Rapport sur la situation internationale et les tâches fondamentales

2e Congrès

IIIe Internationale

Rapport sur la situation internationale et les tâches fondamentales

19 juillet 1920

   (Ovation. Toute la salle se lève et applaudit. L’orateur essaie de parler, mais les applaudissements et les exclamations dans toutes les langues continuent. L’ovation se prolonge.)

   Camarades, les thèses sur les questions relatives aux tâches fondamentales de l’Internationale Communiste ont été publiées dans toutes les langues et (surtout pour les camarades russes) elles n’apportent rien de bien nouveau, puisqu‘elles ne font qu’étendre dans une large mesure à divers pays occidentaux, à l’Europe occidentale, certains traits essentiels de notre expérience révolutionnaire et les leçons de notre mouvement révolutionnaire. Aussi dans mon rapport insisterai‑je, ne serait‑ce que sommairement, sur la première partie de mon sujet, à savoir : la situation internationale.

   A la base de la situation internationale, telle qu’elle apparaît aujourd’hui, se trouvent les rapports économiques de l’impérialisme. Dans le courant du XX° siècle, cette phase nouvelle, suprême et ultime du capitalisme, a pris son aspect définitif. Vous savez tous, bien entendu que le trait le plus caractéristique, le trait essentiel de l’impérialisme réside dans le fait que le capital a atteint de vastes proportions. A la place de la libre concurrence est apparu le monopole, aux proportions gigantesques. Un nombre infime de capitalistes ont pu concentrer entre leurs mains parfois des branches entières de l’industrie; celles-ci sont passées aux mains d’ententes, de cartels, de syndicats, de trusts, de caractère souvent international. Des branches entières de l’industrie, non seulement à l’intérieur des différents pays, mais également à l’échelle mondiale, se sont ainsi trouvées accaparées par les monopolistes, sous le rapport financier, sous celui du droit de propriété et pour une part, sous celui de la production. Sur ce terrain s’est affirmée la suprématie sans précédent d’un nombre infime de grandes banques, de rois de la finance, de magnats de la finance qui transformaient en fait les républiques, même les plus libres, en monarchies financières. Dès avant la guerre, la chose était reconnue publiquement par des auteurs nullement révolutionnaires, comme Lysis en France.

   Cette domination d’une poignée de capitalistes atteignit son point culminant au moment où le globe terrestre se trouva partagé, non seulement au sens de l’accaparement des différentes sources de matières premières et des moyens de production par les plus grands capitalistes, mais également au sens de l’achèvement du partage préalable des colonies. Il y a quarante ans, on comptait un peu plus de 250 millions d’habitants de pays coloniaux dominés par six puissances capitalistes. A la veille de la guerre de 1914, les colonies comptaient près de 600 millions d’habitants. En y ajoutant des pays comme la Perse, la Turquie, la Chine, qui étaient déjà à ce moment des semi‑colonies, on obtenait en chiffres ronds une population d’un milliard d’hommes asservis aux pays les plus riches, les plus civilisés et les plus libres, en vertu du régime de dépendance coloniale. Et vous savez qu’en dehors d’une dépendance directe poli­tique et juridique, la dépendance coloniale implique toute une série de rapports de dépendance financière et économi­que, toute une série de guerres que l’on ne considérait pas comme telles parce qu’elles n’étaient souvent que des carnages, à une époque où les armées impérialistes d’Europe et d’Amérique pourvues des moyens d’extermination les plus perfectionnés, massacraient les habitants sans armes et sans défense des pays coloniaux.

   C’est de ce partage du globe, de cette domination des monopoles capitalistes, de cette omnipotence d’un nombre infime de grandes banques (deux, trois, quatre ou cinq, pas plus, par Etat), que devait naître inévitablement la première guerre impérialiste de 1914‑1918. On s’est battu pour un nouveau partage du monde, on s’est battu pour sa­voir lequel de ces groupes infimes de grands Etats, l’an­glais ou l’allemand, aurait la possibilité et le droit de pil­ler, d’opprimer, d’exploiter la terre entière. Vous savez que la guerre a tranché cette question au profit du groupe anglais. Mais elle n’a fait qu’exaspérer à l’extrême toutes les contradictions capitalistes. Elle a rejeté d’un coup une population d’environ 250 millions d’habitants dans une situation analogue à celle des colonies. Elle y a rejeté la Russie, qui compte environ 130 millions d’habitants, l’Au­triche‑Hongrie, l’Allemagne, la Bulgarie, qui en comptent au moins 120 millions. Un quart de milliard d’hommes, dans des pays qui, comme l’Allemagne, sont parmi les plus avancés, les plus éclairés, les plus cultivés, les plus à la hauteur, sur le plan technique, du progrès moderne. Par le traité de Versailles, la guerre leur a imposé des conditions telles que des peuples avancés sont tombés dans un état de dépendance coloniale, de misère, de famine, de ruine et d’asservissement, car ils sont liés par ce traité pour plu­sieurs générations et réduits à des conditions qu’aucun peuple civilisé n’a jamais connues. Telle est l’image du monde après la guerre : un milliard et quart d’hommes au sont soumis au joug colonial, à l’exploitation d’un capitalisme bestial, qui se vantait d’aimer la paix et qui, il y a une cinquantaine d’années, avait quelques droits de s’en vanter, tant que la terre n’était pas partagée, tant qu’il n’y avait pas la domination des monopoles, tant que le capitalisme pouvait se développer d’une façon relative­ment pacifique sans provoquer d’immenses conflits militai­res.

   Aujourd’hui, après cette époque « pacifique », nous assistons à une aggravation monstrueuse de l’oppression, nous constatons le retour d’une oppression coloniale et mi­litaire beaucoup plus dure qu’avant. Le traité de Versailles a placé l’Allemagne et toute une série d’Etats vaincus dans des conditions qui rendent matériellement impossible leur existence économique, les privent de tous droits et les humilient.

   Quel est le nombre de nations à profiter d’un tel état de choses ? Pour répondre à cette question, nous devons nous rappeler que la population des Etats‑Unis d’Amérique, qui sont seuls à avoir tout gagné à la guerre, qui, de pays endetté au possible, sont devenus le pays auquel tout le monde doit de l’argent, ne dépasse pas 100 millions d’hommes. La population du Japon, qui a beaucoup gagné en restant à l’écart du conflit Europe‑Amérique et en s’emparant d’une énorme partie du continent asiatique, est de 50 millions. La population de la Grande‑Bretagne, qui a profité le plus après ces deux pays, atteint 50 millions Et si nous y ajoutons les Etats neutres dont la population est très faible, qui se sont enrichis pendant la guerre, nous obtenons ‑ en chiffres ronds ‑ un quart de milliard.

   Cela nous donne, en ses traits généraux, le tableau du monde tel qu’il apparaît après la guerre impérialiste. Un milliard et quart d’hommes dans les colonies opprimées, les pays démembrés comme la Perse, la Turquie, la Chine; et les pays vaincus, réduits à l’état de colonies. Un quart de milliard d’hommes, tout au plus, pour les pays qui se sont maintenus dans leur situation d’antan, mais qui sont tous tombés sous la dépendance économique de l’Amérique, et qui, durant toute la guerre, furent sous sa dépendance militaire, car la guerre s’est étendue à tout l’univers et n’a permis à aucun pays de rester neutre en fait. Enfin, l’on compte encore un quart de milliard d’habitants, tout au plus, dans les pays dont, bien entendu, seul le haut du panier, seuls les capitalistes ont profité du partage du globe. Au total, près d’un milliard trois quarts d’habitants composant la population du globe. Je tiens à vous rappeler ce tableau du monde, car toutes les contradictions fondamentales du capitalisme, de l’impérialisme, qui mènent à la révolution, toutes les contradictions fondamentales du mouvement ouvrier qui ont amené la lutte acharnée contre la Il° Internationale dont a parlé le camarade président, tout cela est lié au partage de la population du globe.

   Bien entendu, ces chiffres ne donnent qu’une idée générale et sommaire de la situation économique du monde. Et naturellement, camarades, grâce à ce partage de la population du globe, le pouvoir d’exploitation du capital financier et des monopoles capitalistes s’est accru dans de très grandes proportions.

   Ce ne sont pas seulement les pays coloniaux, les pays vaincus qui se trouvent réduits à l’état de dépendance; à l’intérieur même de chaque pays victorieux, des contradictions plus aiguës se sont développées, toutes les contradictions capitalistes se sont aggravées. Je le montrerai brièvement par quelques exemples.

   Voyez les dettes d’État. Nous savons que les dettes des principaux Etats européens ont augmenté, de 1914 à 1920, au moins sept fois. Je vous citerai encore une source économique, qui prend une importance particulièrement grande; c’est Keynes, diplomate anglais et auteur du livre conséquences économiques de la paix, chargé par son gouvernement de participer aux négociations de paix de Versailles, il les a suivies sur place, d’un point de vue purement bourgeois, il a étudié la question pas à pas, en détail, et, en sa qualité d’économiste, a pris part aux conférences. Il a abouti à des conclusions qui sont plus incisives, plus concrètes et plus édifiantes que celles d’un révolutionnaire communiste, parce qu’elles sont celles d’un bourgeois authentique, d’un ennemi implacable du bolchévisme dont il se fait, en petit‑bourgeois anglais, une image monstrueuse, bestiale et féroce. Keynes en est arrivé à cette conclusion qu’avec le traité de Versailles, l’Europe et le monde vont à la banqueroute. Il a donné sa démission; il a jeté son livre à la face de son gouvernement et dit : « Vous commettez une folie ». Je vous citerai ses chiffres qui, dans l’ensemble réduisent à ceci :

   Quels sont les rapports de débiteurs à créanciers qui se sont établis entre les principales puissances ? Je convertis les livres sterling en roubles‑or, au taux de 10 roubles-or pour une livre sterling. Voici ce que cela donne : les Etats‑Unis ont un actif de 19 milliards; leur passif nul. Jusqu’à la guerre, ils étaient les débiteurs de la Grande‑Bretagne. Au dernier congrès du Parti communiste d’Allemagne, le 14 avril 1920, le camarade Lévi notait avec raison dans son rapport qu’il ne restait plus que deux puissances indépendantes de par le monde : la Grande-Bretagne et l’Amérique. Mais seule l’Amérique est restée absolument indépendante du point de vue financier. Avant la guerre, elle était débitrice; aujourd’hui elle est créancière. Toutes les autres puissances du monde sont endettées. La Grande‑Bretagne en est réduite à la situation suivant : actif 17 milliards, passif 8 milliards, elle est déjà à moitié débitrice. De plus, dans son actif figurent près de 6 milliards que lui doit la Russie. Les fournitures militaires que la Russie avait achetées pendant la guerre font partie des créances anglaises. Il y a quelque temps, quand en sa qualité de représentant du gouvernement des Soviets de Russie, Krassine a pu s’entretenir avec Lloyd‑George au sujet des traités financiers, il fit ressortir aux yeux des techniciens et des politiciens, dirigeants du gouvernement anglais, que s’ils comptaient se faire rembourser ces dettes, ils se trompaient étrangement. Et le diplomate anglais Keynes le leur avait déjà prédit.

   Cela ne tient pas seulement au fait, et il n’en est même pas question, que le gouvernement révolutionnaire russe n’a pas l’intention de payer ces dettes. Aucun gouvernement ne saurait accepter de les régler, pour la bonne raison qu’elles ne représentent que les intérêts usuraires de ce qui a déjà été payé une vingtaine de fois, et ce même bourgeois Keynes, qui n’a nulle sympathie pour le mouvement révolutionnaire russe, le dit : « Il est clair qu’il n’est pas possible de tenir compte de ces dettes. »

   En ce qui concerne la France, Keynes cite des chiffres comme ceux-ci : son actif est de trois milliards et demi, son passif de 10 milliards et demi ! Et c’est le pays dont les Français eux-mêmes disaient qu’il était l’usurier du monde, parce que son « épargne » était colossale et que le pillage colonial et financier, qui lui avait fourni un capital gigantesque, lui permettait de prêter des milliards et, des milliards, en particulier à la Russie. Ces prêts procuraient à la France des revenus énormes. Et malgré cela, malgré la victoire, la France se trouve dans la situation de débiteur.

   Un auteur bourgeois américain, cité par le camarade Braun, communiste, dans son livre Qui doit payer les dettes de guerre ? (Leipzig 1920), définit de la façon suivante le rapport qui existe entre les dettes et le patrimoine national : dans les pays victorieux, en Grande-­Bretagne et en France, les dettes représentent plus de 50 % du patrimoine national. En Italie, ce pourcentage est de 60 à 70; quant à la Russie, il est de 90, mais ‑ comme vous le savez – ces dettes ne nous inquiètent nullement, étant donné que quelque temps avant que ne paraisse le livre de Keynes, nous avions suivi son excellent conseil : nous avons annulé toutes nos dettes. (Vifs applaudissements.)

   Seulement Keynes révèle ici son habituelle bizarrerie de philistin : en conseillant d’annuler toutes les dettes, il déclare que, bien entendu, la France ne fera qu’y gagner, que bien entendu, la Grande-Bretagne n’y perdra pas grand­-chose car, de toutes manières, on ne pourrait rien tirer de la Russie; que l’Amérique y perdra pas mal, mais Keynes compte sur la « générosité » américaine ! A cet égard, nous ne partageons pas les conceptions de Keynes et des autres pacifistes petits‑bourgeois. Nous pensons que pour obtenir l’annulation des dettes, il leur faudra trouver quelque chose d’autre et travailler dans une direction quelque peu diffé­rente de celle qui consiste à compter sur la « générosité » de Messieurs les capitalistes.

   Il ressort de ces quelques chiffres que la guerre impérialiste a créé également pour les pays victorieux une situation impossible. L’écart énorme entre les salaires et la hausse des prix l’indique également. Le 8 mars de cette année, le Conseil supérieur économique, institution chargée défendre l’ordre bourgeois du monde entier contre-révolution montante, a voté une résolution qui se termine par un appel à l’ordre, au travail, à l’épargne, à la condition évidemment que les ouvriers restent les esclaves du capital. Ce Conseil supérieur économique, organe de l’Entente, organe des capitalistes du monde entier a dressé le bilan que voici :

   Aux Etats‑Unis, la hausse des prix des denrées alimentaires a été en moyenne de 120 %, alors que les salaires n’ont augmenté que de 100 %, En Grande‑Bretagne, les denrées ont augmenté de 170 % et les salaires de 130 %. En France, les denrées ont augmenté de 300 %, les salaires de 200 %. Au Japon, les prix ont augmenté de 130 %, les salaires de 60 % (je confronte les chiffres indiqués par le camarade Braun dans sa brochure et ceux du Conseil supérieur économique donnés par le Times du 10 mars 1920).

   Il est clair que dans une telle situation l’accroissement du mécontentement des ouvriers, l’accentuation de l’état d’esprit et des aspirations révolutionnaires, l’essor des grèves spontanées de masse sont inévitables. Car la situation des ouvriers devient intolérable. Ils se convainquent par leur propre expérience que les capitalistes se sont enrichis prodigieusement du fait de la guerre, dont ils rejettent les charges et les dettes sur leurs épaules. Récemment, une dépêche nous apprenait que l’Amérique veut rapatrier en Russie encore 500 communistes, pour se débarrasser de ces « dangereux agitateurs ».

   Mais même si l’Amérique nous envoyait, non pas 500, mais 500 000 « agitateurs » russes, américains, japonais, français, cela ne changerait rien à l’affaire, car le décalage des prix subsisterait, contre lequel ils ne peuvent rien. Et ils n’y peuvent rien parce que la propriété privée est chez eux strictement respectée, parce qu’elle est chez eux « sacrée ». Il ne faut pas l’oublier, la propriété privée des exploiteurs n’est abolie qu’en Russie. Les capitalistes ne peuvent rien en ce qui concerne le décalage des prix, et les ouvriers ne peuvent pas vivre avec les anciens salaires. Contre cette calamité, aucune vieille méthode ne peut servir, aucune grève isolée, aucune lutte parlementaire, aucun scrutin n’y peut rien, car la « propriété privée est sacrée », et les capitalistes ont accumulé de telles dettes que le monde entier se trouve asservi à une poignée d’hommes; cependant, les conditions d’existence des ouvriers deviennent de plus en plus insupportables. Il n’y a pas d’autre issue que l’abolition de la « propriété privée » des exploiteurs.

   Dans sa brochure : La Grande‑Bretagne et la révolution mondiale, dont notre Courrier du Commissariat du Peuple aux affaires étrangères de février 1920 a publié des extraits très précieux, le camarade Lapinski indique qu’en Grande‑Bretagne, les prix du charbon à l’exportation ont été deux fois plus élevés que ceux prévus par les milieux industriels officiels.

   Dans le Lancashire, on en est arrivé à une hausse des actions de 400 %. Les bénéfices des banques sont de l’ordre de 40 à 50 % au minimum, encore faut‑il noter que lorsqu’il s’agit de déterminer les bénéfices, tous les banquiers savent en camoufler la part du lion en ne l’appelant pas bénéfices, mais en la dissimulant sous forme de primes, de tantièmes, etc. De sorte que là aussi, des faits économiques indiscutables montrent que la richesse d’une infime poignée d’hommes s’est accrue d’une manière incroyable, qu’un luxe inouï dépasse toutes les bornes, tandis que la misère de la classe ouvrière ne cesse de s’aggraver. En particulier, il faut encore noter une circonstance que le camarade Lévi a soulignée d’une manière particulièrement frappante dans rapport mentionné plus haut : la modification de la valeur de l’argent. En raison des dettes, de l’émission de papier‑monnaie, etc., l’argent s’est partout déprécié. La même source bourgeoise, que j’ai déjà citée, c’est‑à‑dire la déclaration du Conseil supérieur économique du 8 mars 1920, estime qu’en Grande‑Bretagne, la dépréciation de la monnaie, par rapport au dollar, est de l’ordre d’un tiers; en France et en Italie, des deux tiers; quant à l’Allemagne, elle y atteint 96 %.

   Ce fait montre que le « mécanisme » de l’économie ca­pitaliste mondiale est complètement détraqué. Il n’est plus possible de continuer les relations commerciales dont dépendent, en régime capitaliste, l’approvisionnement en matières premières et l’écoulement des produits manufac­turés; elles ne peuvent continuer précisément du fait que toute une série de pays se trouvent soumis à un seul, par suite de la dépréciation de l’argent. Aucun des pays riches ne peut vivre ni commercer parce qu’il ne peut vendre ses produits, ni recevoir des matières premières.

   Il arrive ainsi que l’Amérique elle-même, le pays le plus riche, auquel sont soumis tous les autres, ne peut ni acheter ni vendre. Et ce même Keynes, qui a connu les tours et détours des négociations de Versailles, est contraint de reconnaître cette impossibilité, en dépit de sa décision bien arrêtée de défendre le capitalisme et malgré toute sa haine du bolchévisme. Soit dit en passant, je ne pense pas qu’aucun manifeste communiste ou, d’une façon générale, révolutionnaire, puisse jamais égaler, quant à sa vigueur, les pages où Keynes dépeint Wilson et le « wilsonisme » en action. Wilson fut l’idole des petits bourgeois et des pacifistes genre Keynes et certains héros de la II° Internationale (et même de l’Internationale « deux et demie ») qui ont exalté ses « 14 points » et écrit des livres « savants » sur les « racines » de la politique wilsonienne, espérant que Wilson sauverait la « paix sociale », réconcilierait les exploiteurs et les exploités, et réaliserait des réformes sociales. Keynes a montré avec force comment Wilson a été joué comme un niais, et comment toutes ces illusions s’en sont allées en fumée au premier contact avec la politique pratique, mercantile et affairiste du capital incarné par MM. Clemenceau et Lloyd‑George. Les masses ouvrières voient maintenant de plus en plus clairement par leur expérience vécue, et les pédants savants pourraient le voir à la seule lecture de l’ouvrage de Keynes, que les « racines » de la politique de Wilson plongeaient dans l’obscurantisme clérical, la phraséologie petite‑bourgeoise et l’incompréhension totale de la lutte des classes.

   De tout cela deux conditions, deux données fondamentales découlent tout naturellement et inévitablement. D’une part, la misère, la ruine des masses se sont accrues d’une façon inouïe, et tout d’abord en ce qui concerne un milliard et quart d’êtres humains, soit 70 % de la population du globe. Il s’agit des pays coloniaux, dépendants, dont la population est privée de tout droit juridique, des pays placés « sous mandat » des forbans de la finance. Et, de plus, l’esclavage des pays vaincus a été sanctionné par le traité de Versailles et les accords secrets concernant la Russie, qui ont par moment ‑ il est vrai ‑ autant de valeur que les chiffons de papier sur lesquels il est écrit que nous devons tant et tant de milliards. Nous sommes en présence, dans l’histoire mondiale, d’un premier exemple de sanction juridique de la spoliation, de l’esclavage, de la dépendance, de la misère et de la faim d’un milliard et quart d’êtres humains.

   D’autre part, dans chaque pays devenu créancier, la situation des ouvriers est devenue insupportable. La guerre a aggravé au plus haut point toutes les contradictions capitalistes, et c’est là l’origine de cette profonde effervescence révolutionnaire, qui ne fait que croître, car pendant la guerre les hommes étaient sous le régime de la discipline militaire, envoyés à la mort ou menacés des représailles immédiates de la justice militaire. Les conditions imposées par la guerre ne permettaient pas de voir la réalité économique. Les écrivains, les poètes, le clergé, toute la presse glorifiaient la guerre. Aujourd’hui que la guerre est finie, les révélations commencent à se faire jour. Démasqué, l’impérialisme allemand, avec sa paix de Brest‑Litovsk. Démasquée, la paix de Versailles, qui devait être la victoire de l’impérialisme et qui s’est révélée comme sa défaite. L’exemple de Keynes montre, entre autres, comment des dizaines et des centaines de milliers de petits bourgeois, d’intellectuels ou simplement de personnes tant soit peu évoluées et culti­vées d’Europe et d’Amérique ont dû prendre le même che­min que lui, qui a donné sa démission et jeté à la face de son gouvernement le livre qui le démasquait. Keynes a montré ce qui se passe et se passera dans la conscience de milliers et de centaines de milliers d’hommes, quand ils comprendront que tous les discours sur la « guerre pour la liberté », etc., n’ont été que mensonge et que la guerre a abouti qu’à ce résultat : enrichir une infime minorité, alors que les autres étaient ruinés, réduits en esclavage. En effet, le bourgeois Keynes déclare que, pour sauvegarder leur existence, pour sauver l’économie anglaise, les Anglais doivent obtenir la reprise de relations commerciales libres entre l’Allemagne et la Russie ! Mais comment l’obtenir ? En annulant toutes les dettes, ainsi qu’il le propose ! C’est une idée qui n’appartient pas au seul savant économiste Keynes. Des millions d’hommes y viennent et viendront. Et des millions d’hommes entendent les économistes bourgeois déclarer qu’il n’y a pas d’autre issue que l’annulation des dettes, qu’en conséquence « maudits soient les bolchéviks » (qui les ont annulées), et faisons appel à la « générosité » de l’Amérique !! Je pense qu’au nom du Congrès de l’Internationale Communiste, il y aurait lieu d’envoyer une adresse de remerciements à ces économistes qui font de l’agitation en faveur du bolchévisme.

   Si, d’une part, la situation économique des masses est devenue insupportable; si, d’autre part, au sein de l’infime minorité des pays victorieux tout‑puissants a commencé et s’accélère le désaccord révélé par Keynes, nous sommes bien en présence du mûrissement des deux conditions de la révolution mondiale.

   Nous avons maintenant sous les yeux un tableau un peu plus complet du monde. Nous savons ce qu’est cette dépendance à l’égard d’une poignée de richards d’un mil­liard et quart d’hommes placés dans des conditions d’existence intolérables. D’un autre côté, quand on a présenté aux peuples le Pacte de la Société des Nations, par lequel celle-ci déclare mettre fin aux guerres et ne point permettre à quiconque de rompre la paix, quand ce pacte ‑ ultime espérance des masses laborieuses du monde entier ‑ entra en vigueur, ce fut pour nous la plus grande victoire. Tant, qu’il n’était pas en vigueur, on pouvait dire : il est impossible de ne pas imposer à un pays comme l’Allemagne des conditions particulières; quand il y aura un traité, vous verrez que tout ira bien. Mais quand ce pacte fut publié, les pires adversaires du bolchévisme ont dû le renier ! Dès son entrée en vigueur, il s’est trouvé que le petit groupe des pays les plus riches, ce « quatuor des gros » ‑ Clemenceau, Lloyd‑George, Orlando et Wilson, ‑ fut chargé de régler les nouveaux rapports ! Et quand la machine du pacte fut mise en route, ce fut la catastrophe générale !

   Nous l’avons vu par les guerres contre la Russie. Faible, ruinée, accablée, la Russie, le pays le plus retardataire, lutte contre toutes les nations, contre l’alliance des Etats riches, puissants, qui dominent le monde, et elle sort victorieuse de cette lutte. Nous ne pouvions opposer des forces tant soit peu équivalentes, et nous fûmes pourtant les vainqueurs. Pourquoi ? Parce qu’il n’y avait pas ombre d’unité parmi eux, parce que chaque puissance agissait contre une autre. La France voulait que la Russie lui payât ses dettes et devînt une force redoutable contre l’Allemagne; la Grande‑Bretagne désirait le partage de la Russie, elle tentait de s’emparer du pétrole de Bakou et de conclure des traités avec les pays limitrophes de la Russie. Parmi les documents officiels anglais, il existe un livre qui énumère très consciencieusement tous les Etats (on en compte 14) qui, il y a six mois, en décembre 1919, promettaient de prendre Moscou et Pétrograd. La Grande‑Bretagne fondait sur eux sa politique et leur prêtait des millions. Mais aujourd’hui, tous ces calculs ont fait et tous ces prêts sont perdus.

   Telle est la situation créée par la Société des Nations. Chaque jour d’existence de ce pacte constitue une excellente agitation en faveur du bolchévisme. Car les partisans les plus puissants de « l’ordre » capitaliste nous montrent comment, à propos de chaque question, ils se font des crocs-en-jambe

   Le partage de la Turquie, de la Perse, de la Mésopotamie de la Chine donne lieu à des querelles féroces entre Japon, la Grande‑Bretagne, l’Amérique et la France. La presse bourgeoise de ces pays est pleine des attaques les plus véhémentes et les plus acerbes contre leurs « collègues » qui leur font passer le butin sous le nez. Nous sommes les témoins du total désaccord qui règne parmi cette poignée infime des pays les plus riches. Il est impossible qu’un milliard et quart d’hommes, représentant les 70 % de la population du globe, vivent dans les conditions d’asservis­sement qu’entend leur imposer le capitalisme « avancé » et civilisé. Quant à l’infime poignée de puissances richissimes, la Grande‑Bretagne, l’Amérique, le Japon (qui a pu piller les pays d’Orient, les pays d’Asie, mais qui ne peut avoir aucune force indépendante, financière et militaire sans l’aide d’un autre pays), ces deux ou trois pays ne sont pas en mesure d’organiser les relations économiques et leur politique tend à faire échouer celle de leurs associés et partenaires de la Société des Nations. D’où la crise mondiale. Et ce sont ces causes économiques de la crise qui constituent la raison essentielle du fait que l’Internationale Communiste remporte de brillants succès.

   Camarades, nous abordons maintenant la question de la crise révolutionnaire, base de notre action révolutionnaire. Et ici, il faut avant tout noter deux erreurs très répandues. D’une part, les économistes bourgeois représentent cette crise comme un simple « malaise », selon l’élégante formule des Anglais. D’autre part, des révolutionnaires s’efforcent parfois de démontrer que cette crise est absolument sans issue.

   C’est une erreur. Il n’existe pas de situation absolument sans issue. La bourgeoisie se conduit comme un forban sans vergogne qui a perdu la tête; elle commet bêtise sur bêtise aggravant la situation et hâtant sa propre perte. C’est un fait. Mais il n’est pas possible de « prouver » qu’il n’y a absolument aucune chance qu’elle endorme une minorité d’exploités à l’aide de petites concessions, qu’elle réprime un mouvement ou une insurrection d’une partie des opprimés et des exploités. Tenter d’en « prouver » à l’avance l’impossibilité « absolue » serait pur pédantisme, verbiage ou jeu d’esprit. Dans cette question et dans des questions analogues, seule la pratique peut fournir la « preuve » réelle. Le régime bourgeois traverse dans monde entier une profonde crise révolutionnaire. Il faut « démontrer » maintenant, par l’action pratique des partis révolutionnaires, qu’ils possèdent suffisamment de conscience, d’organisation, de liens avec les masses exploitées, d’esprit de décision et de savoir‑faire pour exploiter cette crise au profit d’une révolution victorieuse.

   C’est avant tout pour préparer cette « démonstration » que nous nous sommes réunis en ce congrès de l’Internationale Communiste.

   Pour montrer à quel point l’opportunisme règne encore dans les partis qui désirent adhérer à la III° Internationale, à quel point le travail de certains partis est encore loin de préparer la classe révolutionnaire à mettre à profit la crise révolutionnaire, je citerai le chef du « Parti travailliste indépendant » de Grande‑Bretagne, Ramsay Mac Donald. Dans son livre le Parlement et la Révolution, consacré précisément aux questions essentielles qui nous occupent aujourd’hui, Mac Donald dépeint la situation à peu près dans l’esprit des pacifistes bourgeois. Il reconnaît qu’il existe une crise révolutionnaire, que l’état d’esprit révolutionnaire grandit, que les masses ouvrières manifestent de la sympathie pour le pouvoir des Soviets et la dictature du prolétariat (notez qu’il est question de la Grande‑Bretagne), que la dictature du prolétariat vaut mieux que la dictature actuelle de la bourgeoisie anglaise.

   Mais il reste profondément un pacifiste et un conciliateur bourgeois, un petit‑bourgeois qui rêve d’un gouvernement en dehors des classes. Il ne reconnaît la lutte des classes que comme un « fait descriptif », à l’exemple de tous les menteurs, sophistes et pédants de la bourgeoisie. Il passe sous silence l’expérience de Kérenski, des menchéviks et des socialistes‑révolutionnaires de Russie, l’expérience similaire de la Hongrie et de l’Allemagne, etc., concernant la création d’un gouvernement « démocratique » et soi‑disant en dehors dos classes. Il endort son parti et les ouvriers qui ont le malheur de prendre ce bourgeois pour un socialiste et ce philistin pour un chef, en leur disant : « Nous savons que tout cela (c’est‑à‑dire la crise révolutionnaire, la fermentation révolutionnaire) passera, s’arrangera ». La guerre, voyez‑vous, devait inévitablement provoquer la crise, mais après la guerre, peut‑être pas d’un seul coup, « tout s’arrangera » !

   Voilà ce qu’écrit un homme qui est le chef d’un parti désireux d’adhérer à la III° Internationale. C’est là une révélation d’autant plus précieuse qu’elle est d’une sincérité exceptionnelle, de ce que l’on peut observer non moins souvent dans les milieux dirigeants du parti socialiste français et du parti social‑démocrate indépendant allemand, à savoir non seulement l’incapacité, mais également le refus d’utiliser dans un sens révolutionnaire la crise révolution­naire ou, en d’autres termes, l’incapacité et le refus de procéder à une préparation réellement révolutionnaire du parti et de la classe à la dictature du prolétariat.

   C’est le mal le plus grave dont souffrent maints partis qui abandonnent actuellement la II° Internationale. Et c’est précisément pourquoi j’insiste surtout, dans les thèses que je présente au congrès, sur la définition la plus concrète et la plus précise des tâches qu’implique la préparation à la dictature du prolétariat.

   Encore un exemple. Un nouveau livre contre le bolchévisme vient de paraître. Il paraît actuellement des quantités extraordinaires de livres de ce genre en Europe et en Amérique, mais plus on en publie et plus la sympathie des masses pour le bolchévisme grandit et se renforce. Il s’agit du livre d’Otto Bauer : Bolchévisme ou Social-démocratie ? Les Allemands y apprennent clairement ce qu’est le menchévisme, dont le rôle honteux dans la révolution russe est assez connu des ouvriers de tous les pays. Otto Bauer a donné là un pamphlet profondément menchévik, bien qu’il ait dissimulé sa sympathie pour le menchévisme. Mais il est aujourd’hui indispensable de répandre en Europe et en Amérique une connaissance plus précise de ce qu’est le menchévisme, car c’est le nom géné­rique de tous les courants soi‑disant socialistes, social‑dé­mocrates, etc., hostiles au bolchévisme. Il nous paraîtrait fastidieux à nous, Russes, d’écrire pour expliquer à l’Europe ce qu’est le menchévisme. Otto Bauer l’a montré dans son livre et nous remercions à l’avance les éditeurs bourgeois et opportunistes qui le publieront et en feront la traduction en différentes langues. Le livre de Bauer sera utile, ne serait­-ce qu’à titre de complément aux manuels de communisme. Prenez n’importe quel paragraphe, n’importe quel raisonnement d’Otto Bauer et démontrez en quoi consiste le menchévisme, quelles sont les racines des idées qui ont pour aboutissement l’action pratique des traîtres au socialisme, des amis de Kérenski, de Scheidemann, etc.; cette question pourrait être posée utilement et avec profit aux « examens » probatoires du bon communiste. Si vous ne pouvez pas y répondre, c’est que vous n’êtes pas encore communiste et il est préférable que vous n’adhériez pas au parti. ( Applaudissements. )

   Otto Bauer a parfaitement exprimé le fond même des conceptions de l’opportunisme mondial dans une phrase pour laquelle, si nous étions les maîtres à Vienne, nous devrions, de son vivant, lui élever un monument. L’emploi de la violence dans la lutte de classe, au sein des démocraties modernes ‑ a‑t‑il déclaré sentencieusement ‑ serait « une violence exercée sur les facteurs sociaux de la force même ».

   Vous trouverez sans doute que cela rend un son bizarre et incompréhensible ? C’est le modèle de ce à quoi ils ont réduit le marxisme, à quelle banalité et à quelle défense des exploiteurs on peut dégrader la théorie la plus révolutionnaire. Prenez la variété allemande de l’esprit petit-bourgeois et vous aboutirez à la « théorie » suivant laquelle « les facteurs sociaux de la force » sont le nombre, le degré d’organisation, la place que l’on occupe dans le processus de la production et de la répartition, l’activité, l’instruction. Si le salarié de la campagne, si l’ouvrier de la ville exercent la violence révolutionnaire contre le propriétaire foncier ou le capitaliste, ce n’est nullement la dictature du prolétariat, ce n’est nullement la violence sur les exploiteurs et les oppresseurs du peuple. Pas du tout. C’est de la « violence sur les facteurs sociaux de la force ».

   Peut‑être mon exemple paraît‑il un peu humoristique. Mais la nature de l’opportunisme contemporain est telle que sa lutte contre le bolchévisme prend une allure humoristique. Entraîner la classe ouvrière, tout ce qu’elle compte d’hommes doués de réflexion, à la lutte du menchévisme international (des Mac Donald, des O. Bauer et Cie) contre le bolchévisme, c’est pour l’Europe et l’Amérique la chose la plus utile, la plus urgente.

   Ici, nous devons nous demander ce qui explique la per­sistance de ces tendances en Europe et pourquoi cet opportunisme est plus fort en Europe occidentale que chez nous. Mais parce que les pays avancés ont bâti et bâtissent leur culture grâce à la possibilité qu’ils ont de vivre aux dépens d’un milliard d’opprimés. Parce que les capitalistes de ces pays ont des profits bien supérieurs à ceux qu’ils pourraient tirer de la spoliation des ouvriers de leur pays.

   On estimait avant la guerre que les trois pays les plus riches; la Grande‑Bretagne, la France et l’Allemagne, tiraient de la seule exportation de leurs capitaux à l’étranger un revenu annuel de 8 à 10 milliards de francs sans compter les autres revenus.

   On comprend qu’il soit possible de prélever sur cette jolie somme au moins un demi‑milliard à distribuer en aumône aux dirigeants ouvriers, à l’aristocratie ouvrière, comme dessous‑de‑table de toute espèce. En effet, tout est dans la corruption. On s’y prend de mille façons ‑ en élevant le niveau de culture des grands centres, en créant des établissements éducatifs, des milliers de sinécures à l’intention des dirigeants des coopératives, des trade‑unions, des leaders parlementaires. Cela se fait dans tous les pays de civilisation capitaliste. Et ces milliards de super‑bénéfice constituent la base économique de l’opportunisme dans le mouvement ouvrier. En Amérique, en Grande‑Bretagne, en France, nous assistons à une résistance infiniment plus forte des chefs opportunistes, des couches supérieures de la classe ouvrière, de l’aristocratie ouvrière; ils opposent une résistance plus grande au mouvement communiste. C’est pourquoi nous devons nous attendre à voir les partis ouvriers européens et américains se guérir de cette maladie plus difficilement que nous. Nous savons que depuis la fondation de la III° Internationale, des progrès énormes ont été réalisés en ce qui concerne la guérison de cette maladie, mais nous n’en sommes pas encore à la guérison définitive : l’épuration des partis ouvriers, des partis révolutionnaires du prolétariat du monde entier de l’influence bourgeoise et des opportunistes qui se trouvent dans leur propre sein, est encore loin d’être achevée.

   Je ne m’arrêterai pas sur la façon concrète dont nous devons le faire. Il en est question dans mes thèses, qui ont été publiées. Ma tâche consiste à indiquer les causes économiques profondes de ce phénomène. Cette maladie est devenue chronique; sa guérison se fait plus attendre que les optimistes ne pouvaient l’espérer. L’opportunisme, voilà notre ennemi principal. L’opportunisme des couches supérieures du mouvement ouvrier, c’est un socialisme non prolétarien, mais bourgeois. La preuve est faite que les militants du mouvement ouvrier qui appartiennent à la tendance opportuniste sont de meilleurs défenseurs de la bourgeoisie que les bourgeois eux-mêmes. S’ils n’avaient pas eu main la direction des ouvriers, la bourgeoisie ne pourrait, pas se maintenir. Ce n’est pas seulement l’histoire du régime Kérenski en Russie qui le prouve; la République démocratique d’Allemagne, avec à sa tête un gouvernement social‑démocrate, le prouve aussi de même que le comportement d’Albert Thomas à l’égard de son gouvernement bourgeois. La preuve est faite enfin par l’expérience analogue de la Grande‑Bretagne et des Etats‑Unis. L’opportunisme est notre ennemi principal et nous devons en venir à bout. Nous devons quitter ce congrès avec la ferme résolution de mener cette lutte jusqu’au bout dans tous les partis. C’est là notre tâche essentielle.

   Comparée à cette tâche, celle qui consiste à redresser les erreurs de la tendance de « gauche » dans le mouvement communiste sera aisée. Nous observons dans maints pays un antiparlementarisme qui n’est pas tant le fait d’hommes issus de la petite‑bourgeoisie que celui de certains groupes avancés du prolétariat, mus par la haine à l’égard de l’ancien parlementarisme, haine légitime, juste et nécessaire, provoquée par le comportement des parlementaires de Grande‑Bretagne, de France, d’Italie, de tous les pays. Il faut distribuer les directives de l’Internationale Communiste, éclairer mieux et davantage les camarades sur l’expérience russe et le rôle véritable d’un parti politique prolétarien. Notre travail consistera à résoudre ce problème. Et la lutte contre ces erreurs du mouvement prolétarien, contre ces insuffisances, sera mille fois plus facile que la lutte contre la bourgeoisie qui, sous le couvert du réformisme, pénètre dans les vieux partis de la II° Internationale et oriente toute leur activité dans un esprit prolétarien, mais bourgeois.

   En conclusion, camarades, je m’arrêterai encore sur un autre aspect de la question. Le camarade président a dit que ce congrès méritait bien le titre de congrès mondial. Je pense qu’il a raison, surtout parce que nous avons ici pas mal de représentants du mouvement révolutionnaire des pays capitalistes avancés et des pays arriérés. Ce n’est qu’un petit com­mencement, mais l’essentiel est qu’il y ait un commence­ment. L’union des prolétaires révolutionnaires des pays capitalistes avancés avec les masses révolutionnaires des pays où il n’y a pas ou presque pas de prolétariat, avec les masses opprimées des colonies, des pays d’Orient, cette union devient une réalité dans ce congrès. Il ne dépend que de nous – et je suis convaincu que nous le ferons – de la consolider. L’impérialisme mondial ne pourra que s’écrouler quand l’offensive révolutionnaire des ouvriers exploités et opprimés au sein de chaque pays, surmontant la résistance des éléments petits‑bourgeois et l’influence de cette minorité infime qu’est l’aristocratie ouvrière, fera sa jonction avec l’offensive révolutionnaire des centaines de millions d’hommes qui, jusqu’à présent, étaient en dehors de l’histoire et considérés comme n’en étant que l’objet.

   La guerre impérialiste a aidé la révolution : la bourgeoisie a tiré des colonies, des pays arriérés, de l’isolement où ils étaient, des soldats qu’elle a lancés dans cette guerre impérialiste. La bourgeoisie anglaise a inculqué aux soldats hindous qu’il était du devoir du paysan hindou de défendre la Grande‑Bretagne contre l’Allemagne, la bourgeoisie française a inculqué aux soldats de ses colonies que les Noirs devaient défendre la France. Elle leur a enseigné le maniement des armes. C’est une science extrêmement utile, et nous pourrions en remercier la bourgeoisie du plus profond de nous‑mêmes, au nom de tous les ouvriers et de tous les paysans russes, au nom surtout de toute l’Armée Rouge de Russie. La guerre impérialiste a fait entrer les peuples dépendants dans l’histoire du monde. Et l’une de nos tâches les plus importantes est de réfléchir aujourd’hui à la façon poser la première pierre de l’organisation du mouvement soviétique dans les pays non­-capitalistes. Les Soviets y sont possibles; ce ne seront pas des Soviets ouvriers, mais des Soviets paysans ou des Soviets de travailleurs.

   Cela exigera un travail énorme; des erreurs seront inévitables; de grosses difficultés se dresseront sur notre chemin. Une tâche essentielle du Il° Congrès est d’élaborer ou d’indiquer les bases pratiques qui permettront que le travail qui se faisait jusqu’à présent d’une manière inorganisée parmi des centaines de millions d’hommes, se fasse dorénavant d’une manière organisée, cohérente et systématique.

   Un peu plus d’un an après le I° Congrès de l’Internationale Communiste, nous voilà vainqueurs de la II° Internationale; les idées soviétiques ne sont pas aujourd’hui répandues uniquement parmi les ouvriers des pays civilisés, qui les connaissent et les comprennent; les ouvriers de tous les pays se moquent des beaux esprits, parmi les quels il y en a bon nombre qui se disent socialistes et qui font des dissertations savantes ou presque sur le « système » soviétique, comme aiment à s’exprimer les Allemands systématiciens, ou sur «Vidée» soviétique, comme s’expriment les partisans anglais du « ghilde‑socialisme »; ces dissertations sur le « système » et sur l’« idée » soviétiques en imposent parfois aux yeux et à l’esprit des ouvriers. Mais ils rejettent tout ce fatras de pédants et se saisissent de l’arme que les Soviets leur offrent. Et la compréhension du rôle et de la signification des Soviets s’est maintenant répandue jusque dans les pays d’Orient.

   Les bases d’un mouvement soviétique sont maintenant jetées dans tout l’Orient, dans toute l’Asie, parmi tous les peuples coloniaux.

   L’idée que les exploités doivent se soulever contre les exploiteurs et former leurs Soviets n’est pas trop compliquée. Après notre expérience, après deux ans et demi d’existence de la République des Soviets de Russie, après le I° Congrès de la III° Internationale, cette idée devient accessible à des centaines de millions d’hommes opprimés par les exploiteurs du monde entier, et si aujourd’hui, en Russie, nous sommes souvent contraints d’accepter des compromis, de temporiser, étant plus faibles que les impérialistes internationaux, nous savons pourtant que nous défendons les intérêts de cette masse d’un milliard et quart d’hommes. Des barrières, des préjugés, de l’ignorance, qui d’heure en heure reculent dans le passé, nous gênent encore, mais plus nous avançons et mieux nous représentons et défendons dans les faits ces 70 ¨% de la population du globe, cette masse de travailleurs et d’exploités. Nous pouvons dire avec fierté : lors du premier congrès, nous n’étions au fond que des propagandistes, nous ne faisions que jeter au prolétariat du monde entier des idées essentielles, nous ne faisions que lancer un appel à la lutte, que demander : où sont les hommes susceptibles de s’engager dans cette voie ? Aujourd’hui, il y a partout un prolétariat avancé. Il existe partout une armée prolétarienne, parfois mal organisée il est vrai, et qui demande à être réorganisée, et si nos camarades de tous les pays nous aident maintenant à organiser une armée unique, rien ne pourra plus nous empêcher accomplir notre œuvre. Cette œuvre, c’est la révolution prolétarienne universelle, la création de la République universelle des Soviets.

(Applaudissements prolongés)

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