La Douma d’Etat et la tactique de la social-démocratie((Cet article a été publié le 8 mars 1906 dans la Gantiadi [l’Aube], organe quotidien du comité unifié de Tiflis du P.O.S.D.R, qui parut du 5 au 10 mars 1906. L’article exprimait le point de vue officiel des bolchéviks sur la tactique à suivre à l’égard des élections à la Douma. Dans le numéro précédent de la Gantiadi, un article intitulé « Les élections à la Douma d’Etat et notre tactique » et signé X, exposait la position des menchéviks dans cette question. L’article de Staline était accompagné de cette note de la rédaction : « Dans le numéro d’hier, nous avons publié un article qui traduisait l’opinion d’une partie de nos camarades sur la participation à la Douma d’Etat. Aujourd’hui, nous faisons paraître, ainsi que nous l’avons promis, un second article exprimant le point de vue d’une autre partie de nos camarades sur cette même question. Comme le lecteur s’en rendra compte, ces articles se distinguent foncièrement l’un de l’autre : l’auteur du premier article est pour la participation aux élections à la Douma ; l’auteur du second article est contre. Ces deux points de vue ne traduisent pas seulement une opinion personnelle. Ils expriment les conceptions tactiques des deux tendances qui existent dans le parti. Et il en est ainsi non seulement chez nous, mais dans toute la Russie ».))
Staline
8 Mars 1906
Vous avez sans doute entendu parler de l’affranchissement des paysans. C’était à l’époque où un double coup avait été porté au gouvernement : au dehors, la défaite de Crimée; à l’intérieur, le mouvement paysan. Aussi le gouvernement, pressé de deux côtés, fut-il contraint de céder, et il se mit à parler de l’affranchissement des paysans : « Nous devons nous-mêmes affranchir les paysans d’en haut, sinon le peuple se soulèvera et s’affranchira lui-même d’en bas. » Nous savons ce qu’a été cet « affranchissement d’en haut »… Et si le peuple s’est alors laissé duper ; si le gouvernement est parvenu à réaliser ses plans pharisaïques ; s’il a pu, par des réformes, raffermir sa situation et retarder ainsi la victoire du peuple, c’est, entre autres, parce qu’à cette époque le peuple n’était pas encore préparé et qu’on pouvait facilement le tromper.
La même histoire se répète aujourd’hui dans la vie de la Russie. On sait qu’aujourd’hui encore un double coup a été porté au gouvernement : au dehors, la défaite en Mandchourie ; à l’intérieur, la révolution populaire. On sait que le gouvernement, pressé de deux côtés, est contraint de céder une fois encore et, comme naguère, parle de « réformes d’en haut » : « Nous devons , d’en haut, donner au peuple une Douma d’Etat, sinon le peuple se soulèvera et convoquera lui-même, d’en bas, une Assemblée constituante. » C’est ainsi qu’ils veulent, par la convocation de la Doum, apaiser la révolution populaire, de même qu’ils ont, une fois déjà, apaisé le grand mouvement paysan par « l’affranchissement des paysans ».
De là notre tâche : déjouer avec la dernière énergie les plans de la réaction, balayer la Douma d’Etat et faire ainsi place nette pour la révolution populaire.
Mais qu’est-ce que la Douma, comment est-elle composée ?
La Douma est un parlement bâtard. Elle n’aura qu’en théorie voix délibérative ; en fait, elle aura seulement voix consultative, car il y aura au-dessus d’elle, pour la censurer, une Chambre haute et un gouvernement armé jusqu’aux dents. Le manifeste dit expressément qu’aucune décision de la Douma ne pourra être appliquée si elle n’a obtenu l’assentiment de la Chambre haute et du tsar.
La Douma n’est pas un parlement populaire ; c’est le parlement des ennemis du peuple, car les élections à la Douma ne seront ni générales, ni égales, ni directes, ni faites au scrutin secret. Les droits électoraux infimes accordés aux ouvriers n’existent que sur le papier. Des 98 délégués qui doivent élire les députés à la Douma pour le gouvernement de Tiflis, deux seulement peuvent être élus par les ouvriers, les 96 autres doivent appartenir aux autres classes : ainsi le veut le manifeste. Des 32 délégués qui doivent envoyer des députés à la Douma au nom des circonscriptions de Batoum et de Soukhoum, un seul peut être élu par les ouvriers, les 31 autres doivent être désignés par les autres classes : ainsi le veut le manifeste. Il en est de même dans les autres régions. Est-il besoin de dire que seuls des représentants d’autres classes pourront être élus députés ? Pas un député des ouvriers, pas une voix aux ouvriers : tels sont les principes sur lesquels s’organise la Douma. Si l’on ajoute à tout cela la loi martiale ; si l’on tient compte que la liberté de parole, de la presse, de réunion et d’association n’existe pas, on comprendra sans peine ce que seront ceux qui vont se réunir à la Douma tsariste.
Raison de plus, il est inutile de le dire, pour que nous nous appliquions résolument à balayer cette Douma et à lever le drapeau de la révolution.
Comment pouvons-nous balayer la Douma ? En participant aux élections ou en les boycottant ? Là est maintenant la question.
Les uns disent : nous devons absolument prendre part aux élections pour empêtrer la réaction dans ses propres filets et faire ainsi définitivement échec à la Douma d’Etat.
Les autres leur répondent : en prenant part aux élections, vous aidez sans le vouloir la réaction à créer une Douma et vous sautez ainsi à pieds joints dans les filets qu’elle vous a tendus. Cela signifie que vous allez d’abord, de concert avec la réaction, aider à instituer une Douma tsariste, pour essayer ensuite, sous la pression de la vie, de détruire cette Douma que vous aurez vous-mêmes créée, chose incompatible avec les exigences de notre politique, qui est une politique de principe. De deux choses l’une : ou bien renoncez à participer aux élections et travaillez à mettre la Douma en échec, ou bien renoncez à faire échec à la Douma et allez voter sans vous proposer de détruire ensuite ce que vous avez vous-mêmes créé.
Il est évident que la seule voie juste, c’est le boycottage actif qui nous permettra d’isoler du peuple la réaction, de faire échec à la Douma et de priver ainsi de tout appui ce parlement bâtard.
Tels sont les arguments des partisans du boycottage.
Qui a raison ?
Deux conditions sont nécessaires pour une tactique social-démocrate véritable : d’abord ne pas être en contradiction avec la marche de la vie sociale ; ensuite, élever sans cesse l’esprit révolutionnaire des masses.
La tactique de la participation aux élections contredit la marche de la vie sociale, car la vie sape les assises de la Doum, alors que la participation aux élections les consolide et, par conséquent, va à l’encontre de la vie.
La tactique du boycottage, elle, découle de la marche de la révolution, car, de concert avec la révolution, elle discrédite et sape dés le début les assises de la Douma policière.
La tactique de la participation aux élections affaiblit l’esprit révolutionnaire du peuple, car les partisans de cette tactique invitent le peuple à prendre part à des élections policières, et non à des actes révolutionnaires ; ils voient le salut dans des bulletins de vote, et non dans l’action du peuple. Les élections policières donneront au peuple une idée fausse de la Doum d’Etat, elles éveilleront en lui des espoirs fallacieux et le pousseront à penser involontairement : il faut croire que la Doum n’est pas une chose si mauvaise ; sinon les social-démocrates ne nous conseilleraient pas d’y participer. Qui sait si la chance ne nous sourira pas et si la Douma ne nous sera pas profitable ?
La tactique du boycottage, elle, ne sème point d’espoirs fallacieux dans la Douma ; elle dit franchement et sans équivoque que le salut réside uniquement dans l’action victorieuse du peuple, que l’affranchissement du peuple ne peut être que l’oeuvre du peuple lui-même ; et que la Douma y faisant obstacle, il faut dés maintenant s’efforcer de la supprimer. Ici, le peuple ne compte que sur lui-même ; il est, dés la début, hostile à la Douma, citadelle de la réaction ; tout cela ne manquera pas d’élever de plus en plus son esprit révolutionnaire, de préparer le terrain pour une action générale victorieuse.
La tactique révolutionnaire doit être claire, nette et précise ; la tactique du boycottage possède justement ces qualités.
On dit : la propagande orale ne suffit pas ; c’est par des faits qu’il faut convaincre la masse de l’incapacité de la Douma, et contribuer ainsi à son échec ; on doit, pour cela, participer aux élections, et non les boycotter activement.
Voici notre réponse. Il va sans dire que la propagande par les faits a beaucoup plus de portée qu’une explication verbale. Si nous allons aux réunions électorales populaires, c’est justement pour que dans la lutte contre les autres partis, dans les conflits qui nous opposent à eux, le peuple voie de ses propres yeux la perfidie de la réaction et de la bourgeoisie, et pour que nous fassions ainsi « de la propagande par les faits » parmi les électeurs. Et si cela ne suffit pas à nos camarades, s’ils veulent avec tout cela que nous participions aux élections, il faut leur faire remarquer que par elle-même l’élection, — le fait de déposer ou non son bulletin dans l’urne, — n’ajoute absolument rien ni à la propagande « par les faits », ni à la propagande « verbale ». Mais le préjudice est grand, puisque, par cette « propagande par les faits », les partisans de la participation, sans le vouloir, approuvent l’existence de la Douma et en consolident ainsi les assises. Comment ces camarades entendent-ils compenser ce grave préjudice ? En déposant des bulletins ? Ce n’est même pas la peine d’en discuter.
D’autre part, la « propagande par les faits » doit également avoir des bornes. Quand Gapone((Gapone (1872-1906) : pope et agent provocateur qui avait créé à Pétersbourg, en 1904, une organisation ouvrière contrôlée par la police. Lors de la grève de l’usine Poutilov, il conduisit, le 9 (22) janvier 1905, devant le Palais d’Hiver les ouvriers qui devaient remettre au tsar une pétition : Gapone entendait aider l’Okhrana à provoquer le massacre. La troupe tira : plus de mille ouvriers furent tués en ce « dimanche sanglant ». Gapone s’échappa, se réfugia en France, revint en décembre 1905 à Pétersbourg où il fut exécuté par les socialistes-révolutionnaires.)) marchait avec la croix et les icônes à la tête des ouvriers de Pétersbourg, il disait aussi : le peuple croit à la bonté du tsar ; il ne s’est pas encore convaincu de la volonté criminelle de l’administration, et il ne nous reste qu’à le conduire au palais du tsar. Assurément Gapone se trompait. Sa tactique était néfaste, ce qui fut confirmé le 9 janvier. Cela signifie que nous devons rejeter la tactique de Gapone. Or la tactique du boycottage est la seule qui écarte radicalement les expédients à la Gapone.
On dit : le boycottage coupera la masse de son avant-garde, car celle-ci seule vous suivra, tandis que la masse restera avec les réactionnaires et les libéraux, qui la gagneront à leur cause.
A cela nous répondrons que partout où des faits de ce genre se produiront, c’est que la masse sympathise évidemment avec d’autres partis et nous aurions beau prendre part aux élections, elle n’élirait pas de délégués social-démocrates. Car ce ne sont pas les élections qui peuvent, par elles-mêmes, rendre la masse révolutionnaire ! Quant à la propagande électorale, elle est faite par les deux tendances, avec cette différence toutefois que les partisans du boycottage font contre la Douma une propagande plus intransigeante et plus énergique que les partisans de la participation aux élections, car une violente critique de la Douma peut inciter les masses à refuser de voter, ce qui n’entre pas dans les plans des partisans de la participation. Si cette propagande est efficace, le peuple se ralliera autour des social-démocrates, et quand ceux-ci appelleront à boycotter la Douma, le peuple les suivra aussitôt, tandis que les réactionnaires resteront avec leurs fieffées crapules. Si, en revanche, la propagande « ne porte pas », les élections ne peuvent que nous être préjudiciables, car avec la tactique de la participation à la Douma, nous serons obligés d’approuver l’activité de réactionnaires. Le boycottage, on le voit, est le meilleur moyen de rallier le peuple autour de la social-démocratie, bien entendu là où ce ralliement est possible ; là où il ne l’est pas, les élections ne peuvent que nous faire du tort.
D’autre part, la tactique de la participation à la Douma obscurcit la conscience révolutionnaire du peuple. En effet, tous les partis révolutionnaires et libéraux prennent part aux élections. Quelle différence y a-t-il entre eux et les révolutionnaires ? A cette question, la tactique de la participation ne fournit pas de réponse explicite aux masses. Celles-ci peuvent facilement confondre les cadets non révolutionnaires. La tactique du boycottage, elle, trace une frontière très nette entre les révolutionnaires et les non-révolutionnaires qui veulent se servir de la Douma pour sauver les assises de l’ancien régime. Or il importe éminemment, pour l’éducation révolutionnaire du peuple, que cette frontière soit tracée.
On nous dit, enfin, que grâce aux élections nous créerons des Soviets de députés ouvriers et unirons ainsi sur le plan de l’organisation les masses révolutionnaires.
A cela nous répondrons que, dans les conditions actuelles, alors que les participants aux réunions les plus anodines sont arrêtés, l’activité de Soviets de députés ouvriers est absolument impossible et que, par conséquent, se fixer pareille tâche, c’est se leurrer soi-même.
Ainsi la tactique de la participation sert sans le vouloir à fortifier la Douma tsariste ; elle affaiblit l’esprit révolutionnaire des masses, obscurcit la conscience révolutionnaire du peuple ; elle n’est en mesure de créer aucune organisation révolutionnaire ; elle va à l’encontre du développement de la vie sociale et, comme telle, elle doit être rejetée par la social-démocratie.
Quant à la tactique du boycottage, c’est dans cette direction que va maintenant le développement de la révolution. C’est aussi cette direction que doit suivre la social-démocratie.
La Gantiadi [l’Aube], n°3, 8 mars 1906.
Signé : I. Bessochvili.
Traduit du géorgien.