Matérialisme et empiriocriticisme
Lénine
III. La théorie de la connaissance de l’empiriocriticisme et du matérialisme dialectique (Fin)
5. L’espace et le temps
Reconnaissant l’existence de la réalité objective, c’est‑à‑dire de la matière en mouvement, indépendamment de notre conscience, le matérialisme est inévitablement amené à reconnaître aussi la réalité objective de l’espace et du temps, et ainsi il diffère, d’abord, du kantisme, pour lequel, comme pour l’idéalisme, l’espace et le temps sont des formes de la contemplation humaine, et non des réalités objectives. Les écrivains appartenant aux tendances les plus différentes et les penseurs quelque peu conséquents se rendent fort bien compte des divergences capitales existant sur cette question entre les deux courants principaux de la philosophie. Commençons par les matérialistes.
« L’espace et le temps, dit Feuerbach, ne sont pas de simples formes des phénomènes, mais des conditions essentielles (Wesensbedingungen)… de l’existence » (Werke, t. II, p. 332). Reconnaissant la réalité objective du monde sensible qui nous est donnée dans nos sensations, Feuerbach repousse naturellement la conception phénoméniste (comme dirait Mach de lui‑même) ou agnostique (comme s’exprime Engels) de l’espace et du temps : de même que les choses ou les corps ne sont pas de simples phénomènes, ni des complexes de sensations, mais des réalités objectives agissant sur nos sens, de même l’espace et le temps sont des formes objectives et réelles de l’existence, et non de simples formes des phénomènes. L’univers n’est que matière en mouvement, et cette matière en mouvement ne peut se mouvoir autrement que dans l’espace et dans le temps. Les idées humaines sur l’espace et le temps sont relatives, mais la somme de ces idées relatives donne la vérité absolue : ces idées relatives tendent, dans leur développement, vers la vérité absolue et s’en rapprochent. La variabilité des idées humaines sur l’espace et le temps ne réfute pas plus la réalité objective de l’un et de l’autre que la variabilité des connaissances scientifiques sur la structure de la matière et les formes de son mouvement ne réfute la réalité objective du monde extérieur.
Démasquant en Dühring le matérialiste inconséquent et confus, Engels le surprend justement à traiter des modifications du concept de temps (chose incontestable pour des philosophes contemporains tant soit peu réputés et appartenant aux tendances philosophiques les plus diverses), tout en évitant de donner une réponse nette à la question : l’espace et le temps sont‑ils réels ou idéaux ? Nos conceptions relatives de l’espace et du temps sont‑elles des approximations des formes objectivement réelles de l’existence ? Ou ne sont‑elles que des produits de la pensée humaine en voie de développement, d’organisation, d’harmonisation, etc. ? C’est là, et là seulement, qu’est le problème capital de la théorie de la connaissance sur lequel se divisent les tendances vraiment fondamentales de la philosophie. « Il ne nous importe pas du tout ici, écrit Engels, de savoir quels concepts se transforment dans la tête de M. Dühring. Il ne s’agit pas du concept de temps, mais du temps réel, dont M. Dühring ne se débarrasse nullement à si bon compte » (c’est‑à‑dire à l’aide de phrases sur la variabilité des concepts) (Anti‑Dühring, 5° éd. allemande, p. 41).
Voilà, semble‑t‑il, qui est tellement clair que les Iouchkévitch eux‑mêmes devraient comprendre le fond des choses. Engels oppose à Dühring la proposition généralement admise et qui tombe sous le sens de tout matérialiste, du caractère réel, c’est‑à‑dire de la réalité objective du temps, en affirmant qu’il est impossible de se débarrasser de la reconnaissance ou de la négation directes de cette proposition par des raisonnements sur la modification des concepts du temps et de l’espace. Il ne s’agit pas de faire nier à Engels la nécessité et la portée scientifique des recherches sur les changements et l’évolution de nos concepts du temps et de l’espace ; il s’agit de résoudre avec esprit de suite le problème gnoséologique, c’est‑à‑dire celui des sources et de la valeur de toute connaissance humaine en général. Tout philosophe idéaliste tant soit peu sensé, ‑ et Engels, parlant des idéalistes, entendait les idéalistes génialement logiques de la philosophie classique, ‑ admettra sans peine, sans renoncer à l’idéalisme, que nos concepts du temps et de l’espace évoluent et que par exemple, les concepts du temps et de l’espace se rapprochent, dans leur développement, de l’idée absolue de l’un et de l’autre, etc. On ne peut en philosophie s’en tenir de façon conséquente à un point de vue hostile à tout fidéisme et à tout idéalisme, si l’on n’admet pas nettement et résolument que nos concepts du temps et de l’espace reflètent, au cours de leur développement, le temps et l’espace objectivement réels, se rapprochant ici, comme en général, de la vérité objective.
« Car les formes fondamentales de tout Etre, expose Engels à Dühring, sont l’espace et le temps et un Etre en dehors du temps est une absurdité tout aussi grande qu’un Etre en dehors de l’espace » (ibid.).
Pourquoi Engels dut‑il recourir, dans la première moitié de cette phrase, à la répétition presque textuelle de Feuerbach, et, dans la seconde moitié, au rappel de la lutte contre les plus grandes absurdités du théisme, soutenue avec tant de succès par Feuerbach ? Parce que Dühring, comme on le voit au même chapitre d’Engels, n’a pas su joindre les deux bouts de sa philosophie sans se heurter tantôt à la « cause dernière » du monde, tantôt au « choc premier » (autre expression pour désigner Dieu, dit Engels). Dühring a probablement voulu être matérialiste et athée, avec non moins de sincérité que nos disciples de Mach veulent être marxistes, mais il n’a pas su appliquer avec esprit de suite une méthode philosophique susceptible d’enlever vraiment toute base à l’absurdité idéaliste et théiste. N’admettant pas la réalité objective du temps et de l’espace, ou tout au moins ne l’admettant pas de façon nette et distincte (Dühring erra et hésita sur ce point), cet auteur glisse fatalement, et non par hasard, sur un plan incliné jusqu’aux « causes dernières » et aux « chocs premiers », s’étant privé lui-même du critère objectif qui empêche de sortir des limites du temps et de l’espace. Si le temps et l’espace ne sont que des concepts, l’humanité qui les a créés a le droit de sortir de leurs limites, et les professeurs bourgeois ont le droit de toucher des émoluments de gouvernements réactionnaires pour défendre la légitimité de cette sortie, pour défendre, directement ou non, l’« absurdité » moyenâgeuse.
Engels a montré à Dühring que la négation de la réalité objective du temps et de l’espace est, en théorie, une confusion philosophique et, dans la pratique, une capitulation ou un aveu d’impuissance devant le fidéisme.
Voyez maintenant la « doctrine » du « positivisme moderne » à ce sujet. Nous lisons chez Mach : « L’espace et le temps sont des systèmes bien coordonnés (ou harmonisés, wohlgeordnete) de séries de sensations » (Mécanique, 3° édit. allemande, p. 498). Absurdité idéaliste évidente, qui est la conséquence obligée de la doctrine d’après laquelle les corps sont des complexes de sensations. D’après Mach, ce n’est pas l’homme avec ses sensations qui existe dans l’espace et le temps ; ce sont l’espace et le temps qui existent dans l’homme, qui dépendent de l’homme, qui sont créés par l’homme. Mach se sent glisser vers l’idéalisme et « résiste », en multipliant les restrictions et en noyant, comme Dühring, la question dans des dissertations interminables (voir surtout Connaissance et Erreur) sur la variabilité de nos concepts du temps et de l’espace, sur leur relativité, etc. Mais cela ne le sauve pas, ne peut pas le sauver, car on ne peut surmonter vraiment l’idéalisme, dans cette question, qu’en reconnaissant la réalité objective de l’espace et du temps. Et c’est justement ce que Mach ne veut à aucun prix. Il édifie une théorie gnoséologique du temps et de l’espace, fondée sur le principe du relativisme, rien de plus. Cet effort ne peut le mener qu’à l’idéalisme subjectif, comme. nous l’avons déjà montré en parlant de la vérité absolue et de la vérité relative.
Résistant aux conclusions idéalistes que ses principes imposent, Mach s’élève contre Kant et défend l’origine expérimentale du concept d’espace (Connaissance et Erreur, 2° édit. allem., pp. 350, 385). Mais si la réalité objective ne nous est pas donnée dans l’expérience (comme le veut Mach), cette objection adressée à Kant ne change en rien le fond, d’agnosticisme commun à Kant et à Mach. Si le concept d’espace est tiré de l’expérience sans refléter la réalité objective existant hors de nous, la théorie de Mach demeure idéaliste. L’existence de la nature dans le temps, évalué à des millions d’années à des époques antérieures à l’homme et à l’expérience humaine, démontre l’absurdité de cette théorie idéaliste.
« La physiologie, écrit Mach, voit dans le temps et l’espace des sensations d’orientation qui, avec les sensations provenant des organes des sens, déterminent le déclenchement (Auslösung) de réactions d’adaptation biologiquement utiles. Pour la physique, le temps et l’espace sont des relations de dépendance entre les éléments physiques » (ibid., p. 434).
Le relativiste Mach se borne à étudier le concept de temps sous divers rapports ! Et il piétine sur place, tout comme Dühring. Si les « éléments » sont des sensations, la dépendance des éléments physiques entre eux ne peut exister en dehors de l’homme, antérieurement à l’homme, antérieurement à la matière organique. Si les sensations de temps et d’espace peuvent donner à l’homme une orientation biologiquement utile, c’est exclusivement à la condition de refléter la réalité objective extérieure à l’homme : l’homme ne pourrait pas s’adapter biologiquement au milieu, si ses sensations ne lui en donnaient une représentation objectivement exacte. La théorie de l’espace et du temps est étroitement liée à la solution du problème gnoséologique fondamental : nos sensations sont‑elles les images des corps et des choses, ou les corps sont‑ils des complexes de nos sensations ? Mach ne fait qu’errer entre ces deux solutions.
La physique contemporaine, dit‑il, est encore dominée par la conception de Newton sur le temps et l’espace absolus (pp. 442‑444), sur le temps et l’espace comme tels. Cette conception « nous » paraît absurde, continue Mach, sans se douter, évidemment, de l’existence des matérialistes et de la théorie matérialiste de la connaissance. Mais cette conception était inoffensive (unschädlich, p. 442) dans la pratique, et c’est pourquoi la critique s’est longtemps abstenue d’y toucher.
Comme cette remarque naïve sur le caractère inoffensif de la pensée matérialiste trahit bien Mach ! Il est d’abord inexact de dire que « très longtemps » les idéalistes n’ont pas critiqué cette conception matérialiste ; Mach feint tout bonnement d’ignorer la lutte entre les théories idéaliste et matérialiste de la connaissance sur cette question ; il évite d’exposer clairement et nettement les deux points de vue. En second lieu, convenant du « caractère inoffensif » des vues matérialistes qu’il conteste, Mach ne fait en somme que reconnaître leur justesse. Comment en effet une erreur serait‑elle demeurée inoffensive des siècles durant ? Qu’est devenu le critère de la pratique avec lequel Mach a tenté de flirter ? La conception matérialiste de la réalité objective du temps et de l’espace ne peut être « inoffensive » que parce que les sciences de la nature ne vont pas au‑delà des limites du temps et de l’espace, au‑delà des limites du monde matériel, laissant ce soin aux professeurs de la philosophie réactionnaire. Ce « caractère inoffensif » équivaut à la justesse.
Ce qui est « nocif », c’est le point de vue idéaliste de Mach sur l’espace et le temps, car, d’abord, il ouvre largement la porte au fidéisme et, en second lieu, il incite Mach lui‑même à des conclusions réactionnaires. C’est ainsi que Mach écrivait, en 1872, qu’« il n’est pas obligatoire de se représenter les éléments chimiques dans un espace à trois dimensions » (Erhaltung der Arbeit, pp. 29 et 55). Le faire, c’est « s’imposer une restriction inutile. Point n’est besoin de situer les objets purement mentaux (das bloss Gedachte) dans l’espace, c’est‑à‑dire par rapport au visible et au tangible, de même qu’il n’est pas besoin de les concevoir comme ayant une certaine intensité de son » (p. 27). « Le fait qu’on n’est pas parvenu jusqu’ici à formuler une théorie satisfaisante de l’électricité, vient peut‑être de ce qu’on a voulu expliquer à tout prix le phénomène électrique par des processus moléculaires dans un espace à trois dimensions » (p. 30).
Raisonnement absolument juste au point de vue de la doctrine franche et claire de Mach, défendue par ce dernier en 1872 : si les molécules, les atomes, en un mot les éléments chimiques ne peuvent être perçus par les sens, c’est qu’ils ne sont « que des objets purement mentaux » (das bloss Gedachte). Et s’il en est ainsi, si l’espace et le temps n’ont pas de signification objective réelle, il est évident que rien ne nous oblige à nous représenter les atomes comme situés dans l’espace ! Que la physique et la chimie « se circonscrivent » dans un espace à trois dimensions où se meut la matière, les éléments de l’électricité peuvent néanmoins être recherchés dans un espace autre que celui à trois dimensions !
On comprend que nos disciples de Mach aient bien soin de passer sous silence cette absurdité, quoique Mach la répète en 1906 (Connaissance et Erreur, 2° édit., p. 418), car ils devraient alors poser de front, sans subterfuges et sans tentatives de « conciliation » des contraires, la question des conceptions idéaliste et matérialiste de l’espace. On comprend aussi pourquoi, dès les années 70, à une époque où Mach, totalement inconnu, se voyait même refuser ses articles par les « physiciens orthodoxes », un des chefs de l’école immanente, Anton von Leclair, s’emparait justement de ce raisonnement de Mach pour l’exploiter à fond comme une répudiation remarquable du matérialisme et comme une reconnaissance de l’idéalisme ! En ce temps‑là Leclair n’avait pas encore imaginé ou emprunté à Schuppe et Schubert-Soldern ou J. Rehmke la « nouvelle » enseigne d’« école immanente », se qualifiant tout bonnement d’idéaliste critique((Anton von Leclair, Der Realismus der modernen Naturwissenschaft im Lichte der von Berkeley und Kant angebahnten Erkenntaiskritik, Prag., 1789.)). Les propos cités poussèrent ce défenseur déterminé du fidéisme, qu’il préconise nettement dans toutes ses œuvres philosophiques, à proclamer aussitôt Mach un grand philosophe, « un révolutionnaire au meilleur sens du mot » (p. 252). Et il avait parfaitement raison. Le raisonnement de Mach atteste son passage du camp des sciences de la nature à celui du fidéisme. En 1872 comme en 1906, les sciences de la nature ont cherché, cherchent et trouvent ou du moins sont près de découvrir ‑ l’atome de l’électricité, l’électron, dans un espace à trois dimensions. Les sciences de la nature ne s’attardent pas au fait que la matière qu’elles étudient existe uniquement dans un espace à trois dimensions et que, par suite, les particules de cette matière, fussent‑elles infimes au point d’être invisibles pour nous, existent « nécessairement » dans le même espace à trois dimensions. Au cours des trois décades et plus écoulées depuis 1872 et marquées par les progrès prodigieux et vertigineux de la science dans la connaissance de la structure de la matière, la conception matérialiste de l’espace et du temps est restée « inoffensive », c’est‑à‑dire tout aussi conforme qu’auparavant aux sciences de la nature, tandis que la conception contraire de Mach et Cie n’a été qu’une capitulation « nocive » devant le fidéisme.
Dans sa Mécanique, Mach défend les mathématiciens qui étudient la question des espaces imaginaires à n dimensions, contre l’accusation les rendant responsables des conclusions « monstrueuses » que l’on tire de leurs recherches. Défense parfaitement fondée, c’est indéniable ; mais voyez la position gnoséologique que Mach adopte dans cette défense. Les mathématiques modernes, dit‑il, ont posé la question, très importante et très utile, de l’espace à n dimensions, espace concevable, mais, comme « cas réel » (ein wirklieher Fall), il ne reste que l’espace à trois dimensions (3° édit., pp. 483‑485). C’est pourquoi « nombre de théologiens qui éprouvent des difficultés en ce sens qu’ils ne savent où placer l’enfer », et aussi des spirites ont eu tort de vouloir tirer parti de la quatrième dimension (ibid.).
Très bien ! Mach ne veut pas marcher en compagnie des théologiens et des spirites. Et comment s’en sépare‑t‑il dans sa théorie de la connaissance ? En constatant que l’espace à trois dimensions est le seul espace réel ! Mais que vaut cette défense contre les théologiens et Cie, si vous ne reconnaissez pas à l’espace et au temps une réalité objective ? Il s’ensuit donc que vous employez la méthode des emprunts tacites au matérialisme quand il s’agit de s’écarter des spirites. Car les matérialistes, voyant dans le monde réel, dans la matière que nous percevons, une réalité objective, ont le droit d’en conclure que, quelles qu’elles soient, les fantaisies humaines et les fins qu’elles poursuivent sont irréelles, si elles sortent des limites de l’espace et du temps. Et vous, messieurs les disciples de Mach, vous déniez, dans votre lutte contre le matérialisme, à la « réalité » l’existence objective, et vous la réintroduisez subrepticement, dès qu’il s’agit de combattre l’idéalisme conséquent, franc et intrépide jusqu’au bout ! Si, dans le concept relatif du temps et de l’espace, il n’y a rien que relativité, s’il n’existe aucune réalité objective (=indépendante de l’homme et de l’humanité), reflétée dans ces concepts relatifs, pourquoi l’humanité, pourquoi la plupart des hommes n’auraient‑ils pas le droit de concevoir des êtres en dehors du temps et de l’espace ? Si Mach a le droit de chercher les atomes de l’électricité ou les atomes en général hors de l’espace à trois dimensions, pourquoi la majeure partie de l’humanité ne serait‑elle pas en droit de chercher les atomes ou les fondements de la morale hors de l’espace à trois dimensions ?
« On n’a pas encore vu, écrit Mach au même endroit, d’accoucheur qui ait pu aider à un accouchement au moyen de la quatrième dimension. »
Excellent argument, mais uniquement pour ceux qui voient dans le critère de la pratique la confirmation de la vérité objective, de la réalité objective de notre monde sensible. Si nos sensations nous donnent une image objectivement fidèle du monde extérieur existant indépendamment de nous, alors cet argument se référant à l’accoucheur et à toute l’activité pratique humaine, vaut bien quelque chose. Mais alors c’est la doctrine de Mach qui ne vaut rien comme tendance philosophique.
« J’espère, continue Mach, qui renvoie le lecteur à son travail de 1872, que personne n’invoquera pour des histoires de revenants (die Kosten einer Spukgeschichte bestreiten) ce que j’ai dit ou écrit à ce propos. »
Il n’est pas permis d’espérer que Napoléon ne soit pas mort le 5 mai 1821. Il n’est pas permis d’espérer que la doctrine de Mach, qui a déjà servi et continue de servir aux immanents, ne serve pas à des « histoires de revenants » !
Pas seulement aux immanents, comme nous le verrons plus loin. L’idéalisme philosophique n’est qu’une histoire de revenants dissimulée et travestie. Voyez plutôt les représentants français et anglais de l’empiriocriticisme, moins maniérés que les représentants allemands de cette tendance philosophique. Poincaré dit que les concepts de l’espace et du temps sont relatifs et que, par conséquent (« par conséquent » pour les non‑matérialistes, en effet), « ce n’est pas la nature qui nous les impose » .(ces concepts) ; « c’est nous qui les imposons à la nature, parce que nous les trouvons commodes » (l.c., p. 6). L’enthousiasme des kantiens allemands n’est‑il pas dès lors justifié ? N’est‑elle pas confirmée, l’assertion d’Engels selon laquelle les doctrines philosophiques conséquentes doivent tenir pour l’élément primordial ou la nature ou la pensée humaine ?
Les conceptions du disciple anglais de Mach Karl Pearson sont nettement définies. « Nous ne pouvons affirmer, dit‑il, que l’espace et le temps aient une existence réelle ; ils ne se trouvent pas dans les choses, mais dans notre façon (our mode) de percevoir les choses » (l.c., p. 184). Idéalisme franc et net. « De même que l’espace, le temps est un des modes (textuellement, un des plans) dont use la faculté humaine de connaître, cette grande machine à classer, pour mettre en ordre (arranges) ses matériaux » (ibid.). La conclusion finale de K. Pearson, qu’il expose, selon son habitude, en des thèses précises et claires, est ainsi formulée : « L’espace et le temps ne sont pas des réalités du monde phénoménal (phenomenal world), mais des façons (modes) dont nous percevons les choses. Ils ne sont ni infinis ni divisibles à l’infini, étant, dans leur essence (essentially), limités par le contenu de nos perceptions » (p. 191, conclusions du chapitre V sur l’espace et le temps).
Ennemi probe et consciencieux du matérialisme, Pearson, avec qui, nous le répétons, Mach s’est entièrement solidarisé à maintes reprises, et qui de son côté se déclare ouvertement d’accord avec Mach, ne donne pas à sa philosophie d’étiquette spéciale, mais nomme sans détour les philosophes classique dont il continue la lignée : Hume et Kant (p. 192) !
Et s’il s’est trouvé en Russie des naïfs pour croire que la doctrine de Mach apporte une solution « nouvelle » au problème de l’espace et du temps, dans la littérature anglaise par contre les savants d’un côté et les philosophes idéalistes de l’autre ont immédiatement et nettement pris position à l’égard du disciple de Mach K. Pearson. Voici, par exemple, l’appréciation du biologiste Lloyd Morgan : « Les sciences de la nature, en tant que telles, considèrent le monde phénoménal comme extérieur à l’esprit de l’observateur et indépendant de lui », tandis que le professeur Pearson adopte une « attitude idéaliste »(( Natural Science, vol. I, 1892, p. 300.)). « Je suis d’avis que les sciences de la nature ont, en tant que sciences, toutes les raisons, de traiter l’espace et le temps comme des catégories purement objectives. Le biologiste est en droit, me semble‑t‑il, de considérer la distribution des organismes dans l’espace, et le, géologue, leur distribution dans le temps, sans s’attarder à expliquer au lecteur qu’il ne s’agit là que de perceptions sensibles, de perceptions sensibles accumulées, de certaines formes de perceptions. Tout cela est peut‑être très bien, mais c’est déplacé en physique et en biologie » (p. 304). Lloyd Morgan est un représentant de cet agnosticisme qu’Engels qualifia de « matérialisme honteux »; et quelque « conciliantes » que soient les tendances de cette philosophie, il ne lui a pas été possible de concilier les vues de Pearson avec les sciences de la nature. Chez Pearson, dit un autre critique((I. M. Bentley sur Pearson dans The Philosophical Review, vol. VI, 5, 1897 Septemb . p. 523.)), on a « d’abord l’esprit dans l’espace, et puis l’espace dans l’esprit ». « Il est hors de doute, répond R.J. Ryle, défenseur de K. Pearson, que la théorie de l’espace et du temps à laquelle est attaché le nom de Kant, est l’acquisition, positive la plus importante de la théorie idéaliste de la connaissance humaine depuis l’évêque Berkeley. Et l’un des caractères les plus remarquables de la Grammaire de la Science de Pearson, c’est que nous y trouvons, peut-être pour la première fois sous la plume d’un savant anglais, la reconnaissance sans réserve de la théorie de Kant, aussi bien que son exposé clair et précis » …
Ainsi, ni les disciples anglais de Mach, ni leurs adversaires du camp des scientifiques, ni leurs partisans du camp des philosophes de métier n’ont l’ombre d’un doute quant au caractère idéaliste de la doctrine de Mach sur le temps et l’espace. Quelques écrivains russes se réclamant du marxisme sont les seuls à « ne pas l’avoir remarqué ».
« Certaines vues d’Engels, écrit par exemple V. Bazarov dans les Essais (p. 67), comme sa représentation du temps et de l’espace « purs », ont maintenant vieilli. »
Allons donc ! Les conceptions du matérialiste Engels ont vieilli, mais les conceptions de l’idéaliste Pearson ou de l’idéaliste confusionniste Mach sont tout ce qu’il y a de plus neuf ! Le plus curieux ici, c’est que Bazarov ne doute même pas qu’on puisse regarder les idées sur l’espace et le temps, à savoir : la reconnaissance ou la négation de leur réalité objective, comme des « vues particulières » par opposition au « point de départ de la conception du monde », dont il est question dans la phrase suivante du même auteur. Exemple frappant des « pauvres soupes éclectiques » auxquelles faisait allusion Engels en parlant de la philosophie allemande des années 80. Car opposer le « point de départ » de la conception matérialiste de Marx et Engels à leurs « vues particulières » sur la réalité objective du temps et de l’espace, c’est énoncer un non‑sens aussi criant que si l’on prétendait opposer le « point de départ » de la théorie économique de Marx à ses « vues particulières » sur la plus‑value. Détacher la doctrine d’Engels sur la réalité objective du temps et de l’espace de sa théorie de la transformation des « choses en soi » en « choses pour nous », de sa reconnaissance de la vérité objective et absolue, plus précisément de la réalité objective qui nous est donnée dans la sensation, ‑ la détacher de sa reconnaissance des lois naturelles, de la causalité et de la nécessité objectives, c’est faire un hachis d’une philosophie qui est toute d’une seule pièce. Comme tous les disciples de Mach, Bazarov a fait fausse route en confondant la variabilité des concepts humains du temps et de l’espace, leur caractère exclusivement relatif, avec l’invariabilité du fait que l’homme et la nature n’existent que dans le temps et l’espace ; or, les êtres créés en dehors du temps et de l’espace par le cléricalisme et nourris par l’imagination des foules exploitées et maintenues dans l’ignorance, ne sont que les produits d’une fantaisie maladive, les subterfuges de l’idéalisme philosophique, les mauvais produits d’un mauvais régime social. Les vues de la science sur la structure de la matière, sur la composition chimique des aliments, sur l’atome ou sur l’électron, peuvent, vieillir et vieillissent chaque jour ; mais des vérités telle que : l’homme ne peut se nourrir de pensées et l’amour, purement platonique ne peut être fécond, ne peuvent pas vieillir. Or, la philosophie qui nie la réalité objective du, temps et de l’espace est aussi absurde, aussi fausse, aussi pourrie en dedans que la négation de ces vérités. Les artifices des idéalistes et des agnostiques sont, en somme, aussi hypocrites que la propagande de l’amour platonique par les pharisiens !
Pour illustrer cette distinction entre la relativité de nos concepts du temps et de l’espace et l’opposition absolue sur ce point des tendances matérialiste et idéaliste dans les limites de la gnoséologie, je citerai encore quelques lignes d’un « empiriocriticiste » très vieux et très pur, précisément de Schulze‑Aenesidemus, disciple de Hume. Il écrivait en 1792 :
« Si on conclut des idées aux « choses extérieures à nous », « l’espace et le temps sont quelque chose de réel, extérieur à nous et existant dans la réalité, car les corps ne se conçoivent que dans un espace existant (vorhandenen), et les changements ne se conçoivent que dans un temps existant » (l.c., p. 100).
Justement ! Répudiant de façon catégorique le matérialisme et la moindre concession à ce dernier, Schulze, disciple de Hume, exposait en 1792 les rapports du problème de l’espace et du temps avec celui de la réalité objective extérieure à nous, en des termes identiques à ceux dont s’est servi le matérialiste Engels en 1894 (la dernière préface d’Engels à l’Anti‑Dühring est datée du 23 mai 1894). Cela ne veut point dire que nos représentations du temps et de l’espace ne se soient pas modifiées en cent ans, qu’une quantité énorme de faits nouveaux n’ait pas été recueillie sur le développement de ces représentations (faits auxquels se réfèrent Vorochilov‑Tchernov et Vorochilov‑Valentinov dans leur prétendue réfutation d’Engels) ; cela signifie seulement que la corrélation du matérialisme et de l’agnosticisine, en tant que tendances philosophiques fondamentales, n’a pu changer quelles que soient les étiquettes « nouvelles » dont se parent nos disciples de Mach.
Bogdanov lui non plus n’ajoute rien, mais absolument rien, si ce n’est quelques étiquettes « nouvelles » à la vieille philosophie de l’idéalisme et de l’agnosticisme. Lorsqu’il répète les raisonnements de Hering et de Mach sur la discrimination de l’espace physiologique et de l’espace géornétrique ou de l’espace de la perception sensible et de l’espace abstrait (Empiriomonisme, l, p.26) il reprend en entier l’erreur de Dühring. Une chose est de savoir comment à l’aide de différents organes des sens l’homme perçoit l’espace et comment au cours d’un long développement historique se forme, à partir de ces perceptions, l’idée abstraite d’espace ; autre chose est de savoir si une réalité objective, indépendante de l’humanité, correspond à ces perceptions et à ces idées humaines. Cette dernière question, bien qu’elle soit la seule question philosophique proprement dite Bogdanov « ne l’a pas remarquée » sous un fouillis de recherches de détail concernant la première question ; aussi n’a‑t‑il pas pu opposer nettement le matérialisme d’Engels à la doctrine confuse de Mach.
Tout comme l’espace le temps « est une forme de coordination sociale de l’expérience d’hommes différents » (ibid., p. 34) ; leur « objectivité » est une « valeur générale » (ibid.).
C’est faux d’un bout à l’autre. La religion qui exprime une coordination sociale de l’expérience de la plus grande partie de l’humanité a, elle aussi, une valeur générale. Mais les idées religieuses sur le passé de la terre ou sur la création du monde, par exemple, ne correspondent à aucune réalité objective. Une réalité objective correspond à la conception scientifique de l’existence de la terre, dans un espace déterminé par rapport aux autres planètes, pendant une durée déterminée antérieurement à toute socialité, antérieurement à l’humanité, antérieurement à la matière organique (bien que cette conception soit aussi relative à chaque degré du développement de la science que l’est la religion à chacun des stades de son évolution). Pour Bogdanov, les différentes formes de l’espace et du temps s’adaptent à l’expérience des hommes et à leur faculté de connaître. En réalité, c’est juste le contraire qui a lieu : notre « expérience » et notre connaissance s’adaptent de plus en plus à l’espace et au temps objectifs, en les reflétant avec toujours plus d’exactitude et de profondeur.