Matérialisme et empiriocriticisme
Lénine
V. La révolution moderne dans les sciences de la nature et l’idéalisme philosophique
2. « La matière disparaît »
On trouve cette expression textuelle dans les descriptions que donnent des découvertes les plus récentes les physiciens contemporains. Ainsi, dans son livre L’évolution des sciences, L. Houllevigue intitule un chapitre traitant des nouvelles théories de la matière : « La matière existe‑telle ? ». « Voilà l’atome dématérialisé, dit‑il… la matière disparaît(( L. Houllevigue : L’évolution des sciences, Paris (A. Collin), 1908, pp. 63, 87, 88; cf. l’article du même auteur « Les idées des physiciens sur la matière » dans l’Année Psychologique, 1908.)). » Afin de montrer avec quelle facilité les disciples de Mach tirent de là des conclusions philosophiques radicales, prenons si vous voulez Valentinov. « La thèse selon laquelle l’explication scientifique du monde n’a de base solide « que dans le matérialisme », n’est que fiction, écrit cet auteur, et qui plus est, fiction absurde » (p. 67). Et Valentinov cite comme destructeur de cette fiction absurde le physicien italien bien connu, Augusto Righi, selon lequel la théorie des électrons « est moins une théorie de l’électricité qu’une théorie de la matière ; le nouveau système substitue tout bonnement l’électricité à la matière » (Augusto Righi. Die moderne Theorie der physikalischen Erscheinungen, Leipzig, 1905, p. 131. Il y a une traduction russe) Cette citation faite (p. 64), Valentinov s’exclame :
« Pourquoi Augusto Righi se permet‑il cet attentat à la sainte matière ? Serait‑il solipsiste, idéaliste, criticiste bourgeois, empiriomoniste, ou pis encore ? »
Cette remarque, qui paraît à M. Valentinov un trait mortel décoché aux matérialistes, révèle toute son ignorance virginale du matérialisme philosophique. M. Valentinov n’a rien compris à la relation véritable entre l’idéalisme philosophique et la « disparition de la matière ». Pour ce qui est de la « disparition de la matière » dont il parle à la suite des physiciens contemporains, elle n’a aucun rapport avec la distinction gnoséologique du matérialisme et de l’idéalisme. Adressons‑nous, pour élucider ce point, à l’un des disciples de Mach les plus conséquents et les plus lucides, K. Pearson. Le monde physique est formé, pour ce dernier, de séries de perceptions sensibles. Cet auteur donne de « notre modèle mental du monde physique » le diagramme, suivant, non sans préciser que les proportions n’y sont pas prises en considération (The Grammar of Science, p. 282).
Simplifiant son diagramme, K. Pearson en a complètement éliminé le problème des rapports de l’éther et de l’électricité ou des électrons positifs et négatifs. Mais il n’importe. L’important c’est que, du point de vue idéaliste de Pearson, les « corps » sont considérés comme des perceptions sensibles ; quant à la formation de ces corps à partir de particules, formées à leur tour à partir de molécules, etc., elle a trait aux changements dans le modèle du monde physique, et nullement à la question de savoir si les corps sont des symboles de sensations ou si les sensations sont des images de corps. Le matérialisme et l’idéalisme diffèrent par les solutions qu’ils apportent au problème des origines de notre connaissance, des rapports entre la connaissance (et le « psychique » en général) et le monde physique ; la question de la structure de la matière, des atomes et des électrons n’a trait qu’à ce « monde physique ». Lorsque les physiciens disent que « la matière disparaît », ils entendent par là que les sciences de la nature ramenaient jusqu’à présent tous les résultats des recherches sur le monde physique à ces trois concepts ultimes : la matière, l’électricité, l’éther ; or les deux derniers subsistent seuls désormais, car on peut ramener la matière à l’électricité et représenter l’atome semblable à un système solaire infiniment petit dans lequel des électrons négatifs gravitent avec une vitesse déterminée (extrêmement grande, comme nous l’avons vu) autour d’un électron positif. On arrive ainsi à ramener le monde physique à deux ou trois éléments au lieu de plusieurs dizaines (dans la mesure où les électrons positifs et négatifs représentent « deux matières fondamentales distinctes », comme s’exprime le physicien Pellat, cité par Rey, l.c., pp. 294‑295). Les sciences de la nature conduisent donc à l’« unification de la matière » (ibid.)((Cf. Oliver Lodge, Sur les électrons, Paris, 1906, p. 159 : « L’explication électrique de la matière », la reconnaissance de la « substance fondamentale » dans l’électricité constitue « l’achèvement théorique et prochain de ce que les philosophes ont toujours recherché, c’est-à‑dire l’unification de la matière ». Cf. aussi Augusto Righi : Ûber die Struktur der Materie, Leipzig, 1908 ; J. J. Thomson : The Corpuscular Theory of Matter, London 1907 ; P. Langevin : La physique des électrons, dans la Revue générale des sciences, 1905, pp. 257‑276.)), tel est le sens réel de la phrase sur la disparition de la matière, sur la substitution de l’électricité à la matière, etc., qui déroute tant de gens. « La matière disparaît », cela veut dire que disparaît la limite jusqu’à laquelle nous connaissions la matière, et que notre connaissance s’approfondit ; des propriétés de la matière qui nous paraissaient auparavant absolues, immuables, primordiales (impénétrabilité, inertie, masse, etc.) disparaissent, reconnues maintenant relatives, inhérentes seulement à certains états de la matière. Car l’unique « propriété » de la matière, que reconnaît le matérialisme philosophique, est celle d’être une réalité objective, d’exister hors de notre conscience.
L’erreur de la doctrine de Mach en général et de la nouvelle physique de Mach, c’est de ne pas prendre en considération cette base du matérialisme philosophique et ce qui sépare le matérialisme métaphysique du matérialisme dialectique. L’admission d’on ne sait quels éléments immuables, de l’« essence immuable des choses », etc., n’est pas le matérialisme ; c’est un matérialisme, métaphysique, c’est‑à‑dire antidialectique. J. Dietzgen soulignait pour cette raison que « l’objet de la science est infini », que « le plus petit atome » est aussi incommensurable, inconnaissable à fond, aussi inépuisable que l’infini, « la nature n’ayant dans toutes ses parties ni commencement ni fin » (Kleinere philosophische Schriften, pp. 229‑230). Engels citait pour cette raison, en critiquant le matérialisme mécaniste, la découverte de l’alizarine dans le goudron de houille. Si l’on veut poser la question au seul point de vue juste, c’est‑à‑dire au point de vue dialectique‑matérialiste, il faut se demander : les électrons, l’éther et ainsi de suite existent‑ils hors de la conscience humaine, en tant que réalité objective ou non ? A cette question les savants doivent répondre et répondent toujours sans hésiter par l’affirmative, de même qu’ils n’hésitent pas à admettre l’existence de la nature antérieurement à l’homme et à la matière organique. La question est ainsi tranchée en faveur du matérialisme, car le concept de matière ne signifie, comme nous l’avons déjà dit, en gnoséologie que ceci : la réalité objective existant indépendamment de la conscience humaine qui la réfléchit.
Mais le matérialisme dialectique insiste sur le caractère approximatif, relatif, de toute proposition scientifique concernant la structure de la matière et ses propriétés, sur l’absence, dans la nature, de lignes de démarcation absolues, sur le passage de la matière mouvante d’un état à un autre qui nous paraît incompatible avec le premier, etc. Quelque singulière que paraisse au point de vue du « bon sens » la transformation de l’éther impondérable en matière pondérable et inversement ; quelque « étrange » que soit l’absence, chez l’électron, de toute autre masse que la masse électromagnétique ; quelque inhabituelle que soit la limitation des lois mécaniques du mouvement au seul domaine des phénomènes de la nature et leur subordination aux lois plus profondes des phénomènes électro‑magnétiques, etc., tout cela ne fait que confirmer une fois de plus le matérialisme dialectique. La nouvelle physique a dévié vers l’idéalisme, principalement parce que les physiciens ignoraient la dialectique. Ils ont combattu le matérialisme métaphysique (au sens où Engels employait ce mot, et non dans son sens positiviste, c’est‑à‑dire inspiré de Hume) avec sa « mécanicité » unilatérale, et jeté l’enfant avec l’eau sale. Niant l’immuabilité des propriétés et des éléments de la matière connus jusqu’alors, ils ont glissé à la négation de la matière, c’est‑à‑dire de la réalité objective du monde physique. Niant le caractère absolu des lois les plus importantes, des lois fondamentales, ils ont glissé à la négation de toute loi objective dans la nature ; les lois naturelles, ont‑ils déclaré, ne sont que pures conventions, « limitation de l’attente », « nécessité logique », etc. Insistant sur le caractère approximatif, relatif, de nos connaissances, ils ont glissé à la négation de l’objet indépendant de la connaissance, reflété par cette dernière avec une fidélité approximative et une relative exactitude. Et ainsi de suite à l’infini.
Les réflexions de Bogdanov sur l’ » essence immuable des choses » exposées en 1899, les réflexions de Valentinov et de louchkévitch sur la « substance », etc., ne sont également que les fruits de l’ignorance de la dialectique. Il n’y a d’immuable, d’après Engels, que ceci : dans la conscience humaine (quand elle existe) se reflète le monde extérieur qui existe et se développe en dehors d’elle. Aucune autre « immuabilité », aucune autre « essence », aucune « substance absolue », au sens où l’entend la philosophie oiseuse des professeurs, n’existe pour Marx et Engels. L’« essence » des choses ou la « substance » sont aussi relatives ; elles n’expriment que la connaissance humaine sans cesse approfondie des objets, et si, hier encore cette connaissance n’allait pas au‑delà de l’atome et ne dépasse pas aujourd’hui l’électron ou l’éther, le matérialisme dialectique insiste sur le caractère transitoire, relatif, approximatif de tous ces jalons de la connaissance de la nature par la science humaine qui va en progressant. L’électron est aussi inépuisable que l’atome, la nature est infinie, mais elle existe infiniment ; et cette seule reconnaissance catégorique et absolue de son existence hors de la conscience et des sensations de l’homme, distingue le matérialisme dialectique de l’agnosticisme relativiste et de l’idéalisme.
Nous citerons deux exemples pour montrer les fluctuations inconscientes et spontanées de la physique moderne entre le matérialisme dialectique, qui reste ignoré des savants bourgeois, et le « phénoménisme » avec ses inévitables conclusions subjectivistes (et puis nettement fidéistes).
Augusto Righi, celui‑là même que M. Valentinov n’a pas su interroger sur la question du matérialisme qui l’intéressait pourtant, écrit dans l’introduction à son livre ‑ « La nature des électrons ou des atomes électriques demeure encore mystérieuse ; peut‑être la nouvelle théorie acquerra‑t‑elle néanmoins à l’avenir une grande valeur philosophique, dans la mesure où elle arrive à de nouvelles conclusions sur la structure de la matière pondérable et tend à ramener tous les phénomènes du monde extérieur à une origine unique.
« Du point de vue des tendances positivistes et utilitaires de notre temps, cet avantage peut n’avoir guère d’importance, et la théorie peut être d’abord considérée comme un moyen commode de mettre de l’ordre parmi les faits, de les confronter, de guider dans les recherches ultérieures. Mais si l’on témoigna par le passé d’une confiance peut-être trop grande en les facultés de l’esprit humain, et si l’on crut saisir trop aisément les causes ultimes de toutes choses, on est aujourd’hui enclin à tomber dans l’erreur opposée » (l.c., p.3).
Pourquoi Righi se désolidarise‑t‑il ici des tendances positivistes et utilitaires ? Parce que, ne professant sans doute aucun point de vue philosophique déterminé, il se cramponne d’instinct à la réalité du monde extérieur et à l’idée que la nouvelle théorie n’est pas uniquement une « commodité » (Poincaré), un « empiriosymbole » (louchkévitch), une « harmonisation de l’expérience » (Bogdanov) et autres subterfuges analogues du subjectivisme, mais un progrès dans la connaissance de la réalité objective. Si ce physicien avait pris connaissance du matérialisme dialectique, son jugement sur l’erreur opposée à celle de l’ancien matérialisme métaphysique eût peut-être le point de départ d’une juste philosophie. Mais l’ambiance même où vivent ces gens-là les écarte de Marx et d’Engels, et les jette dans les bras de la plus banale philosophie officielle.
Rey, lui aussi, ignore absolument la dialectique. Mais il est contraint de constater à son tour qu’il y a parmi les physiciens modernes des continuateurs des traditions du « mécanisme » (c’est‑à‑dire du matérialisme). Kirchhoff, Hertz, Boltzmann, Maxwell, Helmholtz, lord Kelvin ne sont pas les seuls, dit‑il, à suivre la voie du « mécanisme ». « Purs mécanistes, et à certains points de vue, plus mécanistes que quiconque, et représentant l’aboutissant du mécanisme, ceux qui, à la suite de Lorentz et de Larmor, formulent une théorie électrique de la matière et arrivent à nier la constance de la masse en en faisant une fonction du mouvement. Tous sont mécanistes, parce qu’ils prennent leur point de départ dans des mouvements réels » (c’est Rey qui souligne, pp. 290‑291).
« … Si, par exemple, les hypothèses récentes de Lorentz, de Larmor et de Langevin, arrivaient à avoir, grâce à certaines concordances expérimentales, une base suffisamment solide pour asseoir la systématisation physique, il serait certain que les lois de la mécanique actuelle ne seraient plus qu’une dépendance des lois de l’électromagnétisme ; elles en formeraient comme un cas spécial dans des limites bien déterminées. La constance de la masse, notre principe de l’inertie ne seraient plus valables que pour les vitesses moyennes des corps, le terme « moyen » étant pris par rapport à nos sens et aux phénomènes qui constituent notre expérience générale. Un remaniement général de la mécanique s’ensuivrait et, par suite, un remaniement général de la systématisation physique.
« Le mécanisme serait‑il abandonné ? En aucune façon la pure tradition mécaniste continuerait à être suivie, et le mécanisme suivrait les voies normales de son développement » (p. 295).
« La physique électronique, qui doit être rangée parmi les théories d’esprit général mécaniste, tend à imposer actuellement sa systématisation à la physique. Elle est d’esprit mécaniste, bien que les principes fondamentaux de la physique ne soient plus fournis par la mécanique, mais par les données expérimentales de la théorie de l’électricité, parce que : 1° Elle emploie des éléments figurés, matériels, pour représenter les propriétés physiques et leurs lois ; elle s’exprime en termes de perception. 2° Si elle ne considère plus les phénomènes physiques comme des cas particuliers des phénomènes mécaniques, elle considère les phénomènes mécaniques comme un cas particulier des phénomènes physiques. Les lois de la mécanique sont donc toujours en continuité directe avec les lois de la physique ; et les notions de la mécanique restent du même ordre que les notions physico‑chimiques. Dans le mécanisme traditionnel, c’étaient les mouvements calqués sur les mouvements relativement lents, qui, étant les seuls connus et les plus directement observables, avaient été pris… pour types de tous les mouvements possibles. Les expériences nouvelles au contraire montrent qu’il faut étendre notre conception des mouvements possibles. La mécanique traditionnelle reste tout entière debout, mais elle ne s’applique plus qu’aux mouvements relativement lents… A des vitesses considérables, les lois du mouvement sont autres. La matière paraît se réduire à des particules électriques, éléments derniers de l’atome.. 3° Le mouvement, le déplacement dans l’espace, reste l’élément figuratif unique de la théorie physique. 4° Enfin ‑ ce qui, au point de vue de l’esprit général de la science physique, prime toute autre considération, ‑ la conception de la science physique, de ses méthodes, de ses théories et de leur rapport avec l’expérience, reste absolument identique à celle du mécanisme et à la conception de la physique depuis la Renaissance » (pp. 46 et 47).
J’ai cité ces longs extraits de Rey, car sa crainte perpétuelle de tomber dans la « métaphysique matérialiste » ne permet pas d’exposer autrement ses affirmations. Quelle que soit l’aversion de Rey et des physiciens qu’il cite, à l’égard du matérialisme, il n’en est pas moins vrai que la mécanique calquait les lents mouvements réels, tandis que la nouvelle physique calque les mouvements réels qui s’accomplissent à des vitesses prodigieuses. Le matérialisme consiste justement à admettre que la théorie est un calque, une copie approximative de la réalité objective. Nous ne pourrions souhaiter de meilleure confirmation du fait que la lutte se poursuit, au fond, entre les tendances idéalistes et matérialistes, que celle qui nous est donnée par Rey lorsqu’il dit qu’il existe, parmi les physiciens modernes, « une réaction contre l’école conceptuelle (celle de Mach) et l’école énergétique », et lorsqu’il classe les physiciens professant la théorie des électrons parmi les représentants de cette réaction (p. 46). Il importe seulement de ne pas oublier que, outre les préjugés communs à l’ensemble des philistins instruits, contre le matérialisme, les théoriciens les plus marquants se ressentent de leur ignorance complète de la dialectique.