriété, mais eux-mêmes restaient subordonnés à la division du travail et à leur propre instrument de production. Dans toutes les appropriations antérieures, une masse d’individus restait subordonnée à un seul instrument de production; dans l’appropriation par les prolétaires, c’est une masse d’instruments de production qui est nécessairement subordonnée à chaque individu, et la propriété qui l’est à fous. Les échanges universels modernes ne peuvent être subordonnés aux individus qu’en étant subordonnés à tous.

  L’appropriation est en outre conditionnée par la façon particulière dont elle doit nécessairement s’accomplir. Elle ne peut s’accomplir que par une union obligatoirement universelle à son tour, de par le caractère du prolétariat lui-même, et par une révolution qui renversera, d’une part, la puissance du mode de production et d’échange précédent, ainsi que le pouvoir de la structure sociale antérieure, et qui développera, d’autre part, le caractère universel du prolétariat et l’énergie qui lui est nécessaire pour mener à bien cette appropriation, une révolution enfin où le prolétariat se dépouillera en outre de tout ce qui lui reste encore de sa position sociale antérieure.

  C’est seulement à ce stade que la manifestation de l’activité individuelle libre coïncide avec la vie matérielle, ce qui correspond à la transformation des individus en individus complets et au dépouillement de tout caractère imposé originairement par la nature; à ce stade, correspond la transformation du travail en activité libre et la métamorphose des échanges jusque-là conditionnés en commerce des individus en tant qu’individus. Avec l’appropriation de la totalité des forces productives par les individus réunis, la propriété privée se trouve abolie. Tandis que dans l’histoire antérieure, chaque condition particulière apparaissait toujours comme accidentelle, c’est maintenant l’isolement des individus eux-mêmes, le gain privé de chacun, qui sont devenus accidentels.

  Les individus qui ne sont plus subordonnés à la division du travail, les philosophes se les sont représentés, comme idéal, sous le terme d' »homme », et ils ont compris tout le processus que nous venons de développer comme étant le développement de « l’homme »; si bien qu’à chaque stade de l’histoire passée, on a substitué « l’homme » aux individus existants et on l’a présenté comme la force motrice de l’histoire. Tout le processus fut donc compris comme processus d’auto-aliénation de « l’homme », et ceci provient essentiellement du fait que l’individu moyen de la période postérieure a toujours été substitué à celui de la période antérieure et la conscience ultérieure prêtée aux individus antérieurs ((Phrase marquée d’un trait par Marx qui note en face dans la colonne de droite : Aliénation de soi.)). Grâce à ce renversement qui fait d’emblée abstraction des conditions réelles, il a été possible de transformer toute l’histoire en un processus de développement de la conscience.

  La conception de l’histoire que nous venons de développer nous donne encore finalement les résultats suivants : . 1. Dans le développement des forces productives, il arrive un stade où naissent des forces productives et des moyens de circulation qui ne peuvent être que néfastes dans le cadre des rapports existants et ne sont plus des forces productives, mais des forces destructrices (le machinisme et l’argent), — et, fait lié au précédent, il naît une classe qui supporte toutes les charges de la société, sans jouir de ses avantages, qui est expulsée de la société et se trouve, de force, dans l’opposition la plus ouverte avec toutes les autres classes, une classe que forme la majorité des membres de la société et d’où surgit la conscience de la nécessité d’une révolution radicale, conscience qui est la conscience communiste et peut se former aussi, bien entendu, dans les autres classes quand on voit la situation de cette classe. 2. Les conditions dans lesquelles on peut utiliser des forces productives déterminées, sont les conditions de la domination d’une classe déterminée de la société; la puissance sociale de cette classe, découlant de ce qu’elle possède, trouve régulièrement son expression pratique sous forme idéaliste dans le type d’État propre à chaque époque; c’est pourquoi toute lutte révolutionnaire est dirigée contre une classe qui a dominé jusqu’alors ((Notation de Marx dans la colonne de droite : de sorte que ces gens ont intérêt à maintenir l’état de production actuel.))…3. Dans toutes les révolutions antérieures, le mode d’activité restait inchangé et il s’agissait seulement d’une autre distribution de cette activité, d’une nouvelle répartition du travail entre d’autres personnes; la révolution communiste par contre est dirigée contre le mode d’activité antérieur, elle supprime le travail, forme moderne de l’activité sous laquelle la domination des, et abolit la domination de toutes les classes en abolissant les classes elles-mêmes, parce qu’elle est effectuée par la classe qui n’est plus considérée comme une classe dans la société, qui n’est plus reconnue comme telle et qui est déjà l’expression de la dissolution de toutes les classes, de toutes les nationalités, etc., dans le cadre de la société actuelle… Une transformation massive des hommes s’avère nécessaire pour la création en masse de cette conscience communiste, comme aussi pour mener la chose elle-même à bien; or, une telle transformation ne peut s’opérer que par un mouvement pratique, par une révolution; cette révolution n’est donc pas seulement rendue nécessaire parce qu’elle est le seul moyen de renverser la classe dominante, elle l’est également parce que seule une révolution permettra à la classe qui renverse l’autre de balayer toute la pourriture du vieux système qui lui colle après et de devenir apte à fonder la société sur des bases nouvelles. Depuis un bon bout de temps déjà tous les communistes, aussi bien en France qu’en Angleterre et en Allemagne, sont d’accord sur la nécessité de cette révolution; saint Bruno cependant poursuit tranquillement son rêve et pense que si l’on met “l’humanisme réel” c’est à dire le communisme “à la place du spiritualisme” (qui n’a plus de place du tout), c’est uniquement pour qu’il gagne en respect. Alors   rêve t il toujours   “il faudra bien que vienne le salut, que l’on ait le ciel sur la terre et que la terre soit le ciel”. (Notre docte théologien ne peut toujours pas faire son deuil du ciel). “Alors éclateront, au milieu des célestes harmonies, la joie et la félicité pour toute l’éternité” (p. 140). Notre Saint Père de l’Église éprouvera une bien grande surprise, quand fondra sur lui le jour du jugement dernier, celui où tout cela s’accomplira   un jour, dont l’aube sera faite du reflet sur le ciel des villes en flammes, et où retentira à ses oreilles, au milieu de ces “harmonies célestes” la mélodie de la Marseillaise et de la Carmagnole accompagnée des grondements de canon, de rigueur en l’occurence, tandis que la guillotine battra la mesure; tandis que la “masse” impie hurlera Ça ira, ça ira  ((Allusion au refrain du “Çà ira” : “Les aristocrates à la lanterne”.)) et qu’elle abolira la “conscience de soi” au moyen de la lanterne. Moins que quiconque, saint Bruno n’a de raison de tracer de cette “joie et félicité pour toute l’éternité” un tableau édifiant. Nous ne nous donnerons pas le plaisir d’échafauder a priori ce que sera le comportement de saint Bruno le jour du jugement dernier. Il est également difficile de trancher si les prolétaires en révolution * devaient être conçus comme “substance”, comme “masse”, qui veut renverser la critique ou bien comme “émanation” de l’esprit, qui toutefois manquerait de la consistance nécessaire pour digérer les pensées baueriennes.

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