2e Congrès
IIIe Internationale
Discours de Trotsky
7 août 1920
Camarades,
Le 2e Congrès de l’Internationale Communiste se rassemble dix-huit mois après le 1er Congrès. Ce laps de temps n’est pas énorme, mais la valeur historique de l’expérience que nous avons faite pendant cette courte période est plus considérable que celle de tout ce que nous avons fait auparavant.
Pour nous, ce 2e Congrès n’est pas une simple revue des peuples. Il ne s’agit pas de nous compter entre camarades. Non. Nous devons nous arrêter un instant sur le chemin qui mène vers les hauteurs, à travers bien des obstacles et des précipices ; nous devons jeter un regard en arrière afin de mesurer la route parcourue. Sans cesser pour cela de surveiller l’ennemi, nous planterons les jalons de la prochaine étape et, sans perdre une minute, nous reprendrons notre marche en avant.
Ainsi donc, nous allons embrasser du regard ce qui s’est passé durant ces dix-huit mois qui séparent le 1er. Congrès du second, et nous nous demanderons, en scrutant soigneusement notre conscience révolutionnaire, si nous avons le droit de dire que la route que nous nous étions tracée lors du 1er. Congrès de la Commune mondiale était la bonne route. Nous nous demanderons si nous avons remporté des succès, à quoi il faut les attribuer. Et si le prolétariat mondial a parfois subi des défaites et battu en retraite, n’est-ce pas parce qu’il n’est pas entré tout entier dans la voie que lui avait indiquée l’Internationale Communiste ?
Les dix-huit mois qui viennent de s’écouler ont souligné d’un trait sanglant toute une époque, qui fait date dans l’histoire de l’humanité. Cette époque a eu ses lois, ses méthodes, son égalité, ses relations mondiales, ses luttes, ses mensonges, le mensonge démocratique de la science officielle, le mensonge de l’Eglise. La guerre mondiale a fait le bilan de tout cela. Et les classes bourgeoises qui poussaient les peuples à entrer dans cette mêlée mondiale, leur promettaient en même temps on ne sait quel Nouveau Testament, quel nouvel ordre des choses, quel nouveau régime.
Or, quel aspect présentent l’Europe et le monde entier, après qu’ils sont sortis de cet immense carnage et de cette fabrique de traités qu’on avait installée à Versailles ? L’ordre bourgeois ne sait sur quoi s’appuyer. Tout s’est mis en mouvement, toutes les assises sont ébranlées, tous les programmes des gouvernements bourgeois ont été jetés au panier ; les alliances internationales se sont disloquées et la bourgeoisie tremblante, au seuil de l’avenir, cherche une issue à une situation désespérée, créée par des siècles et des siècles de pillage et de violence. Mais il n’y a point d’issue.
L’Angleterre, la France, les Etats-Unis, ont promis de donner aux peuples une alliance mondiale, une Ligue des Nations, qui devait mettre fin aux guerres impérialistes, aux discordes internationales. La voici devant nous, cette Ligue des Nations. A peine était-elle sortie des chancelleries que son auteur, son inventeur, le président Wilson, la reniait.
Camarades , il n’y a pas plus de dix à douze mois que presque tous les chefs de la 2e Internationale, qui rassemble en ce moment ses lamentables débris au Congrès de Genève, saluaient Wilson comme un nouveau messie, du haut de sa montagne, apportant à l’Europe ensanglantée ses commandements, non pas les dix commandements des tables de Moïse, mais quatorze, les quatorze fameux articles de Wilson, qui devaient établir à tout jamais la paix entre les peuples. Tandis que Kautsky, Longuet et les autres représentants de la 2e. Internationale saluaient Wilson et invitaient les ouvriers à le soutenir, notre Internationale, il y a de cela dix-huit mois, à Moscou, déclarait que la démarche de Wilson était une tentative faite par les ploutocrates de New-York et de Chicago pour assujettir l’Europe et le monde entier ; notre Internationale disait que cette Ligue des Nations ne serait d’une compagnie mondiale dont le capital social serait fourni par les Etats-Unis. Le capital américain est accoutumé à étendre ses domaines par le système de la fédération, en faisant entrer dans la sphère de son exploitation de nouveaux millions d’hommes. Le capital américain a fait une tentative pour jeter le filet sur l’Europe, l’Asie et sur le monde entier.
Mais lorsque Wilson est arrivé en Europe, du fond de sa grande province américaine, il y a vu, en se heurtant aux problèmes de la mondiale, que les rênes du gouvernement étaient en ce moment entre les mains de l’Angleterre, qui dispose de la flotte la plus forte, du câble le plus long. C’est l’Angleterre qui s’entend le mieux, par expérience, aux violences et aux pillages. Et ce brave provincial de Wilson, avec ses poches pleines de dollars très bien côtés, s’imaginant que ses quatorze paragraphes allaient devenir l’évangile du monde, se trouva nez à nez avec la flotte anglaise. Que dis-je ? Avec la Russie soviétique et le communisme.
Alors, l’apôtre américain s’en retourna tout chagrin vers sa Maison Blanche à Washington, il remonta la pente de son Sinaï. Mais, camarades, ne croyez pas qu’il ait renoncé ainsi à sa politique de domination mondiale. Le capital américain ne saurait suivre un autre chemin. Tant que ce capital n’a fait que s’accumuler, s’étendre et s’émanciper, il a mis en avant sa théorie, connue sous le nom de doctrine de Monroe : «l’Amérique aux Américains». Cela signifie que personne n’a le droit de se mêler de ce qui se passe sur le continent américain, où le capital américain reste seul maître de gouverner, d’exploiter et de brigander. Mais ce capital se sent maintenant à l’étroit dans les limites de l’Amérique, de l’Amérique du Nord et de l’Amérique du Sud qu’il a transformées en colonies.
Pendant la guerre, la lourde industrie américaine s’est dressée comme une colonne géante jusqu’aux cieux, et le capital américain a rejeté bien loin de lui la devise, l’Amérique aux Américains. Ou plutôt, nous dirons qu’il a modifié cette devise et qu’il a dit : non seulement l’Amérique aux Américains, mais le monde entier. C’est alors qu’il a envoyé l’apôtre Wilson avec son Nouveau Testament. Nous savons que Wilson n’a pas fait la commission. Mais la commission est toujours à faire, et l’oligarchie américaine est en train de faire ses comptes : notre flotte, se dit-elle, est plus faible que celle de la Grande-Bretagne de tant de tonnes, de tant de bouches de canons de tel ou tel calibre. Et le Département de la Marine américaine établit un nouveau programme, un programme qui doit, avant 1925, et quelques-uns disent encore plus tôt, en trois ans, rendre la flotte américaine incomparablement plus forte que celle de l’Angleterre.
Que signifie tout cela, sinon que toute force de l’Angleterre est dans sa flotte, qui lui permet de veiller sur toutes les routes océaniques, et d’exercer à son aise son métier de pirate mondial. Le programme naval de l’Angleterre se ramène à ceci : que sa flotte doit toujours être plus forte que celle des deux puissances navales qui viennent immédiatement après elle.
Maintenant, l’Amérique qui fait briller son dollar tout neuf, dont le cours est très élevé au firmament de la Bourse, déclare : dans trois ans, ma flotte sera plus forte que celle de l’Angleterre. Cela signifie qu’il s’agit » d’être ou de ne pas être » pour l’impérialisme britannique . Cela veut dire que l’Angleterre et les Etats-Unis marchent à toute vapeur vers un nouveau conflit qui ensanglantera la terre entière ; car, dans le monde de l’impérialisme , il ne peut y avoir deux pouvoirs, et l’hégémonie doit appartenir en fin de compte soit à l’Angleterre, soit à l’Amérique, si, toutefois, le prolétariat mondial n’arrive pas le premier à la leur enlever.
Ainsi donc, après quatre ans d’une épouvantable guerre qui a causé la débâcle des grandes puissances de l’Europe centrale, qui a dévasté l’Europe et ruiné le monde entier, nous voyons que sur les os des morts se prépare une nouvelle lutte encore plus gigantesque. La France, la principale ennemie de la Russie soviétiste, l’ennemie acharnée, infernale du prolétariat mondial, croit à présent avoir remporté la victoire ; ou plutôt , ce sont les nigauds, les petit-bourgeois, les boutiquiers, les social-patriotes et, en partie, les ouvriers dupés, qui s’imaginent que la France a vaincu. Erreur, profonde erreur. Bien longtemps avant la défaite de l’impérialisme germanique, l’Autriche-Hongrie était battue. Le militarisme allemand la soutenait encore, de même que l’Entente entretenait l’impérialisme allemand. Maintenant, la France, elle aussi, est un des pays du monde les plus épuisés et ruinés, bien qu’elle ait gardé son indépendance.
Certes, la France peut commettre des actes de piraterie dans la mer Noire, mais elle ne peut le faire que tant que l’Angleterre n’y trouvera rien à redire. La France peut dicter ses lois à la petite Belgique, dont elle a fait une de ses provinces ; elle peut fixer l’effectif de l’armée belge, et s’immiscer dans les affaires financières de ce petit pays ; mais la France n’est elle-même qu’une grande Belgique à côté de l’Angleterre. La France est incapable de se défendre, économiquement et militairement, sans l’assistance de l’Angleterre et de l’Amérique ; et cependant, la France, dans sa sottise de petite-bourgeoisie, poursuit jusqu’à présent son rêve de domination, et s’imagine qu’elle pourra jouer un rôle d’arbitre dans la querelle qui s’engage entre les Etats-Unis et l’Angleterre. Mais les Etats-Unis n’ont pas même voulu faire partie de la ligue des Nations, à côté de la France et de l’Angleterre. Et la France est presque obligée de se mettre à genoux pour demander l’aumône, pour obtenir qu’on lui garantisse son indépendance.
Que dirons-nous des petites nations ? On leur a promis la liberté, l’indépendance, et cependant, partout, l’Angleterre étend sur elles sa lourde patte, sur la Finlande, sur l’Esthonie Blanche, sur la Lettonie Blanche. Que reste-t-il de l’indépendance de la Suède et de la Norvège ? Qu’est-ce que la mer Baltique ? Un golfe où l’Angleterre fait de petites promenades. La mer du Nord ? Une possession de l’Angleterre. L’Océan Indien ? Entouré de toute une chaîne de nations soumises à l’Angleterre, parmi lesquelles l’Egypte, la Perse, l’Afghanistan, le Bélouchistan, l’Inde, l’Océan Indien n’est plus qu’une mer intérieure appartenant aux Anglais. L’Autriche-Hongrie déchirée, l’ancienne Russie du tsar découpée en petits Etats qui ne peuvent subsister et dont l’Entente, la Ligue des Nations, c’est-à-dire la Grande-Bretagne, prolongent encore l’agonie, l’Autriche crucifiée, la Hongrie (qui, après avoir accompli une tentative héroïque pour tirer du chaos l’Europe centrale, pour entrer dans la large voie de la fédération soviétiste, c’est-à-dire d’une alliance fraternelle des républiques ouvrières sur le terrain économique, militaire et culturel) écrasée et refoulée, voilà ce que l’on fait des petits Etats.
Nous voyons encore la Bohême et cette malheureuse Pologne, qui a fait alliance avec les social-patriotes, et dont l’affranchissement avait été inscrit à la première page du programme de la 1re. Internationale. La Pologne, telle que nous la voyons, a été créée par l’impérialisme à bout de forces, pour servir à ses fins honteuses, pour être tout entière à son service. Cette république démocratique, pour laquelle ont combattu des générations entières de révolutionnaires et de patriotes polonais, qui, fuyait le tsarisme, les uns après les autres, se rendaient en Occident pour combattre et mourir sur toutes les barricades de la révolution, cette Pologne démocratique n’est plus maintenant que l’instrument malpropre et sanglant du capital français. Mais, camarades, si la 1er. Internationale a inscrit dans les premières pages de son programme l’émancipation de la Pologne et la lutte contre le tsarisme, la Russie d’aujourd’hui, délivrée du tsarisme, accomplit la grande mission qui consiste à rendre la Pologne, crucifiée et violentée, à l’ouvrier polonais, au paysan polonais. (Applaudissements).
On nous parle, du haut de toutes les tribunes parlementaires, de la renaissance économique de l’Europe. Il n’y a pas de mensonge plus impudent que ce mensonge. Il n’y a pas de renaissance en Europe depuis ces derniers dix-huit mois. Depuis notre 1er. Congrès, l’Europe est devenue incomparablement plus pauvre et sa situation est bien plus désespérée qu’elle ne l’était avant cette date ; il en est de même du monde entier. Pensez-vous qu’il puisse y avoir une renaissance en Europe sans nos matières premières, sans les céréales de la Russie ? Est-ce qu’il peut y avoir une renaissance de l’Europe sans les ressources de la technique allemande, sans la classe ouvrière allemande ? Non. Et c’est pourquoi les représentants des ouvriers de tous les pays, que vous voyez ici présents, lorsqu’ils s’en retourneront chez eux, diront : Ouvriers européens, ouvriers du monde entier, d’après le peu que nous avons vu, nous pouvons témoigner devant vous, que si l’impérialisme laisse en paix la République soviétiste, si nous lui venons en aide par nos ressources techniques, ne serait-ce que dans une faible mesure, il arrivera ceci, que dans deux ou trois ans, tout au plus dans cinq ans, la Russie soviétiste, précisément parce qu’elle est un état soviétique, fondé sur le communisme, donnera à la classe ouvrière européenne cinq fois plus de blé et de matière premières que n’en donnait l’ancienne Russie du tsar et de la bourgeoisie. (Applaudissements).
Une fois la victoire remportée, le capital anglo-français a cru voir s’ouvrir devant lui un immense champ colonial. Le tsarisme avait été le grand rival de l’Angleterre en Asie ; l’Allemagne était une rivale encore beaucoup plus dangereuse pour l’Angleterre sur la marché mondial. Le tsarisme n’existe plus, l’Allemagne a été défaite, martyrisée ; l’Autriche-Hongrie a encore beaucoup plus souffert. On pourrait croire que les colonies commencent dans le voisinage immédiat des Alliés vainqueurs ; dans l’Est, c’est le peuple allemand soumis à la France ; plus loin, c’est la Russie soviétiste. Et renverser la Russie soviétiste, enlever les matières premières et les blés de la Russie, contraindre les ouvriers allemands, réduits en esclavage, à mettre en œuvre nos matières premières, au bénéfice du capital anglo-français, – tel était le programme éblouissant de la Ligue des Nations à son début. Et elle tâcha de réaliser ce programme, elle fit tout ses efforts pour renverser la République soviétiste, pour se rendre maîtresse de nos steppes, de nos mers, de nos forêts, de nos richesses souterraines. Elle tenta d’exploiter le charbon allemand et les ouvriers allemands pour travailler ces matières premières. Dix-huit mois d’une lutte acharnée se sont écoulés, et nous pouvons dire avec un orgueil légitime à nos frères d’Occident : votre bourgeoisie ne nous a pas mis en terre, nous sommes toujours debout, nous vous faisons accueil à Moscou. Et s’il en a été ainsi, ce n’est pas seulement grâce aux puissants efforts de la classe ouvrière russe et de l’armée qu’elle a créée. Nous savons quels ont été nos efforts, nos sacrifices, et les envoyés de la classe ouvrière mondiale en savent maintenant quelque chose. Mais nous devons dire que nous avons tenu bon principalement parce que nous sentions, nous savions, que le secours allait venir de l’Europe, de l’Amérique, de toutes les parties du monde. Chaque grève du prolétariat écossais dans la Clyde, chaque mouvement dans les villes et les bourgs d’Irlande, où l’on voit flotter non seulement le drapeau vert du nationalisme irlandais, mais aussi le drapeau rouge de la lutte prolétarienne, chaque grève, chaque protesta tion, chaque insurrection dans une quelconque des villes de l’Europe, de l’Amérique et de l’Asie, le puissant mouvement des esclaves de l’Angleterre dans l’Inde, le développement de la conscience révolutionnaire, l’idée d’une fédération soviétiste mondiale qui devient la devise de tous, – voilà ce qui nous a donné la conviction d’être dans la bonne voie ; voilà ce qui nous a permis, aux heures les plus difficiles, les plus sombres, lorsque nous étions cernés, lorsqu’il nous semblait qu’on allait nous prendre à la gorge et nous étrangler, voilà ce qui nous a permis de nous redresser et de dire : nous ne sommes pas seuls, nous sommes avec le prolétariat de l’Europe, de l’Asie, et du monde entier, nous ne nous rendrons pas, nous tiendrons bon. Et nous avons tenu bon. (Applaudissements).
Sans la Russie et sans l’Allemagne, il ne peut y avoir de renaissance européenne. Pour qu’il y ait une renaissance allemande, il faut permettre à l’Allemagne d’exister, de se nourrir, de travailler. Mais, si on lui permet, à cette Allemagne martyrisée et écrasée, d’exister, de se nourrir et de travailler, elle se soulèvera contre l’impérialisme français. Et voilà pourquoi l’impérialisme français ne veut savoir que ce seul commandement : paie tes dettes. Que l’Allemagne paie ses dettes, que la Russie paie. Les usuriers français n’hésiteraient pas à mettre le feu aux quatre coins du monde pour recevoir, en temps voulu, les intérêts qui leur sont dus. Ils ne peuvent permettre à l’Allemagne de travailler, parce que l’Allemagne qui pourrait travailler et se redresser serait une Allemagne indépendante qui marcherait contre eux. Et ils n’ont qu’une ressource. Pour faire exécuter les clauses du traité de Versailles, ce sont les Sénégalais, ce sont les noirs de l’Afrique, se sont les Arabes, qu’ils envoient sur la rive droite du Rhin pour occuper les villes allemandes. Et lorsque l’on reçoit en France trop peu de charbon d’Allemagne, lorsque l’or allemand n’arrive pas au terme fixé, la bourgeoisie française s’écrie en grinçant des dents : pourquoi ne paient-ils pas à temps ? Est-ce que l’on manque de noirs dans l’armée du maréchal Foch ? Camarades, nous saluons à ce Congrès le camarade Roy, qui représente les masses laborieuses de l’Inde. (Applaudisements). J’espère, camarades, qu’au 3e. Congrès de notre Internationale, nous aurons parmi nous des communistes africains, arabes, sénégalais, et des représentants des autres peuplades des colonies françaises et anglaises.
Aujourd’hui même, dans le port d’Odessa, quatre ou cinq cents Sénégalais nous ont amené nos soldats russes qui ont été pendant des années les esclaves de la France. Quelques précautions qu’on ait prises pour tenir à l’écart des Russes les Sénégalais, nous savons que pas un régiment étranger, pas une compagnie étrangère n’a pu entrer jusqu’ici impunément dans un port de Russie. Voilà pourquoi, camarades, la politique du maréchal Foch, qui fournit des hydravions à Wrangel, qui soutient la Pologne dans sa lutte désespérée, cette politique ne pourra rétablir la situation économique de l’Europe. C’est la politique d’un joueur décavé qui a déjà perdu des milliards. Car récemment, le Parlement français a découvert que sur quatre milliards destinés à restaurer les départements français dévastés, Clémenceau n’en avait dépensé à cet effet qu’un million et demi, et que trois milliards neuf cent quatre-vingt-dix-huit millions et demi avaient servi, non à restaurer les départements du Nord de la France, mais à dévaster les provinces et les districts de la Russie. Cette politique de distribution des milliards à droite et à gauche, c’est la politique d’un joueur qui ponte pour la dernière fois dans l’espoir de regagner ce qu’il a perdu et qui, habituellement, ne regagne jamais rien. Et nous pouvons dire, nous pouvons affirmer tranquillement, que le moment n’est pas loin où, aidés par le prolétariat français, nous ferons sauter la banque du croupier français, qui a perdu la tête. (Applaudissements.) Les Sénégalais sont à Odessa… Les généraux français sont à Varsovie : ils y sont peut-être aujourd’hui, mais leurs regards sont tournés non pas vers l’Est, mais vers l’Ouest. (Applaudissements.)
Tous ensemble, ils ne réussiront pas à augmenter d’un poud la quantité de charbon, de matières premières, et de blé, qui sont nécessaires à la France. Le trait essentiel de la situation, c’est une crise des plus aiguës, c’est le manque de matières premières et de combustible ; ce n’est pas impunément que pendant plusieurs années de carnage mondial, toute l’énergie humaine a été employée, non à créer, mais à détruire. Le travail essentiel, le véritable travail, consiste en ceci que l’homme applique toutes ses pensées et emploie ses machines à tirer des entrailles de la terre les matériaux dont il a besoin, le blé, le charbon. Ce travail a diminué, est tombé graduellement. Actuellement, toute la politique du capital mondial, de la production mondiale, devrait consister à donner la liberté du commerce à l’Allemagne, à la Russie et à l’Autriche-Hongrie. Mais jusqu’à présent, les pays d’Europe n’ont pu augmenter leurs réserves. Et maintenant, toute la politique de l’impérialisme mondial se ramène à ceci que, l’année prochaine, il devra y avoir partout une politique de protectionnisme commercial. Actuellement, ce qui se réalise, c’est la politique du pillage à main armée. Nous l’avons vu lorsque les Anglais étaient à Bakou ; pendant de longs mois, ils n’ont réussi à exporter que quelques millions de pouds de naphte , alors qu’ils auraient pu en exporter des dizaines de millions. Voilà ce qui cause du dommage à l’économie mondiale. Lorsque les satellites de la France et de L’Angleterre ont détruit le bassin de Donetz, lorsque les Français ont détruit les ponts et les chemins de fer, lorsque les autos blindées, les trains blindés des Anglais barraient toutes les issues, ils s’opposaient ainsi à la prospérité de l’Allemagne, de l’Angleterre, de l’Irlande et de l’Ecosse, ils sapaient les basses de l’industrie. Tel est le dernier mot de la politique économique de l’Entente.
Voilà pourquoi, camarades, après avoir jeté un regard sur notre travail économique, sur l’œuvre soviétiste de ces derniers dix-huit mois, après en avoir constaté tous les défauts, après nous être rendu compte de tous nos besoins, sans songer à les dissimuler, au contraire, en déroulant ce tableau sous les yeux de nos frères d’Occident, de nos camarades américains, et des représentants de toutes les parties du monde, je pense que nous sommes dans la bonne voie. Il est possible de sortir de là, de remédier à cette indigence en mettant en commun d’une façon rationnelle, en organisant sur un plan général l’économie mondiale, ce qui permettra de surmonter tous les obstacles artificiels, toutes les barrières que les gouvernements ont accumulés, et de mettre en œuvre un système unique d‘économie. Maintenant, camarades, si, en dépit du blocus et de la guerre, nous avons été en état, non seulement de nourrir notre armée, mais de subsister durant ces trois ans, et surtout pendant ces derniers dix-huit mois, c’est là un fait des plus remarquables dans l’Histoire, et nous le devons à ce que toute notre économie a été basée sur les principes du communisme.
Enfin, camarades, si, laissant là les questions de politique internationale et d’économie, nous en venons aux questions de lutte révolutionnaire, nous devons dire encore une fois que la route indiquée par le 1er. Congrès de la 3e. Internationale était la bonne route, et que cette opinion a été justifiée par les faits. S’il y a encore des ouvriers qui pensent honnêtement et qui peuvent espérer quelque chose de la démocratie, c’est en vain. Où trouverons-nous en Europe une véritable démocratie ? Voyez la jeune démocratie allemande, dont le droit électoral est tout ce qu’il y a de plus démocratique, à la tête de laquelle se trouve le social-démocrate Ebert. Cette démocratie massacre les meilleurs ouvriers, assassine les chefs du parti au nom duquel a parlé tout à l’heure le camarade Lévy, elle assassine l’élite des représentants de la classe ouvrière allemande. Qui est le maître de ce pays ? Ce sont les magnats du capital qui règlent leurs affaires les plus importantes dans les antres de la Bourse.
Pendant la guerre, la bourgeoisie française et celle des autres pays tenaient encore à conserver quelques restes de l’ancienne idéologie démocratique, la bourgeoisie avait besoin de duper les ouvriers, elle leur parlait de défense nationale, elle leur disait que cette guerre serait la dernière, elle leur annonçait la constitution d’une Ligue des Nations. Mais maintenant, la guerre est finie ; la paix a été signée à Versailles ; le bourreau est là, debout sur l’échafaud, merveilleux d’impudence ; les masses laborieuses sont dépouillées, toutes leurs illusions sont détruites, l’esclavage les menace ; les derniers restes d’idéologie ont été mis de côté. La bourgeoisie demande maintenant une volonté d’acier ; voyez n’importe quel compte rendu parlementaire, dans n’importe quel pays ; le dernier des ministres bourgeois, un fonctionnaire de troisième ordre, lorsqu’il veut se faire à tout rompre par la majorité bourgeoise, tend le poing dans la direction du prolétariat révolutionnaire. La bourgeoisie exige de ses satellites, de ses commis, de ses ministres, du fer et du sang, car elle a bien compris que nous sommes entrés dans l’époque non d’une entremise parlementaire entre les classes, mais d’une lutte implacable. En effet, qu’a trouvé dans son pays, chez elle, la classe ouvrière, c’est-à-dire ceux de la classe ouvrière qui ont pu revenir du front ? La classe ouvrière a trouvé une nouvelle bourgeoisie encore plus insolente et plus assoiffée de sang que celle qui était restée dans les villes et les villages, lorsque l’ouvrier partait pour le front. Ce sont les fournisseurs de la guerre, les maraudeurs, qui occupent les premières places, ce sont des parvenus, d’anciens repris de justice qui ont volé des millions, des dizaines, des centaines de millions, des milliards, en spéculant sur le sang des peuples. Toute cette canaille avide de jouissances, effrénée dans ses appétits, a infecté de son haleine l’atmosphère des villes européennes et américaines. Le luxe a pris le caractère d’une fièvre enragée, d’une fièvre blanche, d’une surexcitation nerveuse ; les ouvriers sont revenus des tranchées chez eux et ils voient cette bourgeoisie impudente, cette bourgeoisie dorée qui s’est emparée de tout, qui foule tout aux pieds, qui veut jouir de tout, qui est prête à massacrer à coups de canon la classe ouvrière de son pays, si cela est nécessaire, pour qu’elle puisse continuer à dominer et à jouir. Et l’indignation des masses ouvrières s’élève partout comme un bûcher, dont la flamme brille et monte de plus en plus haut. La cherté de la vie est une cause de grèves et de manifestations de la part des ouvriers et des ouvrières affamés. Enfin, dans le mouvement ouvrier, dans l’histoire de l’humanité, ce qu’il faut remarquer comme un fait de la première importance, c’est que les femmes, ces esclaves, se réveillent, et que la jeunesse prolétarienne, qui représente l’avenir, se dresse en masses de plus en plus nombreuses et vient à nous pour nous aider et nous remplacer. Avec les femmes, avec la jeunesse prolétarienne, c’est un nouveau courant de lave révolutionnaire qui vient s’ajouter au mouvement du prolétariat mondial, et qui donnera de nouvelles réserves inépuisables d’énergie dans la lutte que mène l’Internationale Communiste. (Applaudissements.)
Camarades, sans aucun doute, le prolétariat de tous les pays se serait déjà emparé du pouvoir si, entre lui, entre la masse révolutionnaire et les groupes avancés de communistes et de révolutionnaires ne s’interposait encore une grande machine solide et compliquée, – les partis de la 2e Internationale et des trade-unions, qui ont mis leur appareil au service de la bourgeoisie , à l’époque de sa décadence, à l’époque où la bourgeoisie se meurt. C’est précisément la 2e Internationale (qui s’est rendue solidaire de la bourgeoisie à l’époque de la guerre) qui s’est chargée de cette responsabilité, qui a repoussé le premier choc de l’indignation des masses laborieuses. Son autorité est tombée. La 2e Internationale s’est disloquée. Des groupes de plus en plus nombreux, des millions de travailleurs se détachent d’elles. Mais le premier élan du prolétariat qui allait se jeter sur la société bourgeoise, la première explosion de ses colères, c’est la 2e Internationale qui l’a arrêté. Et si la classe ouvrière allemande compte les victimes par milliers et se prépare à de nouveaux sacrifices, la faute en est à la social-démocratie allemande. Celle-ci, au moment décisif de l’histoire mondiale, s’est transformée en un appareil contre-révolutionnaire, comme les partis dirigeants de la 2e Internationale se sont transformés en un appareil révolutionnaire au service de la société bourgeoise. Si nous jetons un regard sur le passé, si nous cherchons où sont les forces contre-révolutionnaires, nous n’en trouverons point qui ressemblent à celle-ci. Nous connaissons la démocratie bourgeoise. Nous savons l’histoire de l’Eglise catholique qui, comme les autres Eglises, a été un instrument puissant, mais plus que les autres s’est mise au service des classes opulentes pour défendre leurs privilèges et leur domination. Or, les services qu’ont rendu aux classes opulentes l’Eglise et le catholicisme mondial, ne sont rien en comparaison du rôle qu’ont joué les partis de la 2e Internationale au moment le plus critique de l’Histoire. Pendant des dizaines d’années, ils ont conduit la classe ouvrière, se sont introduits dans sa confiance, lui ont donné une organisation, et ensuite, au moment où la classe ouvrière aurait dû employer toute son énergie à s’affranchir du joug du capital. Ils ont employé cet appareil à paralyser les ouvriers ; ils en ont fait les esclaves du capital, non pas seulement au sens matériel, physique du mot, mais dans le sens spirituel. Et, tandis que nous sommes ici assemblés avec vous, à l’occasion du 2e Congrès de Moscou, un Congrès de la 2e Internationale siégeant à Genève oppose son programme au nôtre, à celui de l’Internationale Rouge de la Commune prolétarienne. A partir d’aujourd’hui, à dater de ce Congrès, de ces deux Congrès, la direction de la classe ouvrière ira dix fois plus vite. Programme contre programme, tactique contre tactique, méthode contre méthode ; nous avons obligé le Parti indépendant allemand, qui vacillait, hésitait, et dont les chefs hésitent encore, nous, la 3e. Internationale, par la pression des masses ouvrières allemandes, nous l’avons obligé à envoyer ici ses représentants. Et le parti du socialisme parlementaire français, mis au pied du mur par les masses prolétariennes, a été obligé de nous envoyer ses ambassadeurs . Mais nous ne faisons aucune concessions. La 3e. Internationale n’admet ni les compromis, ni aucune entente. Nous avons notre drapeau, nous avons notre programme, que ceux qui le veulent se rangent sous ce drapeau. C’est ainsi que nous avons parlé aux représentants des partis allemand indépendant et français parlementaire. Nous leur avons demandé : espérez-vous, par l’entremise de votre parlement, obtenir peu à peu les réformes qui nous conduiront dans le royaume du socialisme ? Notre question était ironique, car les faits ont malheureusement répondu pour eux..
Et si le parti indépendant allemand et même le parti du socialisme parlementaire français n’ont pas encore appris à conduire les prolétaires dans la voie de la dictature prolétarienne, ils ont appris du moins à ne plus croire au réformisme parlementaire. Les ouvriers allemands et français ont appris à ne plus croire à des chefs qui vacillent et qui hésitent.
Ce Congrès, qui coïncide avec celui de la 2e Internationale et, ce qui pour nous est encore plus important et remarquable, pour nous et pour les ouvriers du monde entier, qui coïncide avec la lutte terrible qui s’est engagée entre l’Entente, servie par la Pologne blanche, et la République soviétiste, ce Congrès, qui coïncide avec les glorieuses victoires de l’armée rouge sur les fronts de l’ouest et du sud-ouest, ce Congrès plantera des jalons sur la voie de la révolution prolétarienne mondiale. Ce Congrès a fait, dans ses résolutions, le bilan de l’expérience collective de la classe ouvrière mondiale. Vous avez lu ces résolutions. Ce Congrès adresse un manifeste aux ouvriers et ouvrières du monde entier. Ce manifeste dont je vous ai fait connaître la teneur en substance, dans mon rapport, ce manifeste qui sera publié dans toutes les langues, qui résume l’œuvre de l’impérialisme dans le domaine des relations internationales et de l’économie publique, qui apprécie à leur juste valeur les vestiges de la démocratie bourgeoise, du parlementarisme bourgeois, ce manifeste montre aussi une voie nette, bien définie, au prolétariat du monde entier, aux travailleurs exploités des colonies.
Et quelle joie, quelle fierté pour nous, camarades, ouvriers de Moscou et de toute la Russie, d’avoir pu recevoir pour la seconde fois, chez nous, l’élite des militants de la classe ouvrière mondiale, d’avoir pu, forts de notre expérience, les aider à forger l’arme dont ils ont besoin pour combattre. Dans notre forge de Moscou, grâce à vous, par vos mains, camarades prolétaires, nous avons attisé le feu, nous avons chauffé à blanc l’acier prolétarien, nous l’avons forgé avec le marteau de notre révolution prolétarienne soviétiste, nous l’avons trempé dans l’expérience de la guerre civile, et nous en avons fait une arme merveilleuse, incomparable, pour l’usage du prolétariat international. Cette arme, nous la prenons en mains et nous la remettons aux mains de nos frères. Nous vous déclarons, ouvriers du monde entier : dans notre forge de Moscou, sur notre feu moscovite, nous avons fabriqué une lame des plus solides, prenez-la et enfoncez-la dans le dos du capital mondial. (Applaudissements.).