Notes critiques sur la question nationale
Lénine
1913
2. La « culture nationale »
Comme le voit le lecteur, l’article de la Sévernaïa Pravda part d’un exemple, à savoir la question d’une langue d’Etat, pour faire ressortir le manque d’esprit de suite et l’opportunisme de la bourgeoisie libérale qui, dans la question nationale, tend la main aux féodaux et aux policiers. Chacun comprend que la bourgeoisie libérale se comporte avec non moins de traîtrise, d’hypocrisie et de stupidité (même du point de vue des intérêts du libéralisme) dans toute une série d’autres questions du même ordre.
La conclusion ? C’est que tout nationalisme bourgeois libéral corrompt profondément le milieu ouvrier et porte un immense préjudice à la cause de la liberté et à celle de la lutte de classe prolétarienne. Cela est d’autant plus dangereux que la tendance bourgeoise (et la tendance bourgeoise féodale) se camoufle sous le mot d’ordre de la « culture nationale ». Au nom de la culture nationale ‑ grand‑russe, polonaise, juive, ukrainienne, etc., ‑ les Cent‑Noirs et les cléricaux, et aussi les bourgeois de toutes les nations, accomplissent une sordide besogne réactionnaire.
Ainsi se présente la vie nationale actuelle, si on l’envisage en marxiste, c’est‑à‑dire du point de vue de la lutte des classes, en confrontant les mots d’ordre avec les intérêts et la politique des classes, et non avec les « principes généraux », les déclamations et les grandes phrases vides de sens.
Le mot d’ordre de la culture nationale est une duperie bourgeoise (souvent inspirée aussi par les Cent‑Noirs et les cléricaux). Notre mot d’ordre à nous, c’est la culture internationale du démocratisme et du mouvement ouvrier mondial.
Ici, le bundiste M. Liebmann part en guerre et me foudroie par cette tirade meurtrière :
« Quiconque est tant soit peu versé dans la question nationale sait que la culture internationale n’est pas une culture non nationale (une culture sans forme nationale); une culture non nationale qui ne soit ni russe, ni juive, ni polonaise mais rien qu’une culture pure, est un non‑sens; les idées internationalistes ne peuvent devenir familières à la classe ouvrière que si elles sont adaptées à la langue que parle l’ouvrier, ainsi qu’aux conditions nationales concrètes dans lesquelles il vit; l’ouvrier ne doit pas être indifférent à la situation et au développement de sa culture nationale, car c’est par elle, et seulement par elle, qu’il acquiert la possibilité de prendre part à « la culture internationale du démocratisme et du mouvement ouvrier mondial ». Tout cela est connu de longue date, mais V.I. ne veut pas en entendre parler… »
Considérez ce raisonnement typique d’un bundiste, raisonnement appelé, voyez‑vous, à démolir la thèse marxiste que j’ai énoncée plus haut. De l’air d’un homme parfaitement sûr de lui et « versé dans la question nationale », M. le bundiste nous présente comme des vérités « connues de longue date » des conceptions bourgeoises rebattues.
En effet, cher bundiste, la culture internationale n’est pas non nationale. Personne ne l’a prétendu. Personne n’a proclamé l’existence d’une culture « pure » quelle qu’elle soit : polonaise, juive, russe, etc., de sorte que votre assemblage de mots creux tend uniquement à détourner l’attention du lecteur et à masquer le fond de la question sous un flot de paroles ronflantes.
Chaque culture nationale comporte des éléments, même non développés, d’une culture démocratique et socialiste, car dans chaque nation, il existe une masse laborieuse et exploitée, dont les conditions de vie engendrent forcément une idéologie démocratique et socialiste. Mais, dans chaque nation, il existe également une culture bourgeoise (et qui est aussi, la plupart du temps, ultra‑réactionnaire et cléricale), pas seulement à l’état d’« éléments », mais sous forme de culture dominante. Aussi,d’une façon générale, la « culture nationale » est celle des grands propriétaires fonciers, du clergé, de la bourgeoisie. Cette vérité fondamentale, élémentaire pour un marxiste, le bundiste l’a laissée dans l’ombre, il l’a « noyée » dans son verbiage, c’est‑à‑dire qu’en réalité, au lieu de mettre en lumière l’abîme de classe, il n’a fait que le dissimuler au lecteur. Pratiquement, le bundiste a adopté la position de la bourgeoisie, qui a tout intérêt à propager la foi en une culture nationale hors classes.
En formulant le mot d’ordre de « la culture internationale du démocratisme et du mouvement ouvrier mondial », nous empruntons à chaque culture nationale uniquement ses éléments démocratiques et socialistes, nous les empruntons uniquement et absolument par opposition à la culture bourgeoise,au nationalisme bourgeois de chaque nation. Pas un démocrate et, à plus forte raison, pas un marxiste ne nie l’égalité des langues ou la nécessité de polémiquer dans la langue maternelle avec « sa » propre bourgeoisie de propager les idées anticléricales ou antibourgeoises parmi « sa » propre paysannerie et « sa » propre petite bourgeoisie. Inutile de s’étendre là‑dessus : ces vérités incontestables servent au bundiste à masquer l’objet même du litige, c’est‑à‑dire le fond réel de la question.
La question est de savoir s’il est admissible pour les marxistes d’adopter, directement ou indirectement, le mot d’ordre de la culture nationale, ou s’ils doivent absolument lui opposer dans toutes les langues, en « s’adaptant » à toutes les particularités locales et nationales, le mot d’ordre de l’internationalisme des ouvriers.
La signification du mot d’ordre de la « culture nationale » ne dépend pas des promesses ou des bonnes intentions de tel ou tel intellectuel de pacotille désireux d’« interpréter » ce mot d’ordre « comme un moyen de propager la culture internationale ». Cette façon de voir serait un subjectivisme puéril. La signification de ce mot d’ordre découle de la situation et des rapports objectifs de toutes les classes d’un pays donné et de tous les pays du monde. La culture nationale de la bourgeoisie est un fait (et, je le répète, la bourgeoisie est partout de mèche avec les grands propriétaires fonciers et le clergé). Le nationalisme bourgeois militant, qui abêtit, décervelle, désunit les ouvriers pour les placer sous la houlette de la bourgeoisie : tel est le fait essentiel de notre temps.
Quiconque veut servir le prolétariat doit grouper les ouvriers de toutes les nations et lutter sans défaillance contre le nationalisme bourgeois, qu’il s’agisse du « sien propre » ou des autres. Quiconque défend le mot d’ordre de la culture nationale a sa place parmi les petits bourgeois nationalistes, et non parmi les marxistes.
Prenons un exemple concret. Un marxiste grand‑russe peut‑il adopter le mot d’ordre de la culture nationale grand‑russe ? Non. Il faudrait alors le ranger parmi les nationalistes, et non parmi les marxistes. Notre tâche est de combattre la culture nationale dominante grand‑russe de la bourgeoisie et des Cent‑Noirs, en développant exclusivement dans un esprit internationaliste et en alliance étroite avec les ouvriers des autres pays les germes qui existent aussi dans l’histoire de notre mouvement démocratique et ouvrier. Notre tâche n’est pas de prêcher ou de tolérer le mot d’ordre de la culture nationale, mais de lutter au nom de l’internationalisme contre nos propriétaires fonciers et nos bourgeois grands‑russes, contre leur « culture », en « s’adaptant » aux particularités des Pourichkévitch et des Strouvé.
On doit en dire autant de la nation la plus opprimée et la plus traquée, la nation juive. La culture nationale juive, c’est le mot d’ordre des rabbins et des bourgeois, le mot d’ordre de nos ennemis. Mais il est d’autres éléments dans la culture juive et dans toute l’histoire juive. Sur les 10 millions et demi de Juifs existant dans le monde entier, un peu plus de la moitié habitent la Galicie et la Russie, pays arriérés, à demi sauvages, qui maintiennent les Juifs par la contrainte dans la situation d’une caste. L’autre moitié vit dans un monde civilisé, où il n’y a pas de particularisme de caste pour les Juifs et où se sont clairement manifestés les nobles traits universellement progressistes de la culture juive : son internationalisme, son adhésion aux mouvements progressifs de l’époque (la proportion des Juifs dans les mouvements démocratiques et prolétariens est partout supérieure à celle des Juifs dans la population en général). Quiconque proclame directement ou indirectement le mot d’ordre de la « culture nationale » juive est (si excellentes que puissent être ses intentions) un ennemi du prolétariat, un partisan des éléments anciens et frappés d’un caractère de caste de la société juive, un complice des rabbins et des bourgeois. Au contraire, les Juifs marxistes qui se fondent dans des organisations marxistes internationales avec les ouvriers russes, lituaniens, ukrainiens, etc., en apportant leur obole (en russe et en juif) à la création de la culture internationale du mouvement ouvrier, ces Juifs‑là, qui prennent le contre‑pied du séparatisme du Bund, perpétuent les meilleures traditions juives en combattant le mot d’ordre de la « culture nationale ».
Le nationalisme bourgeois et l’internationalisme prolétarien sont deux mots d’ordre irréductiblement opposés qui correspondent aux deux grands camps de classe du monde capitaliste et qui traduisent deux politiques (plus encore : deux conceptions du monde) dans la question nationale. En défendant le mot d’ordre de la culture nationale, en faisant reposer sur lui tout un plan et le programme pratique de ce qu’on appelle l’« autonomie nationale culturelle », les bundistes propagent en fait le nationalisme bourgeois dans le milieu ouvrier.