Suppression du secret commercial

La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer

Lénine

Suppression du secret commercial

   Sans la suppression du secret commercial, le contrôle de la production et de la répartition ou bien reste une promesse vaine servant uniquement aux cadets à duper les socialistes-révolutionnaires et les menchéviks, et aux socialistes-révolutionnaires et menchéviks à duper les classes laborieuses ; ou bien il ne peut être réalisé que par des procédés et des mesures bureaucratiques réactionnaires. Quelque évidente que soit cette vérité pour toute personne non prévenue, quelle que soit l’insistance avec laquelle la Pravda (interdite en grande partie justement pour ce motif par le gouvernement Kérenski, serviteur du Capital) a réclamé la suppression du secret commercial, — ni notre gouvernement républicain, ni les « organismes de la démocratie révolutionnaire investis des pleins pouvoirs », n’ont même songé à ce premier mot du contrôle effectif.

   C’est là, précisément, qu’est la clef de tout contrôle. C’est là, précisément, l’endroit le plus sensible du Capital qui dépouille le peuple et sabote la production. Et c’est précisément pour cela que les socialistes-révolutionnaires et les menchéviks craignent de toucher ce point.

   L’argument habituel des capitalistes, repris sans autre réflexion par la petite bourgeoisie, c’est qu’en général l’économie capitaliste n’admet absolument pas la suppression du secret commercial, attendu que la propriété privée des moyens de production et la dépendance des différentes entreprises vis-à-vis du marché, rendent nécessaires la « sainte inviolabilité » des livres de commerce et le secret des opérations commerciales, y compris naturellement les opérations de banque.

   Les gens qui, sous une forme ou sous une autre, répètent cet argument ou d’autres analogues, se laissent tromper et trompent eux-mêmes le peuple en fermant les yeux sur deux faits fondamentaux, essentiels et notoires de la vie économique actuelle. Premier fait : le grand capitalisme, c’est-à-dire les particularités de la gestion des banques, des syndicats capitalistes, des grandes usines, etc. Deuxième fait : la guerre.

   C’est précisément le grand capitalisme d’aujourd’hui qui, se transformant partout en capitalisme monopoleur, ôte toute ombre de raison d’être au secret commercial ; il en fait une hypocrisie et uniquement un moyen de dissimuler les escroqueries financières et les profits inouïs du grand Capital. La grande entreprise capitaliste est, par sa nature technique même, une entreprise socialisée, c’est-à-dire qu’elle travaille pour des millions de gens et associe par ses opérations, directement et indirectement, des centaines, des milliers et des dizaines de milliers de familles. C’est bien autre chose que l’entreprise du petit artisan ou du paysan moyen, qui ne tiennent en général aucun livre de commerce et que, par suite, la suppression du secret commercial n’affecte pas !

   Au reste, dans une grande entreprise, les opérations sont quand même connues de centaines de personnes et davantage. La loi qui protège le secret commercial sert ici non pas les besoins de la production ou de l’échange, mais la spéculation et le lucre sous la forme la plus brutale, l’escroquerie qualifiée qui, on le sait, est particulièrement répandue dans les sociétés anonymes, et voilée avec art par les comptes rendus et les balances combinés de façon à tromper le public.

   Si le secret commercial est inévitable dans la petite production marchande, c’est-à-dire parmi les petits paysans et artisans, chez qui la production elle-même n’est pas socialisée, mais disséminée, morcelée, — par contre, dons la grande entreprise capitaliste, protéger ce secret, c’est protéger les privilèges et les profits littéralement d’une poignée de gens au détriment du peuple entier. Ceci a déjà été reconnu même par la loi, pour autant qu’elle prescrit la publication des bilans des sociétés anonymes ; mais ce contrôle — déjà réalisé en Russie comme dans tous les pays avancés — est précisément un contrôle bureaucratique réactionnaire ; il n’ouvre pas les yeux du peuple et il ne lui permet pas de connaître toute la vérité sur les opérations des sociétés anonymes.

   Pour agir en démocrates révolutionnaires, il faudrait édicter tout de suite une nouvelle loi qui supprimerait le secret commercial, exigerait des grandes entreprises et des riches les comptes rendus les plus complets, conférerait à tout groupe de citoyens unis sur la base de la démocratie et atteignant un nombre assez imposant (par exemple 1.000 ou 10.000 électeurs) le droit de vérifier tous les documents de n’importe quelle grande entreprise. Cette mesure est entièrement et facilement réalisable par un simple décret ; seule, elle donnerait libre cours à l’initiative populaire, au contrôle par les syndicats d’employés, par les syndicats ouvriers, par tous les partis politiques ; seule, elle rendrait ce contrôle efficace et démocratique.

   Ajoutez à cela la guerre. L’immense majorité des entreprises industrielles et commerciales ne travaillent plus à présent pour le «marché libre », mais pour l’Etat, pour la guerre. C’est pourquoi j’ai déjà dit dans la Pravda que les gens qui nous objectent l’impossibilité d’instaurer le socialisme, mentent et mentent triplement, car il ne s’agit pas d’instaurer le socialisme maintenant, tout de suite, d’aujourd’hui à demain, mais de dévoiler la dilapidation du Trésor.

   L’entreprise capitaliste qui travaille « pour la guerre » (c’est-à-dire qui est liée directement ou indirectement aux fournitures de guerre) en tire des profits exorbitants ; on voit s’enrichir messieurs les cadets, avec les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires qui s’opposent à la suppression du secret commercial et ne sont rien d’autre que des auxiliaires couvrant la dilapidation du Trésor.

   Actuellement la guerre coûte à la Russie 50 millions de roubles par jour. Mais la majeure partie de ces 50 millions va aux fournisseurs de l’armée. Sur ces 50 millions, 5 millions par jour au moins et plus probablement 10 et davantage, représentent les « profits légitimes » des capitalistes et des fonctionnaires qui, d’une façon ou d’une autre, ont partie liée avec eux. Ce sont surtout les grandes firmes et banques qui, avançant des fonds pour les opérations de fournitures de guerre, réalisent ici des bénéfices fabuleux, précisément en dilapidant le Trésor, car on ne saurait qualifier autrement ces manœuvres destinées à mystifier et à écorcher le peuple « à l’occasion » des calamités de la guerre, « à l’occasion » de la mort de centaines de milliers et de millions d’hommes.

   Ces bénéfices scandaleux sur les fournitures, ces « lettres de garantie » dissimulées par les banques, les noms de ceux qui s’enrichissent grâce à la vie toujours plus chère, « tout le monde » les connaît ; dans la « société » on en parle avec un petit sourire ironique ; même la presse bourgeoise qui a pour règle de taire les faits «désagréables» et d’éluder les questions «délicates», fournit à ce sujet quantité d’indications précises. Tout le monde le sait et tout le monde garde le silence, tolère, s’accommode d’un gouvernement qui parle avec éloquence de « contrôle » et de « réglementation » !!

   Les démocrates révolutionnaires, s’ils étaient vraiment révolutionnaires et démocrates, édicteraient immédiatement une loi qui supprimerait le secret commercial, obligerait les fournisseurs et les négociants à rendre des comptes, leur interdirait d’abandonner leur genre d’activité sans l’autorisation des pouvoirs publics, décréterait la confiscation des biens et la peine de mort [J’ai déjà eu l’occasion d’indiquer dans la presse bolchevique que l’application de la peine de mort par les exploiteurs aux masses de travailleurs, en vue de maintenir l’exploitation, est le seul argument juste contre la peine capitale. Il n’est guère probable qu’un gouvernement révolutionnaire quelconque puisse se passer de la peine de mort dans la lutte contre les exploiteurs (c’est-à-dire contre les grands propriétaires fonciers et les capitalistes).] pour dissimulation des profits et mystification à l’égard du peuple, organiserait la vérification et le contrôle par en bas, démocratiquement, par ,1e peuple lui-même, par les associations d’employés, d’ouvriers, de consommateurs, etc.

   Nos socialistes-révolutionnaires et nos menchéviks méritent bien le nom de démocrates apeurés, car ils répètent, en l’occurrence, ce que disent tous les petits bourgeois apeurés, savoir : que les capitalistes « fileront » si l’on prend des mesures « trop rigoureuses », que « nous » ne pourrons pas nous tirer d’affaire sans les capitalistes, que les millionnaires anglo-français qui nous « soutiennent », n’est-il pas vrai, « se fâcheront » également, etc. On pourrait croire que les bolcheviks proposent une chose jamais vue dans l’histoire de l’humanité, jamais expérimentée, « utopique », alors qu’en réalité il y a 125 ans déjà, en France, des hommes qui étaient de vrais « démocrates révolutionnaires », réellement convaincus du caractère juste et défensif de la guerre qu’ils faisaient, des hommes qui s’appuyaient réellement sur les masses populaires sincèrement convaincues elles aussi, ont su instituer un contrôle révolutionnaire sur les riches et obtenir des résultats qui forcèrent l’admiration du monde entier. Or, pendant les cinq quarts de siècle écoulés, le développement du capitalisme par la création des banques, des cartels, des chemins de fer, etc., etc., a rendu cent fois plus faciles et plus simples les mesures de contrôle, d’un contrôle réellement démocratique exercé par les ouvriers et les paysans sur les exploiteurs, les grands propriétaires fonciers et les capitalistes.

   Au fond, toute la question du contrôle se ramène à savoir qui est le contrôleur et qui est le contrôlé ; c’est-à-dire quelle classe exerce le contrôle et quelle classe le subit. Chez nous, en Russie républicaine, avec la participation des « organismes investis des pleins pouvoirs » de la démocratie soi-disant révolutionnaire, on reconnaît et on laisse jusqu’à présent aux grands propriétaires fonciers et aux capitalistes les fonctions de Contrôle. Il en résulte inévitablement une spéculation capitaliste effrénée qui soulève l’indignation du peuple entier, et la désorganisation économique artificiellement entretenue par les capitalistes. Il faut passer résolument, sans retour, sans crainte de rompre avec ce qui est vieux, sans crainte de bâtir hardiment du neuf, au contrôle exercé par les ouvriers et les paysans sur les grands propriétaires fonciers et les capitalistes. Et c’est ce que nos socialistes-révolutionnaires et nos menchéviks craignent comme le feu.

flechesommaire2