Matérialisme et empiriocriticisme
Lénine
I. La théorie de la connaissance de l’empiriocriticisme et du matérialisme dialectique
1. Les sensations et les complexes de sensations
Les principes de base de la théorie de Mach et d’Avenarius ont été exposés avec franchise, simplicité et clarté dans les premières œuvres philosophiques de ces auteurs. Nous en abordons l’examen dès maintenant, remettant à plus tard l’analyse des corrections et retouches qu’ils firent par la suite.
« La science, écrivait Mach en 1872, ne peut avoir pour mission que : 1. Rechercher les lois des rapports entre les représentations (psychologie). 2. Découvrir les lois des rapports entre les sensations (physique). 3. Expliquer les lois des liaisons entre les sensations et les représentations (psychophysique)((E. Mach : Die Geschichte und die Wurzel des Satzes von der Erhaltung der Arbeit. Vortrag gehalten in der K. Bohm. Gesellschaft der Wissenschaften am 15. Nov. 1871, Prag, 1872, pp. 57‑58.)). » Voilà qui est parfaitement clair.
La physique a pour objet les liaisons entre les sensations, non entre les choses ou les corps dont nos sensations sont l’image. Mach reprend la même idée, en 1893, dans sa Mécanique : « Les sensations ne sont pas des symboles des choses ». La « chose » est au contraire un symbole mental pour un complexe de sensations d’une stabilité relative. Ce ne sont pas les choses (les corps), mais bien les couleurs, les sons, les pressions, les espaces, les durées (ce que nous appelons d’habitude des sensations) qui sont les véritables éléments du monde((E. Mach : Die Mechanik in ihrer Entwicklung historisch‑kritisch dargestellt. 3. Auflage, Leipzig, 1897, p. 473.)) ».
Nous reparlerons plus loin de ce petit mot « éléments », fruit de douze années de « méditations ». Retenons seulement pour l’instant que Mach reconnaît ici, explicitement, que les choses ou les corps sont des complexes de sensations, qu’il oppose très nettement son point de vue philosophique à la théorie contraire selon laquelle les sensations sont des « symboles » des choses (il serait plus exact de dire : des images ou des reflets des choses). Cette dernière théorie constitue le matérialisme philosophique. Ainsi, le matérialiste Friedrich Engels, collaborateur bien connu de Marx et fondateur du marxisme, parle constamment et sans exception dans ses œuvres des choses et de leurs reproductions ou reflets dans la pensée (Gedanken‑Abbilder), ces images mentales n’ayant, cela va de soi, d’autre origine que les sensations. Il semblerait que cette conception fondamentale de la « philosophie marxiste » dût être connue de tous ceux qui en parlent et, à plus forte raison, de ceux qui s’en réclament dans des publications. Mais, en raison de l’extrême confusion créée par nos disciples de Mach, force nous est de répéter des truismes. Prenons la section I de l’Anti‑Dühring et lisons ce qui suit : « …les choses et leurs reflets dans la pensée … »((F. Engels : Herrn Eugen Dübrings Umwälzung der Wissenschaft, 5. Auflage, Stuttg., 1904, p. 6.)); ou encore la première section de la partie « Philosophie » : « Mais où la pensée prend‑elle ces principes [il s’agit des premiers principes de toute connaissance] ? En elle‑même ? Non… des formes de l’Etre… la pensée ne peut jamais tirer et dériver ces formes d’elle‑même, mais, précisément, du monde extérieur seul… les principes ne sont pas le point de départ de la recherche [comme le veut Dühring qui voudrait être un matérialiste, mais n’arrive pas à appliquer le matérialisme avec esprit de suite], mais son résultat final; ils ne sont pas appliqués à la nature et à l’histoire des hommes, mais abstraits de celles‑ci; ce ne sont pas la nature et l’empire de l’homme qui se conforment aux principes, mais les principes ne sont exacts que dans la mesure où ils sont conformes à la nature et à l’histoire. Telle est la seule conception matérialiste de la question, et celle que lui oppose M. Dühring est idéaliste, elle met la chose entièrement sur la tête et construit le monde réel en partant de l’idée » (ibid., p. 21). Et cette « seule conception matérialiste, Engels l’applique, répétons‑le, partout et sans exception, dénonçant sans merci chez Dühring le moindre petit écart du matérialisme à l’idéalisme. Tout lecteur un peu attentif de l’Anti‑Dühring et de Ludwig Feuerbach trouvera des dizaines de passages où Engels parle des choses et de leurs reproductions dans le cerveau de l’homme, dans la conscience, dans la pensée, etc. Engels ne dit pas que les sensations ou les représentations soient des « symboles » des choses, car le matérialisme conséquent doit substituer ici les « images », les reproductions ou les reflets aux « symboles », comme nous le montrerons en détail en son lieu et place. Or, il ne s’agit pas pour l’instant de telle ou telle définition du matérialisme, mais de l’antinomie entre matérialisme et idéalisme, de la différence entre les deux lignes fondamentales de la philosophie. Faut‑il aller des choses à la sensation et à la pensée ? Ou bien de la pensée et de la sensation aux choses ? Engels s’en tient à la première ligne, celle du matérialisme. Mach s’en tient à la seconde, celle de l’idéalisme. Aucun subterfuge, aucun sophisme (dont nous retrouverons encore une multitude infinie) ne voileront ce fait indiscutable et bien clair que la doctrine d’Ernst Mach, suivant laquelle les choses sont des complexes de sensations, n’est qu’idéalisme subjectif, que rabâchage de la théorie de Berkeley. Si, d’après Mach, les corps sont des « complexes de sensations », ou, comme disait Berkeley, des « combinaisons » de sensations », il s’ensuit nécessairement que le monde entier n’est que représentation. Partant de ce principe, on ne peut admettre l’existence des autres hommes, mais seulement de soi‑même : pur solipsisme. Mach, Avenarius, Petzoldt et Cie ont beau le réfuter, ils ne peuvent en réalité se défaire du solipsisme sans recourir à de criantes absurdités logiques. Pour mieux faire ressortir cet élément fondamental de la philosophie de Mach, citons encore quelques passages des œuvres de cet auteur. En voici un spécimen tiré de Analyse der Empfindungen (Analyse des sensations, traduction russe de Kotliar, édition Skirmount, Moscou, 1907) :
« Nous avons devant nous un corps pointu S. Quand nous touchons la pointe, la mettant en contact avec notre corps, nous ressentons une piqûre. Nous pouvons voir la pointe sans éprouver de piqûre. Mais quand nous éprouvons la piqûre, nous trouvons la pointe. Ainsi, la pointe visible est I’élément constant, et la piqûre un facteur accidentel qui peut, suivant les circonstances, être ou ne pas être lié à l’élément constant. La fréquence de phénomènes analogues habitue enfin à considérer toutes les propriétés des corps comme des « actions » émanant de ces éléments constants et atteignant notre Moi par l’intermédiaire de notre corps, « actions » que nous appelons « sensations » … » (p. 20).
Autrement dit : les hommes « s’habituent » à se placer au point de vue du matérialisme, à voir dans les sensations les résultats de l’action des corps, des choses, de la nature sur nos organes des sens. Cette « habitude néfaste pour les idéalistes en philosophie (adoptée par l’humanité entière et par toutes les sciences de la nature !) déplaît fort à Mach, et le voilà qui entreprend de la détruire :
« … Mais, par là même, ces éléments perdent tout leur contenu sensible et deviennent de purs symboles abstraits … »
Vieux refrain, très honorable Professeur ! Répétition textuelle des dires de Berkeley, selon lequel la matière est un pur symbole abstrait. Mais c’est plutôt Ernst Mach qui, à la vérité, se promène dans l’abstraction pure, car s’il ne reconnaît pas que la réalité objective existant indépendamment de nous est tout simplement notre « contenu sensible », il ne lui reste que le Moi « purement abstrait », le Moi avec une majuscule et en italique, « le clavecin en délire imaginant qu’il est seul au monde ». Si le « contenu sensible » de nos sensations n’est pas le monde extérieur, c’est donc que rien n’existe hors ce Moi tout nu, qui s’abandonne à de vaines élucubrations « philosophiques ». Métier absurde et stérile !
« … Il est vrai alors que le monde n’est fait que de nos sensations. Mais nous ne connaissons en ce cas que nos sensations, et l’hypothèse de l’existence des éléments constants, ainsi que leur interaction qui n’engendre que des sensations, devient tout à fait oiseuse et superflue. Ce point de vue ne peut convenir qu’à un réalisme flottant ou à un criticisme flottant ».
Nous avons reproduit intégralement le paragraphe 6 de « remarques antimétaphysiques » de Mach. Ce n’est d’un bout à l’autre qu’un plagiat de Berkeley. Pas un jugement, pas une lueur de pensée, si ce n’est que « nous ne percevons que nos sensations ». De là, une seule conclusion : « le monde n’est fait que de mes sensations ». Mach n’a pas le droit de mettre, comme il le fait, « nos » au lieu de « mes ». Déjà ce seul mot révèle chez Mach ces mêmes « flottements » qu’il reproche aux autres. Car si l’« hypothèse » du monde extérieur est « oiseuse », celle de l’aiguille existant indépendamment de moi et d’une interaction entre mon corps et la pointe de l’aiguille, si toute cette hypothèse est vraiment « oiseuse et superflue », il est, au premier chef, oiseux et superflu de « faire l’hypothèse » de l’existence des autres hommes. Moi seul j’existe, tandis que tous les autres hommes ainsi que le monde extérieur tout entier tombent dans la catégorie des « éléments constants » oiseux. A ce point de vue, il n’est pas permis de parler de « nos » sensations, et du moment que Mach en parle, c’est que ses flottements sont flagrants. Ce qui prouve simplement que sa philosophie se réduit à une phraséologie oiseuse et vaine, à laquelle l’auteur lui-même ne croit pas.
Voici chez Mach un exemple frappant de flottement et d’équivoque. Nous lisons au paragraphe 6 du chapitre XI de l’Analyse des sensations : « Si je pouvais ou si quelqu’un pouvait, à l’aide de divers procédés physiques et chimiques, observer mon cerveau au moment où j’éprouve une sensation, il serait possible de déterminer à quels processus s’effectuant dans l’organisme sont liées telles ou telles sensations … » (p. 197).
Très bien ! Ainsi nos sensations sont liées à des processus déterminés s’effectuant dans notre organisme en général et dans notre cerveau en particulier ? Oui, Mach forme très nettement cette « hypothèse », ‑ il serait plutôt difficile de ne pas la former au point de vue des sciences de la nature. Mais, permettez, c’est cette même « hypothèse » de ces mêmes « éléments constants et de leur interaction » que notre philosophe a proclamée oiseuse et superflue ! Les choses, nous dit‑on, sont des complexes de sensations; aller au‑delà, nous assure Mach, ‑ considérer les sensations comme des produits de l’action des choses sur nos organes des sens, c’est de la métaphysique, une hypothèse oiseuse, superflue, etc., à la Berkeley. Or le cerveau est une chose. Il n’est donc, lui aussi, qu’un complexe de sensations. Il s’ensuit qu’à l’aide d’un complexe de sensations, moi (car le moi n’est lui aussi qu’un complexe de sensations), je perçois des complexes de sensations. Charmante philosophie ! On commence par décréter que les sensations sont les « vrais éléments du monde, et on construit sur cette base un berkeleyisme « original »; puis on introduit sournoisement des vues opposées, d’après lesquelles les sensations sont liées à des processus déterminés s’effectuant dans l’organisme. Mais ces « processus » » ne sont‑ils pas liés à l’échange de matières entre l’« organisme » et le monde extérieur ? Cet échange de matières pourrait‑il avoir lieu si les sensations de l’organisme en question ne lui donnaient pas une idée objectivement exacte de ce monde extérieur ?
Mach ne se pose pas de questions aussi embarrassantes : il réunit mécaniquement des fragments de la doctrine de Berkeley et des conceptions tirées des sciences de la nature, qui s’inspirent spontanément de la théorie matérialiste de la connaissance… « On se pose parfois cette question, écrit‑il au même endroit : la « matière » (inorganique) n’a‑t‑elle pas, elle aussi, la faculté de sentir … » Ainsi, la question de la sensibilité de la matière organique ne se pose même pas ? Les sensations ne sont donc pas primordiales, elles ne représentent qu’une des propriétés de la matière ? Mach saute ici par‑dessus toutes les absurdités du berkeleyisme ! … « Cette question, dit‑il, est tout à fait naturelle si l’on part des notions physiques habituelles, généralement répandues, d’après lesquelles la matière est la donnée réelle, immédiate et certaine, servant de base à tout, tant à l’organique qu’à l’inorganique … » Retenons bien cet aveu vraiment précieux de Mach que, d’après les notions physiques habituelles et généralement répandues, la matière est considérée comme la réalité immédiate, dont une variété seule (la matière organique) est douée de la faculté nettement exprimée de sentir… « Car s’il en est ainsi, poursuit Mach, la sensation doit apparaître à l’improviste à partir d’un certain degré de complication de la matière ou doit exister, pour ainsi dire, dans les fondements mêmes de l’édifice. Cette question, selon nous, est erronée quant au fond. Pour nous, la matière n’est pas la donnée première. Cette donnée première est plutôt représentée par les éléments (qu’on appelle sensations dans un certain sens bien déterminé) … »
Les sensations sont donc les données premières, bien qu’elles ne soient « liées » qu’à des processus déterminés dans la matière organique ! Et, en énonçant cette énormité, Mach semble reprocher au matérialisme (à la « notion physique habituelle, généralement répandue »), de ne pas trancher la question de l’« origine » des sensations. Bel exemple des « réfutations » du matérialisme par les fidéistes et leurs caudataires. Quel autre point de vue philosophique « tranche » un problème pour la solution duquel on n’a pas encore réuni suffisamment de données ? Mach lui‑même ne dit‑il pas, dans le même paragraphe : « tant que ce problème (savoir « jusqu’où les sensations sont répandues dans le monde organique) ne sera résolu dans aucun cas spécial, il sera impossible de répondre à cette question » ?
La différence entre le matérialisme et la « doctrine de Mach » se réduit, par conséquent, en ce qui concerne cette question, à ce qui suit : le matérialisme, en plein accord avec les sciences de la nature, considère la matière comme la donnée première, et la conscience, la pensée, la sensation comme la donnée seconde, car la sensation n’est liée, dans sa forme la plus nette, qu’à des formes supérieures de la matière (la matière organique), et l’on ne peut que supposer « dans les fondements de l’édifice même de la matière l’existence d’une propriété analogue à la sensation. Telle est, par exemple, l’hypothèse du célèbre savant allemand Ernst Haeckel, du biologiste anglais Lloyd Morgan et de bien d’autres, sans parler de l’intuition de Diderot que nous avons citée plus haut. La doctrine de Mach se place à un point de vue opposé, idéaliste, et conduit d’emblée à une absurdité, car, premièrement, la sensation y est considérée comme donnée première, bien qu’elle ne soit liée qu’à des processus déterminés s’effectuant au sein d’une matière organisée de façon déterminée; en second lieu, son principe fondamental selon lequel les choses sont des complexes de sensations se trouve infirmé par l’hypothèse de l’existence d’autres êtres vivants et, en général, de « complexes » autres que le grand Moi donné.
Le petit mot « élément », que nombre de gens naïfs prennent (comme on le verra) pour une trouvaille, ne fait en réalité qu’embrouiller la question par un terme qui ne veut rien dire et crée un faux semblant de solution ou de progrès. Faux semblant, car en fait il reste encore à étudier et à étudier comment la matière qui n’est prétendument douée d’aucune sensibilité se lie à une autre matière, composée des mêmes atomes (ou électrons) et pourvue en même temps de la faculté très nette de sentir. Le matérialisme pose clairement cette question encore irrésolue, incitant par là même à sa solution et à de nouvelles recherches expérimentales. La doctrine de Mach, variété d’un idéalisme confus, obscurcit la question et en dévie l’étude du droit chemin au moyen d’un subterfuge verbal vide de sens : « élément ».
Voici un passage de l’écrit philosophique de Mach, son dernier ouvrage, récapitulatif et final, qui montre tout ce qu’il y a de faux dans ce subterfuge idéaliste. Nous lisons dans Connaissance et erreur : « Alors qu’il n’y a aucune difficulté à construire (aufzubauen) tout élément physique avec des sensations, c’est‑à‑dire avec des éléments psychiques, il est absolument impossible de se figurer (ist keine Möglichkeit abzusehen) la possibilité de se représenter (darstellen) un état psychique à l’aide des éléments, c’est‑à‑dire à l’aide de masses et de mouvements, en usage dans la physique moderne (en prenant ces éléments dans leur rigidité ‑ Starrheit, ‑ état qui n’est propre qu’à cette science spéciale)((E. Mach : Erkenntnis und Irrtum, 2. Auflage, 1906, p. 12, Annierkung.)). »
Engels parle souvent, avec toute la précision voulue, des conceptions rigides d’un grand nombre de savants contemporains versés dans les sciences de la nature, de leurs vues métaphysiques (au sens marxiste du mot, c’est‑à‑dire de leurs vues antidialectiques). Nous verrons plus loin que c’est justement sur ce point que Mach perd le nord, faute de comprendre ou de connaître les rapports entre relativisme et dialectique. Mais il n’est pas question de cela pour le moment. L’important pour nous, c’est de noter ici avec quel relief s’affirme l’idéalisme de Mach, en dépit d’une terminologie confuse que l’on prétend neuve. Il n ‘y a, paraît‑il, aucune difficulté à construire tout élément physique avec des sensations, c’est‑à‑dire avec des éléments psychiques ! Évidemment ! De telles constructions sont certainement faciles, parce qu’elles sont purement verbales, creuse servant parce qu’elles ne sont que de la scolastique à introduire en fraude le fidéisme. Rien d’étonnant après cela que Mach dédie ses œuvres aux immanentistes, et ceux‑ci, partisans de l’idéalisme philosophique le plus réactionnaire, se jettent à son cou. Le « positivisme moderne » d’Ernst Mach n’a en somme que près de deux siècles de retard : Berkeley a suffisamment démontré en son temps qu’« avec des sensations, c’est‑à‑dire avec des éléments psychiques », on ne peut « construire » rien d’autre que le solipsisme. Quant au matérialisme, auquel Mach oppose ici encore ses conceptions, sans nommer tout franc et tout net l’« ennemi », l’exemple de Diderot nous a montré quelle était la véritable façon de voir des matérialistes. Elle ne consiste pas à dégager la sensation du mouvement de la matière ou à l’y ramener, mais à considérer la sensation comme une des propriétés de la matière en mouvement. Sur ce point, Engels partageait le point de vue de Diderot. Il se séparait des matérialistes « vulgaires » tels que Vogt, Büchner et Moleschott, pour la raison, entre autres, qu’ils inclinaient à penser que le cerveau sécrète la pensée comme le foie sécrète la bile. Mais Mach, qui oppose sans cesse ses conceptions au matérialisme, ignore, bien entendu, tous les grands matérialistes, Diderot aussi bien que Feuerbach, Marx et Engels, exactement comme le font tous les professeurs officiels de la philosophie officielle.
Pour caractériser les vues premières et fondamentales d’Avenarius prenons son premier ouvrage philosophique personnel paru en 1876 : La Philosophie, conception du monde d’après le principe du moindre effort. Prolégomènes à la Critique de l’expérience pure. Bogdanov dit dans son Empiriomonisme (livre I, 2° édition, 1905, p. 9, en note) : « l’idéalisme philosophique a servi de point de départ au développement des conceptions de Mach, tandis que pour Avenarius, ce qui le caractérise dès le début, c’est une tendance réaliste. » Bogdanov dit cela, parce qu’il a cru Mach sur parole (voir l’Analyse des sensations, traduction russe, page 288). Mais bien à tort, et son assertion est diamétralement opposée à la vérité. L’idéalisme d’Avenarius ressort, au contraire, avec tant de relief dans l’ouvrage cité de 1876 qu’Avenarius lui-même a dû en convenir en 1891. Il écrit dans sa préface à la Conception humaine du monde : « Le lecteur de mon premier travail systématique : La Philosophie, etc., pensera aussitôt que je vais essayer de traiter des problèmes que comporte la Critique de l’expérience pure en partant avant tout du point de vue idéaliste » (Der menschliche Weltbegriff, 1891, Vorwort, p. IX), mais la « stérilité de l’idéalisme philosophique » m’a fait « douter que ma première voie fût la bonne » (p. X). Ce point de départ idéaliste d’Avenarius est généralement admis dans la littérature philosophique; j’en appelle à Cauwelaert, auteur français, qui qualifie le point de vue d’Avenarius, tel qu’il est exposé dans les Prolégomènes, d’« idéalisme moniste »((F. Van Cauwelaert : « L’Empiriocriticisme », dans la Revue néoscolastique, 1907, février, p. 51.
« Revue Néo‑Scolastique », revue théologico‑philosophique, fondée par une société philosophique catholique de Louvain (Belgique) ; parut de 1894 à 1909 sous la direction du cardinal Mercier.)); parmi les auteurs allemands, j’en appelle à l’élève d’Avenarius, Rudolf Willy, qui dit que, « dans sa jeunesse et surtout dans son premier écrit de 1876, Avenarius fut entièrement sous le charme (ganz im Banne) de ce qu’on appelle l’idéalisme gnoséologique »(( Rudolf Willy : Gegen die Schulweisheit. Eine Kritik der Philosophie, München, 1905, p. 170.)).
Il serait du reste ridicule de nier l’idéalisme des Prolégomènes dans lesquels Avenarius dit lui‑même explicitement que « seule la sensation peut être conçue comme existante » (pp. 10 et 65 de la seconde édition allemande; c’est nous qui soulignons). C’est ainsi qu’Avenarius expose lui‑même le contenu du § 16 de son ouvrage. Voici ce paragraphe en entier : « Nous avons reconnu que l’être (das Sciende) est une substance douée de sensibilité; la substance enlevée… [concevoir comme inexistants la « substance » et le monde extérieur est, voyez‑vous, « plus économique et demande « moins d’effort » !] … reste la sensation : l’être sera dès lors conçu comme une sensation dépourvue de tout substratum étranger à la sensation » (nichts Empfindungsloses).
Ainsi, la sensation existe sans la « substance », c’est‑à‑dire que la pensée existe sans le cerveau ! Existe‑t‑il vraiment des philosophes capables de défendre cette philosophie sans cervelle ? Il en existe. Le professeur Richard Avenarius est du nombre. Force nous est de nous arrêter un peu à cette défense, si difficile qu’il soit à un homme sain d’esprit de la prendre au sérieux. Voici le raisonnement d’Avenarius aux § § 89‑90 du même ouvrage :
« … La thèse selon laquelle le mouvement engendre la sensation ne repose que sur une expérience apparente. Cette expérience, dont certains actes constituent la perception, consisterait à susciter la sensation dans une substance déterminée (cerveau) grâce à un mouvement (excitation) transmis à cette dernière et avec le concours d’autres conditions matérielles (du sang par exemple). Or, outre que ce fait n’a jamais été observé de façon directe (selbst) pour que cette expérience hypothétique fût dans tous ses détails une expérience véritable, il faudrait tout au moins avoir la preuve empirique que la sensation prétendument suscitée dans une substance déterminée par le mouvement transmis n’y existait pas auparavant sous une forme quelconque; de sorte que l’apparition de la sensation ne pourrait être expliquée que par un acte de création dû au mouvement transmis. Ainsi donc, seule la preuve qu’il n’y avait auparavant aucune sensation, si minime fût‑elle, là où la sensation apparaît maintenant, seule cette preuve pourrait établir un fait qui, marquant un certain acte de création, serait un contradiction avec toutes les autres expériences et transformerait foncièrement tout le reste de notre conception de la nature (Naturanschauung). Mais aucune expérience ne fournit ni ne peut fournir cette preuve. Au contraire, l’état d’une substance absolument dépourvue de sensation acquérant par la suite cette propriété n’est qu’une hypothèse. Et cette hypothèse complique et obscurcit notre connaissance au lieu de la simplifier et de la clarifier.
« Si la prétendue expérience d’après laquelle le mouvement transmis fait naître la sensation dans une substance qui, dès ce moment, commence à sentir s’est révélée à un examen plus attentif n’être qu’une apparence, elle contient par ailleurs, pourrait‑on dire, assez de données pour pouvoir constater l’origine, tout au moins relative, de la sensation dans le mouvement, à savoir : constater que la sensation existante, mais latente ou infime ou pour d’autres raisons inaccessible à notre conscience, est libérée ou accrue, ou élevée à la conscience par l’action du mouvement transmis. Mais ce mince vestige du contenu de l’expérience n’est, lui aussi, qu’apparence. Si, par une observation idéale, nous analysons un mouvement qui, émanant d’une, substance en mouvement A et transmis par divers centres intermédiaires, atteint la substance B, douée de sensibilité, nous établirons tout au plus que la sensibilité de la substance B se développe ou s’accroît au fur et à mesure que le mouvement est communiqué à cette dernière, mais nous n’établirons pas que c’est là une conséquence du mouvement … »
Nous citons à dessein, entièrement, cette réfutation du matérialisme par Avenarius, afin que le lecteur puisse voir vraiment de quels piètres sophismes se sert la philosophie empiriocriticiste « moderne ». Confrontons le raisonnement de l’idéaliste Avenarius et le raisonnement matérialiste de… Bogdanov, ne serait‑ce que pour le punir d’avoir trahi le matérialisme !
En des temps très reculés ‑ il y a bien neuf ans de cela quand Bogdanov, alors à demi rallié au « matérialisme des sciences de la nature » (c’est‑à‑dire partisan de la théorie matérialiste de la connaissance, adoptée d’instinct par l’immense majorité des savants contemporains), quand Bogdanov donc n’était encore qu’à moitié dérouté par le confusionniste Ostwald, il écrivait : « Depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, la coutume, en psychologie descriptive, consiste à diviser les faits de conscience en trois groupes : les sensations et les représentations, les sentiments, les impulsions… Le premier groupe comporte les images des phénomènes du monde extérieur ou intérieur, prises en elles‑mêmes par la conscience… Pareille image est appelée « sensation » lorsqu’elle est directement suscitée, au moyen des organes des sens, par un phénomène extérieur correspondant((A. Bogdanov : Les Eléments fondamentaux de la conception historique de la nature, Saint‑Pétersbourg, 1899, p. 216.)). » Un peu plus loin : « la sensation… surgit dans la conscience à la suite d’une impulsion du milieu extérieur, transmise par les organes des sens » (p. 222). Ou bien encore : « Les sensations forment la base de la vie de la conscience, sa liaison directe avec le monde extérieur » (p. 240). « A chaque moment du processus de la sensation, l’énergie de l’excitation extérieure se transforme en un fait de conscience » (p. 133). En 1905 même, Bogdanov ayant réussi, avec le concours bienveillant d’Ostwald et de Mach, à quitter la conception matérialiste en philosophie pour une conception idéaliste, écrit (par oubli !) dans l’Empiriomonisme : « On sait que l’énergie de l’excitation extérieure, après sa transformation dans l’appareil terminal du nerf en une forme « télégraphique » de courant nerveux, encore peu étudiée, mais étrangère à tout mysticisme, atteint d’abord les neurones disposés dans les centres dits « inférieurs » ‑ ganglionnaires, médullaires, sous‑corticaux, etc. » (livre I, 2° édition, 1905, p. 118).
Pour tout savant que la philosophie professorale n’a pas dérouté, de même que pour tout matérialiste, la sensation est en effet le lien direct de la conscience avec le monde extérieur, la transformation de l’énergie de l’excitation extérieure en un fait de conscience. Cette transformation, chacun l’a observée des millions de fois et continue de l’observer effectivement à tout instant. Le sophisme de la philosophie idéaliste consiste à considérer la sensation non pas comme un lien entre la conscience et le monde extérieur, mais comme une cloison, comme un mur séparant la conscience d’avec le monde extérieur; non pas comme l’image d’un phénomène extérieur correspondant à la sensation, mais comme la « seule donnée existante. » Avenarius n’a donné qu’une forme légèrement modifiée à ce vieux sophisme éculé de l’évêque Berkeley. Ne connaissant pas encore toutes les conditions des liaisons que nous observons constamment, entre la sensation et la matière organisée de façon déterminée, nous n’admettrons que l’existence de la sensation : voilà à quoi se ramène le sophisme d’Avenarius.
Mentionnons brièvement, pour achever de caractériser les principes idéalistes fondamentaux de l’empiriocriticisme, les représentants anglais et français de cette tendance philosophique. En ce qui concerne l’Anglais Karl Pearson, Mach déclare tout net « souscrire sur tous les points essentiels à ses conceptions gnoséologiques (erkenntniskritischen) » (Mécanique, édit. citée, p. IX). K. Pearson s’affirme à son tour d’accord avec Mach((Karl Pearson : The Grammar of Science, 2° ed., London, 1900, p. 326.)). Pour Pearson, les « choses réelles » sont des « impressions des sens » (sense impressions). Reconnaître l’existence des choses au‑delà des impressions des sens n’est, pour Pearson, que métaphysique. Pearson combat de la façon la plus décidée le matérialisme (sans connaître ni Feuerbach, ni Marx et Engels); ses arguments ne diffèrent pas de ceux qui ont été analysés plus haut. Avec cela, Pearson est si loin de vouloir simuler le matérialisme (ce qui est la spécialité des disciples russes de Mach), et tellement… imprudent que, sans imaginer de « nouvelles » appellations pour sa philosophie, il donne tout bonnement à ses propres conceptions, aussi bien qu’à celles de Mach, le nom d’« idéalistes » (ouvrage cité, p. 326) ! La généalogie de Pearson remonte en ligne droite à Berkeley et à Hume. La philosophie de Pearson, nous le verrons plus d’une fois dans la suite, se distingue de celle de Mach par une cohérence bien plus grande et bien plus profonde.
Mach a soin d’exprimer spécialement sa solidarité avec les physiciens français P. Duhem et Henri Poincaré(( Analyse des sensations, p. 4. Cf. la préface à Erkenntnis und Irrtum, 2° édit.)). Dans le chapitre consacré à la nouvelle physique, nous traiterons des conceptions philosophiques de ces écrivains, conceptions singulièrement confuses et inconséquentes. Il suffira de retenir ici que pour Poincaré les choses sont des « séries de sensations((Henri Poincaré : La Valeur de la science, Paris, 1905, passim. Il y a une traduction russe.)) » et que Duhem((P. Duhem : La Théorie physique, son objet et sa structure, Paris, cf. pp. 6 et 10.)) émet incidemment une opinion analogue.
Voyons maintenant de quelle manière Mach et Avenarius, convenant du caractère idéaliste de leurs premières conceptions les ont corrigées dans leurs œuvres ultérieures.