Matérialisme et empiriocriticisme
Lénine
IV. Les philosophes idéalistes, frères d’armes et successeurs l’empiriocriticisme
8. Comment J. Dietzgen put-il plaire aux philosophes réactionnaires ?
L’exemple précité de Hellfond implique déjà une réponse à cette question, et nous ne suivrons pas les innombrables cas où, nos disciples de Mach traitèrent J. Dietzgen à la manière de Hellfond. Il sera plus utile de citer, afin de démontrer ses faiblesses, quelques réflexions de J. Dietzgen lui‑même.
« La pensée est fonction du cerveau », dit J. Dietzgen (Das Wesen der menschlichen Kopfarbeit, 1903, p. 52. Il y a une traduction russe : L’essence du travail cérébral). « La pensée est le produit du cerveau… Ma table à écrire, contenu de ma pensée, coïncide avec cette pensée, ne s’en distingue pas. Mais hors de ma tête, cette table à écrire, objet de ma pensée, en est tout à fait différente » (p. 53). Ces propositions matérialistes parfaitement claires sont cependant complétées chez Dietzgen par celle‑ci : « Mais la représentation qui ne provient pas des sens est également sensible, matérielle, c’est‑à‑dire réelle… L’esprit ne se distingue pas plus de la table, de la lumière, du son que ces choses ne se distinguent les unes des autres » (p. 54). L’erreur est ici évidente. Que pensée et matière soient « réelles », c’est‑à-dire qu’elles existent, cela est juste. Mais dire que la pensée est matérielle, c’est faire un faux pas vers la confusion du matérialisme et de l’idéalisme. Au fond, c’est plutôt chez Dietzgen une expression inexacte, ‑ il s’exprime en effet ailleurs en termes plus précis : « L’esprit et la matière ont au moins ceci de commun qu’ils existent » (p. 80). « La pensée est un travail corporel, affirme Dietzgen. J’ai besoin, pour penser, d’une matière à laquelle je puisse penser. Cette matière nous est, donnée dans les phénomènes de la nature et de la vie… La matière est la limite de l’esprit ; l’esprit ne peut sortir des limites de la matière. L’esprit est le produit de la matière, mais la matière est plus que le produit de l’esprit… » (p. 64). Les disciples de Mach s’abstiennent d’analyser ces raisonnements matérialistes du matérialiste J. Dietzgen ! Ils préfèrent se cramponner à ce qu’il y a chez lui d’inexact et de confus. Dietzgen dit, par exemple, que les savants ne peuvent être « idéalistes qu’en dehors de leur spécialité » (p. 108). En est‑il bien ainsi et pourquoi ? Les disciples de Mach n’en soufflent mot. Mais, à la page précédente, Dietzgen reconnaît « le côté positif de l’idéalisme contemporain » (p. 106) et « l’insuffisance du principe matérialiste », ce qui est propre à réjouir les disciples de Mach ! La pensée mal exprimée de Dietzgen est que la différence entre la matière et l’esprit aussi relative, n’est pas excessive (p. 107). Cela est juste, mais on en peut déduire l’insuffisance du matérialisme métaphysique, antidialectique, et non l’insuffisance du matérialisme tout court.
« La simple vérité scientifique ne se fonde pas sur la personnalité. Ses bases sont en dehors (c’est‑à‑dire en dehors de la personnalité), dans ses matériaux ; c’est la vérité objective… Nous nous disons matérialistes… Le propre des philosophes matérialistes, c’est de situer à l’origine, au commencement de tout, le monde matériel. Quant à l’idée ou à l’esprit, ils les considèrent comme une conséquence, tandis que leurs adversaires déduisent, à l’exemple de la religion, les choses des mots… et le monde matériel de l’idée » (Kleinere philosophische Schriften, 1903, pp. 59 et 62). Les disciples de Mach passent sous silence cette reconnaissance de la vérité objective et cette répétition de là définition du matérialisme formulée par Engels. Mais Dietzgen dit : « Nous pourrions avec autant de raison nous dire idéalistes, notre système reposant sur le résultat d’ensemble de la philosophie, sur l’analyse scientifique de l’idée, sur l’intelligence claire de la nature de l’esprit » (p. 63). Il n’est pas difficile de se cramponner à cette phrase manifestement erronée pour abdiquer le matérialisme. En réalité, l’expression est plus erronée chez Dietzgen que l’idée maîtresse qui se contente d’indiquer que l’ancien matérialisme ne savait pas analyser scientifiquement les idées (à l’aide du matérialisme historique).
Voici le raisonnement que fait J. Dietzgen sur l’ancien matérialisme : « De même que notre conception de l’économie politique, notre matérialisme est une conquête scientifique, historique. Nous nous différencions aussi bien des socialistes d’antan que des matérialistes d’autrefois. Nous n’avons de commun avec ces derniers que la conception de la matière, prémisse ou base première de l’idée » (p. 140). Ce « nous n’avons que » est bien caractéristique ! Il embrasse tous les fondements gnoséologiques du matérialisme à la différence de l’agnosticisme, de la doctrine de Mach et de l’idéalisme. Mais Dietzgen tient surtout à se désolidariser du matérialisme vulgaire.
Nous trouvons en revanche, plus loin un passage absolument faux : « Le concept de matière doit être élargi. Il faut y rapporter tous les phénomènes réels et, par suite, notre faculté de connaître, d’expliquer » (p. 141). On ne peut, avec ce brouillamini, que confondre le matérialisme et l’idéalisme sous le prétexte d’« élargir » le premier. Exciper de cet « élargissement », c’est perdre de vue la base de la philosophie de Dietzgen, la reconnaissance de la matière, élément primordial et « limite de l’esprit ». De fait Dietzgen se corrige, lui-même, un peu plus bas. « Le tout régit la partie ; la matière l’esprit » (p. 142)… « En ce sens nous pouvons considérer le monde matériel… comme la cause première, comme le créateur du ciel et de la terre » (p. 142). C’est assurément une confusion que de prétendre embrasser, dans la notion de matière, la pensée, comme le répète Dietzgen dans ses Excursions (ouvrage cité, p. 214), car alors l’opposition gnoséologique de la matière et de l’esprit, du matérialisme et de l’idéalisme, opposition sur laquelle Dietzgen insiste lui-même, perd sa raison d’être. Que cette opposition ne doive pas être « excessive », exagérée, métaphysique, cela ne fait aucun doute (et le grand mérite du matérialiste dialectique Dietzgen est de l’avoir souligné). Les limites de la nécessité absolue et de la vérité absolue de cette opposition relative sont précisément celles qui déterminent l’orientation des recherches gnoséologiques. Opérer en dehors de ces limites avec l’opposition de la matière et de l’esprit, du physique et du psychique, comme avec une opposition absolue, serait une grave erreur.
Au contraire d’Engels, Dietzgen exprime ses idées de façon vague, diffuse et nébuleuse. Mais, laissant de côté les défauts de son exposé et les erreurs de détail, c’est à bon escient qu’il défend la « théorie matérialiste de la connaissance » (p. 222 et aussi p. 271), le « matérialisme dialectique » (p. 224). « La théorie matérialiste de la connaissance, dit J. Dietzgen, se réduit à constater que l’organe humain de la connaissance n’émet aucune lumière métaphysique, mais est une parcelle de la nature reflétant d’autres parcelles de la nature » (pp. 222‑223). « La faculté de connaître n’est pas une source surnaturelle de vérité, mais un instrument‑miroir reflétant les objets du monde ou la nature » (p. 243). Nos profonds disciples de Mach éludent l’analyse de chaque proposition de la théorie matérialiste de la connaissance de J. Dietzgen pour ne considérer que ses écarts de cette théorie, ses obscurités, ses confusions. J. Dietzgen a pu plaire aux philosophes réactionnaires parce qu’il tombe çà et là dans la confusion. Or, où il y a confusion, on est sûr ‑ cela va de soi ‑ de trouver les disciples de Mach.
Marx écrivait à Kugelmann le 5 décembre 1868 : « Il y a déjà quelque temps que Dietzgen m’a envoyé une partie d’un manuscrit sur la Faculté de penser. Bien qu’on puisse lui reprocher une certaine confusion et des répétitions trop nombreuses, ce travail contient beaucoup de choses remarquables, surprenantes même si l’on considère qu’il est l’œuvre d’un ouvrier » (p. 53 de la trad. russe). M. Valentinov cite ce passage sans songer à se demander où est la confusion aperçue par Marx chez Dietzgen : en ce qui rapproche Dietzgen de Mach, ou en ce qui oppose celui-là à celui‑ci ? Ayant lu Dietzgen et la correspondance de Marx à la manière du Pétrouchka de Gogol, M. Valentinov ne pose pas cette question. Il n’est pourtant pas difficile d’y répondre. Marx a maintes fois appelé sa conception philosophique matérialisme dialectique, et l’Anti-Dühring d’Engels, que Marx avait lu d’un bout à l’autre en manuscrit, expose précisément cette conception. Même les Valentinov auraient donc pu comprendre que la confusion ne pouvait consister chez Dietzgen que dans ses écarts de l’application conséquente de la dialectique, du matérialisme conséquent, et plus particulièrement de l’Anti‑Dühring.
M. Valentinov et consorts ne se doutent‑ils pas maintenant que Marx ne put trouver confus chez Dietzgen que ce qui rapproche ce dernier de Mach, lequel est parti de Kant pour arriver non au matérialisme, mais à Berkeley et à Hume ? Mais peut‑être le matérialiste Marx qualifiait‑il justement de confusion la théorie matérialiste de la connaissance de J. Dietzgen et approuvait‑il les écarts du matérialisme chez cet auteur ? Peut‑être approuvait‑il ce qui était en désaccord avec l’Anti‑Dühring à la rédaction duquel il avait collaboré ?
Qui donc nos disciples de Mach, se réclamant du marxisme, veulent‑ils tromper en clamant à la face du monde que « leur » Mach a approuvé Dietzgen ? Nos paladins n’ont pas saisi que Mach n’a pu approuver Dietzgen que pour les raisons mêmes pour lesquelles Marx a qualifié ce dernier de confusionniste !
Dietzgen ne mérite pas, dans l’ensemble, un blâme aussi catégorique. C’est aux neuf dixièmes un matérialiste qui ne prétendit jamais ni à l’originalité, ni à une philosophie particulière, différente du matérialisme. Dietzgen a souvent parlé de Marx et jamais autrement que comme d’un chef de tendance (Kleinere philosophische Schriften, p. 4, 1873; Dietzgen souligne à la p. 95, en 1876, que Marx et Engels « avaient une formation philosophique nécessaire », c’est‑à‑dire une instruction philosophique ; à la p. 181, en 1886, il parle de Marx et d’Engels comme de « fondateurs reconnus » de la tendance). Dietzgen était marxiste, et le service que lui rendent Eugène Dietzgen et aussi, hélas ! Le camarade P. Dauge, en inventant le « naturmonisme », le « dietzgenisme », etc., ressemble fort au pavé de l’ours . Le « dietzgenisme » opposé au matérialisme dialectique n’est que confusion, n’est qu’évolution vers la philosophie réactionnaire, n’est qu’une tentative pour ériger en tendance les faiblesses de Joseph Dietzgen, et non ce qu’il y a de grand chez lui (cet ouvrier philosophe qui découvrit à sa manière le matérialisme dialectique, ne manque pas de grandeur).
Je me bornerai à montrer, à l’aide de deux exemples, comment le camarade P. Dauge et Eugène Dietzgen roulent vers la philosophie réactionnaire.
P. Dauge écrit dans la deuxième édition de l’Acquêt (p. 273) : « La critique bourgeoise elle‑même signale les affinités de la philosophie de Dietzgen avec l’empiriocriticisme et l’école immanente », et plus loin : « surtout avec Leclair » (dans l’extrait de la « critique bourgeoise ») .
Que P. Dauge apprécie et respecte J. Dietzgen, voilà qui n’est pas douteux. Mais il n’est pas moins douteux qu’il déshonore J. Dietzgen en citant sans protester l’appréciation d’un gratte‑papier bourgeois qui apparente l’ennemi le plus résolu du fidéisme et des professeurs, « ces laquais diplômés » de la bourgeoisie, à Leclair, propagandiste avéré du fidéisme et réactionnaire consommé. Il se peut que Dauge ait répété l’appréciation d’autrui sur les immanents Leclair, sans connaître lui‑même les écrits de ces réactionnaires. Que cela lui serve d’avertissement : le chemin qui va de Marx aux particularités de Dietzgen, puis a Mach et aux immanents, aboutit à un marais. Le rapprochement avec Leclair, comme celui avec Mach, fait ressortir Dietzgen le confusionniste aux dépens de Dietzgen le matérialiste.
Je défendrai J. Dietzgen contre P. Dauge. Je soutiens que J. Dietzgen n’a pas mérité la honte d’être rapproché de Leclair. Je puis me réclamer d’un témoin qui jouit de la plus grande autorité en cette matière : Schubert‑Solde philosophe tout aussi réactionnaire, fidéiste et « immanent » que Leclair. Schubert‑Soldern écrivait en 1896 : « Les social-démocrates s’apparentent volontiers à Hegel, à un titre plus ou moins (plutôt moins) légitime, mais ils matérialisent la philosophie de Hegel : cf . J. Dietzgen. L’absolu devient chez Dietzgen l’universum, et ce dernier, la chose en soi, le sujet absolu, dont les phénomènes sont les prédicats. Dietzgen ne s’aperçoit certes pas plus que Hegel qu’il fait d’une pure abstraction la base d’un processus concret… Hegel, Darwin, Haeckel et le matérialisme naturaliste se, rejoignent souvent chaotiquement chez Dietzgen » (Question sociale, p. XXXIII). Schubert‑Soldern voit plus clair dans les nuances philosophiques que Mach, qui loue tous ceux que l’on voudra jusqu’au kantien Jerusalem.
Eugène Dietzgen a ou la naïveté de se plaindre au public allemand que d’étroits matérialistes aient « offensé », en Russie, Joseph Dietzgen. Il a traduit en allemand les articles de Plékhanov et de Dauge sur. J. Dietzgen (voir J. Dietzgen : Erkenntnis und Wahrheit, Stuttgart, 1908, annexes). Le plaignant, le pauvre « naturmoniste », en a été pour ses frais : F. Mehring, qui s’y connaît un peu en philosophie et en marxisme, a écrit à ce sujet qu’au fond, Plékhanov raison contre Dauge (Neue Zeit((« Die Neue Zeit », revue théorique de la social‑démocratie allemande ; paraît à Stuttgart de 1883 à 1923. K. Kautsky en fut le rédacteur en chef jusqu’en octobre 1917 ; H. Cunow le remplace. C’est dans Die Neue Zeit que furent publiés pour la première fois quelques écrits de Marx et d’Engels : Critique du programme de Gotha de Karl Marx, Contribution à la critique du projet de programme social‑démocrate de 1891 de Friedrich Engels, etc. Celui‑ci ‑ par ses conseils – aida constamment la rédaction de la revue et souvent critiqua ses écarts du marxisme. Dans Die Neue Zeit collaboraient des militants en vue du mouvement ouvrier allemand et international de la fin du XIX° et du début du XX° siècle : A. Bebel, W. Liebknecht, R. Luxembourg, F. Mehring, Clara Zetkin, G. Plékhanov, Paul Lafargue, d’autres encore. A partir de la seconde moitié des années 90, après la mort d’Engels, la revue fit paraître systématiquement des articles de révisionnistes, compris une série d’articles de Bernstein « Les problèmes du socialisme », qui ouvrit la campagne des révisionnistes contre le marxisme. Pendant la première guerre mondiale la revue occupa une position centriste, en soutenant pratiquement les social-chauvins.)), 1908, n° 38, 19. Juni, en feuilleton, p. 432). Mehring ne doute point que J. Dietzgen ne se soit lourdement trompé en s’écartant de Marx et d’Engels (p. 431). Eugène Dietzgen a répondu à Mehring par une longue note larmoyante, où il en arrive à dire que J. Dietzgen peut servir « à concilier » « ces frères ennemis que sont les orthodoxes et les révisionnistes » (Neue Zeit, 1908, n° 44, 31. Juli, p. 652).
Nouvel avertissement, camarade Dauge : le chemin qui va de Marx au « dietzgenisme » et au « machisme » aboutit à un marais, non certes pour Jean, Pierre ou Paul, mais pour la tendance en question.
Ne criez pas, MM. les disciples de Mach, que j’en appelle aux « autorités compétentes » : vos clameurs contre les autorités signifient simplement que vous substituez les autorités bourgeoises (Mach, Petzoldt, Avenarius, les immanents) aux autorités socialistes (Marx, Engels, Lafargue, Mehring, Kautsky). Vous feriez donc mieux de ne pas soulever la question des « autorités » et du « principe d’autorité ».