L’Etat prussien
Friedrich Engels
LONDRES, Septembre 1851.
Le mouvement politique de la bourgeoisie en Allemagne date de 1840. Des symptômes précurseurs avaient montré que la classe capitaliste et industrielle de ce pays atteignait un degré de maturité qui ne lui permettrait plus de rester inerte et apathique sous la pression d’une monarchie mi-féodale, mi-bureaucratique. Les principicules allemands, dans le but, d’une part, de se rendre plus indépendants de la suprématie de l’Autriche et de la Prusse, ou de l’influence de la noblesse de leurs propres Etats, d’autre part, de consolider en un tout les provinces isolées, réunies sous leur domination par le congrès de Vienne, octroyèrent, les uns après les autres, des constitutions plus ou moins libérales. Ils le pouvaient sans se nuire à eux-mêmes. Car dans le cas où la Diète de la confédération, cette simple marionnette dans les mains de l’Autriche et de la Prusse, aurait essayé de porter atteinte à leur indépendance souveraine, ils étaient sûrs, s’ils lui résistaient, d’être soutenus par l’opinion publique et les Chambres ; que si, au contraire, les Chambres devenaient trop puissantes, il leur était loisible de se servir du pouvoir de la Diète pour mater l’opposition. Les constitutions de la Bavière, du Würtemberg, de Bade et du Hanovre ne pouvaient, dans ces circonstances, donner lieu à une lutte sérieuse pour le pouvoir politique. C’est pourquoi la grande majorité de la bourgeoisie allemande demeura généralement étrangère aux disputailleries qui s’élevaient dans les assemblées législatives des petits Etats, sachant bien que tout effort, toute victoire secondaire serait inefficace sans une transformation fondamentale de la politique et de la constitution des deux grandes puissances d’Allemagne. Or, à cette même époque, surgissait dans ces petites assemblées une race d’avocats libéraux, professionnels de l’opposition, les Rotteck, les Welcker, les Roemer, les Jordan, les Stieve et les Eisenmann, ces grands « hommes populaires » (Volksmänner) qui, après une opposition plus ou moins bruyante, mais toujours malheureuse, de plus de vingt ans, furent portés au faîte du pouvoir par la marée montante de 1848, et qui après y avoir fourni la preuve de leur parfaite impéritie et insignifiance, furent jetés à bas en un instant. Ces premiers spécimens, sur le sol allemand, de trafiquants en matière de politique et d’opposition, accoutumèrent les oreilles allemandes au langage du constitutionnalisme, et de par leur simple existence firent pressentir un temps prochain où la bourgeoisie s’emparerait, en leur restituant leur véritable signification, des phrases politiques que ces avocats et professeurs babillards employaient couramment sans bien se rendre compte du sens qu’on y attachait à l’origine.
La littérature allemande, elle aussi, subissait l’influence de l’agitation politique qui travaillait l’Europe depuis les événements de 1830. Presque tous les écrivains de l’époque préconisaient un constitutionnalisme informe ou un républicanisme plus informe encore. De plus en plus il devenait courant, notamment chez les gens de lettres de second ou de troisième ordre, de racheter la médiocrité des œuvres littéraires par des allusions politiques, toujours sûres d’attirer l’attention. La poésie, le roman, le drame, les revues, toutes les productions littéraires débordaient de ce qu’on appelait la tendance, c’est-à-dire de manifestations plus ou moins timides d’un esprit anti-gouvernemental. Pour mettre le comble à la confusion des idées qui régnait en Allemagne après 1880, il se mêlait à ces éléments d’opposition politique des ressouvenirs universitaires de philosophie allemande mal digérée et des bribes de socialisme français mal compris, particulièrement du Saint-Simonisme, et la clique de littérateurs qui s’étendaient sur cet amalgame d’idées hétérogènes, eurent la présomption de s’appeler la « Jeune Allemagne ». Depuis lors ils se sont repentis de leurs péchés de jeunesse, sans avoir amélioré leur style.
Et, enfin, la philosophie allemande, ce plus compliqué, mais aussi plus sûr thermomètre de l’esprit allemand, s’était prononcée pour la bourgeoisie à l’heure où Hegel, dans sa « Philosophie du Droit », proclamait la monarchie constitutionnelle la plus haute et plus parfaite forme de gouvernement. En d’autres termes, il proclamait l’avènement prochain de la bourgeoisie du pays au pouvoir politique. Son école après sa mort ne s’en tint pas là. Les plus avancés parmi ses adhérents, en même temps qu’ils soumettaient chaque croyance religieuse à l’épreuve d’une critique sévère, et ébranlaient jusqu’à ses fondements le vieil édifice du christianisme, énonçaient des principes politiques plus hardis que ceux qui jusqu’alors avaient résonné aux oreilles allemandes, et essayaient de réhabiliter la mémoire des héros de la première Révolution française. Si le langage philosophique que revêtaient ces idées embrumait l’esprit de l’auteur et du public, il empêchait, en même temps, le censeur d’y voir clair, et c’est ainsi que les « jeunes hégéliens » jouissaient d’une liberté de la presse inconnue dans les autres branches de la littérature.
Il était évident qu’un grand changement s’opérait dans l’opinion publique en Allemagne. Peu à peu la vaste majorité des classes auxquelles leur éducation ou leur position permettait, sous une monarchie absolue, d’acquérir quelques connaissances politiques et de se former une opinion politique à peu près indépendante, s’unissaient en une puissante phalange d’opposition contre le système existant. En portant un jugement sur la lenteur du développement politique en Allemagne, on ne doit jamais oublier de tenir compte des difficultés qu’il y avait à se procurer des renseignements exacts sur n’importe quel sujet, dans un pays où toutes les sources d’information étaient sous le contrôle du gouvernement ; où nulle part, ni à l’école du village, ni au journal, ni à l’université, rien n’était enseigné, imprimé ou publié qui n’eût, au préalable, reçu son approbation. Voyez Vienne, par exemple. Le peuple de Vienne, qui pour l’industrie et les manufactures ne le cédait peut-être à aucun autre d’Allemagne, qui pour le courage, l’esprit et l’énergie révolutionnaire s’est montré supérieur à tous, était plus ignorant sur ses véritables intérêts, et commettait plus de fautes, pendant la révolution, que tous les autres peuples ; et cela était dû, en grande partie, à l’ignorance à peu près absolue dans laquelle le gouvernement de Metternich avait réussi à le maintenir.
Il n’est pas besoin d’autres explications pour comprendre pourquoi, sous un système pareil, les connaissances politiques formaient un monopole presque exclusif des classes de la société qui avaient les moyens de les faire entrer dans le pays en contrebande, et plus particulièrement de celles dont les intérêts étaient le plus menacés par l’état de choses existant, c’est-à-dire des classes industrielles et commerciales. Celles-ci, par conséquent, furent les premières à s’opposer en masse à la continuation d’un absolutisme plus ou moins déguisé, et c’est de leur entrée dans les rangs de l’opposition que doivent se dater les commencements du véritable mouvement révolutionnaire en Allemagne.
Le pronunciamento de la bourgeoisie allemande date de 1840, de la mort du feu roi de Prusse, le dernier survivant des fondateurs de la Sainte-Alliance de 1815. Le nouveau roi, on le savait, ne favorisait pas la monarchie éminemment bureaucratique et militaire de son père. Ce que la bourgeoisie française se promettait de l’avènement de Louis XVI, la bourgeoisie allemande l’attendait, en une certaine mesure, de Frédéric-Guillaume IV de Prusse. On était généralement d’accord que le vieux système était usé et condamné, et qu’il devait être abandonné : ce que sous le vieux roi on avait supporté en silence, on le proclama hautement chose intolérable.
Or, si Louis XVI, Louis le désiré, était un niais simple et sans prétention, à moitié conscient de sa nullité, sans opinions arrêtées, et gouverné surtout par les habitudes contractées pendant son éducation, « Frédéric-Guillaume le désiré » était d’un tout autre genre. Il avait appris, en dilettante, les rudiments de la plupart des sciences, et il s’estimait assez savant pour considérer comme définitif son jugement en toute chose. Il avait la conviction d’être un orateur de premier ordre et, sans contredit, il n’y avait pas de commis-voyageur à Berlin qui l’emportât sur lui pour la faconde et l’exubérance de faux esprit. Et surtout, il avait ses opinions à lui. Il détestait et méprisait l’élément bureaucratique de la monarchie de Prusse, mais uniquement parce que toutes ses sympathies allaient à l’élément féodal. Lui-même, un des fondateurs et principaux collaborateurs du Journal politique hebdomadaire de Berlin, de la soi-disant « Ecole historique » (une école qui se nourrissait des idées de Bonald, de de Maistre et d’autres écrivains de la première génération des légitimistes français), il visait à une restauration aussi complète que possible de la prépondérance sociale de la noblesse. Le roi, le premier noble de son royaume, entouré, en premier lieu, d’une cour splendide, de vassaux puissants, de ducs et de comtes, et, en second lieu, d’une noblesse inférieure riche et nombreuse, devait régner selon son bon plaisir sur ses loyaux bourgeois et paysans ; il serait le chef d’une parfaite hiérarchie de rangs ou de castes sociaux, chacun desquels devait jouir de ses privilèges particuliers et être séparé des autres par les barrières à peu près infranchissables de la naissance, ou d’une position sociale figée et immuable; la puissance et l’influence de toutes ces castes ou « Etats du royaume » se balançant si exactement que le roi gardait une entière indépendance d’action — tel était le beau idéal que Frédéric-Guillaume IV avait entrepris de réaliser et que, de nouveau, il tenta de réaliser à ce moment.
La bourgeoisie prussienne, peu au courant des questions politiques, mit quelque temps à découvrir la véritable portée de la tendance de leur roi. Mais ce qu’elle ne tarda pas à remarquer, c’est que le roi avait à cœur des choses qui étaient tout l’opposé de ce qu’elle désirait. Dès que la mort de son père lui eut délié la langue, le nouveau roi s’empressa de proclamer ses intentions dans des discours sans nombre, et chacun de ses discours, de ses actes, ne faisait que lui aliéner les sympathies de la bourgeoisie. De cela il aurait bien pris son parti, si de dures et alarmantes réalités n’étaient venues interrompre ses rêves poétiques. Hélas ! le romantisme ne se connaît pas en calcul et la féodalité depuis Don Quichotte compte sans son hôte. Frédéric-Guillaume IV partagea trop ce mépris pour l’argent comptant qui a toujours été le noble apanage des fils des croisés. Il trouva à son avènement un système de gouvernement à la fois coûteux et parcimonieusement réglé, et un trésor médiocrement garni. Au bout de deux ans, plus de trace d’un excédent d’argent ; tout était dépensé en fêtes de cour, en largesses et en voyages d’apparat, en subventions à des nobles râpés, rapaces et besogneux : et les impôts ordinaires ne suffisaient plus aux exigences de la cour et du gouvernement. En sorte que Sa Majesté se trouva bientôt placée entre un déficit criant et une loi de 1820 qui frappait d’illégalité tout nouvel emprunt ou toute augmentation des taxes existantes, sans l’assentiment de la « Future Représentation du Peuple ». Cette représentation n’existait pas ; le nouveau roi, moins encore que son père, ne tenait à la créer ; il savait, y eût-il tenu, que l’opinion publique avait singulièrement changé depuis son accession au trône.
De fait, la bourgeoisie, qui avait espéré que le nouveau roi accorderait de suite une constitution, proclamerait la liberté de la presse, l’institution du jury, etc., en un mot, prendrait la direction de cette paisible révolution qu’elle demandait pour s’assurer la suprématie politique, — la bourgeoisie avait reconnu son erreur et, féroce, se retourna contre le roi. Dans les provinces rhénanes et plus ou moins dans la Prusse entière, elle était exaspérée à un tel point que, se trouvant manquer d’hommes pour la représenter dans la presse, elle alla jusqu’à s’allier au parti philosophique extrême dont il a été question ci-dessus. Le fruit de cette alliance était la Rheinische Zeitung de Cologne, un journal qui fut supprimé au bout de 15 mois((La Rheinische Zeitung, journal politique et commercial, fut fondée en janvier 1842, à Cologne, comme l’organe de MM. Hansemann et Gamphausen, riches commerçants. A côté de bourgeois libéraux, des « jeunes hégéliens » y collaboraient, parmi lesquels Bruno Bauer, Nauwerck, Stirner, Moses Hess et, plus tard, Karl Marx. Le journal soutenait le Zollverein, sur lequel, disait-il, était fondé le droit de l’Etat prussien à l’hégémonie sur l’Allemagne : il revendiquait le progrès économique, politique et intellectuel.
Avec l’entrée de Marx, à qui l’on offrit la direction dans le courant de l’année, le journal prit une attitude plus radicale. Marx y critique les délibérations du Landtag rhénan en 1841 sur la liberté de la presse et sur la loi sur les vols forestiers : il dénonce les entreprises de la Féodalité et de la Bourgeoisie sur les biens communaux et le droit coutumier des pauvres, ainsi que la conduite du gouvernement à l’égard des misérables paysans de la Moselle.
L’opposition que faisait ce diable de journal devenant de jour en jour plus nette, malgré le censeur supplémentaire qu’avec une royale libéralité on lui avait octroyé, le gouvernement trouva que le plus court encore était de le supprimer. Ce qui fut fait en mars 1843. (Note de Laura Lafargue) )), mais duquel date l’existence de la presse en Allemagne. C’était en 1842.
Le pauvre roi dont les difficultés économiques étaient la satire la plus mordante contre ses penchants moyenâgeux, s’aperçut vite qu’il ne pourrait continuer de régner s’il ne faisait quelque légère concession à la clameur populaire pour cette Représentation du Peuple incorporée dans la loi de 1820 comme dernier vestige des promesses faites en 1813 et 1815, et oubliées depuis longtemps. Il choisit la manière la moins désagréable d’exécuter cette loi malencontreuse, en convoquant les Comités permanents des Diètes provinciales. Les Diètes provinciales avaient été établies en 1828. Elles se composaient pour chacune des huit provinces du royaume: 1) de la haute noblesse des anciennes familles souveraines de l’empire allemand, dont les chefs étaient membres de la Diète par droit de naissance ; 2) des représentants des chevaliers ou de la petite noblesse ; 3) des représentants des villes ; 4) des députés de la paysannerie ou de la classe des petits fermiers. Le tout était organisé de façon qu’en chaque province les deux fractions de la noblesse formassent toujours la majorité de l’assemblée. Chacune de ces huit Diètes provinciales élisait un comité, et ces huit comités furent maintenant appelés à Berlin pour former une assemblée représentative qui devait voter l’emprunt si ardemment désiré. On donnait à entendre que le Trésor était plein et que l’on avait besoin de l’emprunt non pour les dépenses courantes, mais pour la construction d’un chemin de fer de l’Etat. Or, les comités réunis donnèrent un refus catégorique au roi ; ils se déclarèrent incompétents pour agir comme représentants du peuple et sommèrent Sa Majesté de tenir la promesse d’une constitution représentative faite par son père, alors qu’il avait besoin de l’aide du peuple contre Napoléon.
La séance des comités réunis prouva que l’esprit d’opposition n’était pas limité à la bourgeoisie. Une partie de la paysannerie s’était jointe à elle et beaucoup de nobles, qui, parce qu’ils faisaient valoir leur terre et faisaient le commerce du blé, de la laine, des spiritueux et du lin, avaient besoin, eux aussi, des mêmes garanties contre l’absolutisme, la bureaucratie et la restauration féodale, s’étaient également prononcés contre le gouvernement et en faveur d’une constitution représentative. Le plan du roi avait complètement échoué ; il n’avait point obtenu d’argent et il avait augmenté la force de l’opposition. La séance suivante des Diètes provinciales elles-mêmes fut plus malheureuse encore pour le roi. Toutes elles réclamèrent des réformes, l’exécution dès promesses de 1818 et 1815, une constitution et une presse libre : quelques-unes des Diètes avaient formulé des résolutions à cet effet d’une manière peu respectueuse, et les aigres réponses du roi exaspéré ne firent qu’aggraver le mal.
Cependant les difficultés financières du gouvernement allaient en grandissant. Grâce à l’appropriation des sommes d’argent affectées aux différents services publics et à des transactions frauduleuses avec la Seehandlung, un établissement commercial qui spéculait et trafiquait pour le compte et aux risques de l’Etat, et qui agissait depuis longtemps comme son croupier d’affaires, les apparences purent être sauvées momentanément. Mais ces expédients furent vite épuisés. On essaya d’un autre plan : l’établissement d’une banque dont l’Etat d’une part et les actionnaires privés de l’autre devaient fournir les capitaux ; l’Etat en aurait la direction principale, de façon à permettre au gouvernement de tirer de fortes sommes sur les fonds de la banque, et de recommencer ainsi les transactions frauduleuses auxquelles la Seehandlung ne voulait plus se prêter. Mais, comme de juste, on ne trouva point de capitalistes disposés à verser leur argent à de telles conditions ; il fallait changer les statuts de la banque et garantir la propriété des actionnaires contre les entreprises du ministre des finances avant qu’une seule action ne fût souscrite. Ce plan ayant échoué, il ne restait plus que la ressource d’un emprunt, si, toutefois, on parvenait à trouver des capitalistes qui consentissent à prêter leur argent, sans exiger la permission et la garantie de cette mystérieuse « future Représentation du Peuple ». On s’adressa à Rothschild, lequel déclara qu’il se chargerait de l’affaire de suite, si l’emprunt était garanti par la Représentation du Peuple, si non, qu’il refusait de se mêler de l’affaire.
Ainsi s’évanouissait tout espoir de se procurer de l’argent et il n’y avait plus moyen d’échapper à la fatale Représentation du Peuple. Dans l’automne de 1846 on apprit le refus de Rothschild, et au mois de février de l’année suivante, le roi convoqua à Berlin les huit Diètes provinciales et les constitua en une Diète réunie. Cette Diète devait faire la besogne exigée, en cas de besoin, par la loi de 1820 : elle devait voter des emprunts et de nouveaux impôts, mais ses droits n’allaient pas plus loin. Elle ne devait avoir qu’une voix purement consultative dans la législation générale ; elle devait se réunir selon le bon plaisir du roi et non à des époques déterminées, et elle n’aurait à discuter que les questions qu’il plairait au gouvernement de lui soumettre. Les membres de la Diète étaient naturellement peu édifiés du rôle qu’on voulait leur faire jouer. Ils renouvelèrent les vœux qu’ils avaient exprimés dans les assemblées provinciales ; leurs rapports avec le gouvernement se tendirent, et lorsqu’on leur demanda l’emprunt, censé nécessaire pour les constructions des chemins de fer, ils refusèrent encore une fois de l’accorder.
Ce vote mit bientôt fin à la session. Le roi, de plus en plus irrité, congédia la Diète avec une réprimande, mais il demeurait toujours à court d’argent. Et, de fait, il avait d’excellentes raisons de s’alarmer de sa position, attendu que l’Union libérale, dirigée par la bourgeoisie, comprenant une grande partie de la petite noblesse, et gagnée par le mécontentement qui s’était accumulé dans les diverses couches des classes inférieures, — que cette Union libérale était résolue d’obtenir ce qu’elle désirait. En vain le roi avait-il déclaré dans son discours d’ouverture qu’il n’accorderait jamais une constitution dans le sens moderne du mot ; l’Union libérale exigeait une pareille constitution représentative moderne et anti-féodale, avec toutes ses conséquences, liberté de la presse, jugement par le jury, etc., et ne donnerait plus un centime avant de l’avoir obtenue. Il était manifeste que cet état de choses ne pouvait durer longtemps encore, et qu’à moins que l’un des deux partis ne cédât, une rupture — une lutte sanguinaire — s’ensuivrait. Or la bourgeoisie savait qu’une révolution était imminente et s’y préparait. Elle chercha par tous les moyens possibles de s’assurer l’appui de la classe ouvrière des villes et des paysans des districts agricoles, et c’est un fait bien connu, que, vers la fin de l’an 1847, il y eut à peine un seul personnage politique marquant qui ne se déclarât socialiste dans le but de se concilier les sympathies du prolétariat. Tout à l’heure nous verrons ces socialistes à l’œuvre.
Cet empressement de la bourgeoisie dirigeante d’afficher au moins les dehors du socialisme provenait d’un changement profond qui s’était opéré dans la classe ouvrière d’Allemagne. Un certain nombre d’ouvriers allemands qui avaient parcouru la France et la Suisse, s’étaient plus ou moins imprégnés des vagues notions socialistes et communistes alors courantes parmi les travailleurs français. L’intérêt croissant qu’excitaient ces idées en France dès 1840, mit à la mode le socialisme et le communisme en Allemagne aussi ; et à partir de 1843 tous les journaux étaient remplis de discussions sur les questions sociales. En peu de temps il se forma une école de socialistes en Allemagne plus remarquable par l’obscurité que par la nouveauté des idées ; son œuvre principale consistait à traduire les doctrines françaises, Fouriéristes, Saint-Simonniennes et autres, en la langue absconse de la philosophie allemande. L’école communiste allemande qui différait entièrement de cette secte fut créée vers la même époque.
En 1844 éclatèrent les émeutes des tisserands silésiens, suivies par l’insurrection des imprimeurs d’indiennes de Prague. Ces soulèvements, cruellement réprimés, soulèvements des ouvriers non contre le gouvernement, mais contre leurs patrons, produisirent une profonde sensation et donnèrent une nouvelle impulsion à la propagande socialiste et communiste parmi les ouvriers. Il en fut de même des émeutes pour le pain, en l’an de famine 1847. Bref, de la même façon que l’opposition constitutionnelle ralliait autour de son drapeau la grande majorité des classes possédantes (à l’exception des grands propriétaires terriens féodaux), la classe ouvrière des grandes villes comptait pour son émancipation sur les doctrines socialistes et communistes, bien que, avec les lois sur la presse en vigueur, on ne pouvait attendre d’elle des notions bien nettes de ce qu’il lui fallait ; elle savait seulement que le programme de la constitution bourgeoise ne contenait pas tout ce qui lui était nécessaire et que la satisfaction de ses besoins n’était nullement contenue dans le cercle d’idées constitutionnel.
Il n’existait donc point de parti républicain distinct en Allemagne. On était monarchiste constitutionnel, socialiste ou communiste plus ou moins conscient.
Avec des éléments semblables, la moindre collision devait déterminer une révolution profonde. Tandis que la haute noblesse et les officiers civils et militaires constituaient le seul appui sûr du système établi ; tandis que la petite noblesse, la bourgeoisie commerciale, les universités, les instituteurs de tous degrés, et même une partie des rangs inférieurs de la bureaucratie et des officiers militaires, étaient tous ligués contre le gouvernement ; tandis que derrière ceux-ci se tenaient les masses mécontentes des paysans et des prolétaires des grandes villes qui, pour l’heure, soutenaient l’opposition libérale, mais qui déjà marmottaient de singulières menaces de vouloir prendre eux-mêmes la direction des affaires ; tandis que la bourgeoisie était prête à jeter à terre le gouvernement et que les prolétaires étaient prêts à jeter à terre la bourgeoisie à son tour, le gouvernement s’obstinait à suivre la marche qui devait amener une collision. Au commencement de 1848, l’Allemagne était à la veille d’une révolution et cette révolution serait arrivée sûrement, alors même que la Révolution française de février n’en eût pas hâté l’explosion.
Nous allons voir les effets que produisit cette révolution française sur l’Allemagne.