Du droit des nations à disposer d’elles-mêmes
Lénine
2. Position historique concrète de la question
Lorsqu’on analyse une question sociale, la théorie marxiste exige qu’on la pose dans un cadre historique déterminé ; et puis, s’il s’agit d’un seul pays (par exemple, du programme national pour un pays donné), qu’il soit tenu compte des particularités concrètes qui distinguent ce pays des autres dans les limites d’une seule et même époque historique.
Qu’est-ce que cette exigence absolue du marxisme, appliquée à la question qui nous intéresse ?
C’est avant tout qu’il faut distinguer strictement entre deux époques du capitalisme, lesquelles, du point de vue des mouvements nationaux, diffèrent radicalement. D’une part, c’est l’époque où s’effondrent le féodalisme et l’absolutisme, époque où se constituent une société et un Etat démocratiques bourgeois, alors que pour la première fois les mouvements nationaux deviennent des mouvements de masse, entraînent d’une façon ou d’une autre toutes les classes de la population à la politique par la voie de la presse, par la participation aux institutions représentatives, etc. D’autre part, nous sommes en présence d’une époque où se sont pleinement constitués les Etats capitalistes avec un régime constitutionnel depuis longtemps établi, et où l’antagonisme est fortement développé entre le prolétariat et la bourgeoisie, — époque que l’on peut appeler la veille de l’effondrement du capitalisme.
Ce qui est typique pour la première époque, c’est l’éveil des mouvements nationaux où se trouve entraînée la paysannerie, couche de la population la plus nombreuse et la plus « difficile à mettre en train », en relation avec la lutte pour la liberté politique en général et pour les droits de la nationalité en particulier. Ce qui est typique pour la seconde époque, c’est l’absence de mouvements démocratiques bourgeois de masse, alors que le capitalisme développé, rapprochant de plus en plus et brassant les nations déjà entièrement entraînées dans le mouvement des échanges, met au premier plan l’antagonisme entre le Capital fusionné à l’échelle internationale et le mouvement ouvrier international.
Certes, chacune de ces époques n’est point séparée de l’autre par une muraille ; elles sont reliées entre elles par de nombreux maillons intermédiaires. De plus, les différents pays se distinguent encore par la rapidité de leur développement national, la composition nationale de leur population, la distribution de celle-ci, etc., etc. Il ne peut même être question de procéder à l’élaboration du programme national des marxistes d’un pays donné, sans tenir compte de toutes ces conditions historiques générales et conditions politiques concrètes.
C’est ici que nous touchons du doigt le point le plus faible des raisonnements de Rosa Luxembourg. Elle s’applique avec un zèle peu commun à orner son article d’un assemblage d’expressions « vigoureuses » contre le § 9 de notre programme, qu’elle déclare trop « général », « cliché », « phraséologie métaphysique» et ainsi de suite. Il serait tout naturel d’attendre d’un auteur qui condamne si bien la métaphysique (au sens marxiste du mot, c’est-à-dire l’antidialectique) et les abstractions stériles, qu’il nous fournisse un modèle d’examen historique concret de la question. Il s’agit du programme national des marxistes d’un pays déterminé : la Russie ; d’une époque déterminée : le début du XXe siècle. Rosa Luxembourg, vraisemblablement, pose la question : quelle époque historique traverse la Russie, quelles sont les particularités concrètes du problème national et des mouvements nationaux de ce pays à cette époque ?
De tout cela Rosa Luxembourg ne dit absolument rien ! Vous ne trouverez pas chez elle l’ombre d’une analyse de la question de savoir comment se pose le problème national en Russie, à l’époque historique envisagée ; quelles sont les particularités de la Russie à cet égard ?
On nous dit que la question nationale se pose dans les Balkans autrement qu’en Irlande ; que Marx appréciait de telle et telle manière les mouvements nationaux polonais et tchèque dans les conditions concrètes de 1848 (page d’extraits empruntés à Marx) ; qu’Engels appréciait de telle et telle manière la lutte des cantons forestiers de Suisse contre l’Autriche et la bataille de Morgarten, en 1315 (page de citations tirées d’Engels, avec commentaires correspondants de Kautsky) ; que Lassalle considérait comme réactionnaire la guerre des paysans en Allemagne au XVIe siècle, etc.
On ne saurait dire que ces remarques et citations brillent par la nouveauté, mais il est en tout cas intéressant pour le lecteur de se rappeler une fois encore comment Marx, Engels et Lassalle abordaient, eux, l’analyse des questions historiques concrètes des différents pays. Et lorsqu’on relit ces citations si instructives de Marx et d’Engels, on voit très nettement dans quelle situation ridicule Rosa Luxembourg s’est elle-même placée. Elle prêche avec éloquence et sévérité la nécessité d’une analyse historique concrète de la question nationale dans les différents pays aux différentes époques, — et elle ne fait pas la moindre tentative pour déterminer quel stade historique de développement du capitalisme traverse la Russie au début du XXe siècle, quelles sont les particularités de la question nationale dans ce pays. Rosa Luxembourg montre, par des exemples, comment d’autres ont analysé la question en marxistes, soulignant ainsi comme à dessein que souvent l’enfer est pavé de bonnes intentions, et que de bons conseils servent à couvrir le refus ou l’incapacité de les mettre pratiquement à profit.
Voici l’un de ces rapprochements instructifs. S’élevant contre le mot d’ordre d’indépendance de la Pologne, Rosa
Luxembourg se réfère à son ouvrage de 1893, où elle démontrait le rapide « développement industriel de la Pologne » écoulant ses produits manufacturés en Russie. Inutile de dire que cela ne prouve encore absolument rien pour la question du droit de libre disposition ; que cela démontre uniquement la disparition de la vieille Pologne seigneuriale, etc. Or Rosa Luxembourg passe constamment de façon insensible à cette conclusion que, parmi les facteurs unissant la Russie à la Pologne, prédomineraient dès à présent les facteurs purement économiques des rapports capitalistes modernes.
Mais voici que notre Rosa passe à la question de l’autonomie et — bien que son article soit intitulé « La question nationale et l’autonomie » en général — elle entreprend de démontrer le droit exclusif du royaume de Pologne à l’autonomie (voir à ce sujet le Prosviéchtchénié 1913, n° 12). Afin de confirmer le droit de la Pologne à l’autonomie, Rosa Luxembourg caractérise le régime politique de la Russie, d’après des indices apparemment économiques, politiques, moraux et sociologiques, comme un ensemble de traits dont la somme nous fournit la notion de « despotisme asiatique» (n° 12 du Przeglqd, p. 137).
Chacun sait qu’un régime politique de ce genre jouit d’une très grande stabilité alors que dans l’économie du pays prédominent des traits entièrement patriarcaux, précapitalistes, et un développement encore insignifiant de l’économie marchande et de la différenciation des classes. Si donc dans un pays dont le régime politique se distingue par un caractère précapitaliste nettement marqué, il existe une région nationalement délimitée où le capitalisme se développe rapidement, plus est rapide ce développement capitaliste, et plus forte est la contradiction entre celui-ci et le régime précapitaliste de l’Etat, plus probable est la séparation de la région avancée d’avec l’ensemble, — région liée au tout par des attaches qui ne sont pas « capitalistes modernes», mais d’un « despotisme asiatique ».
Ainsi Rosa Luxembourg s’est montrée parfaitement incapable de joindre les deux bouts, même dans la question de la structure sociale du pouvoir en Russie, par rapport à la Pologne bourgeoise ; quant à la question des particularités historiques concrètes des mouvements nationaux en Russie, elle ne l’a pas même posée. C’est sur cette question que nous allons nous arrêter.